Dans un arrêt du 13 avril 2016[1], la Chambre sociale de la Cour de Cassation a remis en cause la notion de préjudice nécessaire ou automatique, appliquée depuis de nombreuses années par les tribunaux. Cet arrêt, parce qu’il est destiné à être publié au Bulletin, tend à marquer un progressif revirement de jurisprudence. Jusqu’à quel point le préjudice nécessaire sera-t-il abandonné ?
Retour sur la notion du préjudice nécessaire
Le préjudice nécessaire est une notion prétorienne apparue dans le contexte de la procédure de licenciement, son non-respect entraînant automatiquement un préjudice indemnisable[2]. L’objectif est d’assurer une indemnisation automatique du salarié du seul fait d’un manquement de l’employeur sans qu’il ait à prouver que ce manquement lui aurait causé un dommage.
En conséquent, l’application du préjudice nécessaire pousse les entreprises à plus de rigueur, d’autant que la notion a été étendue au-delà de la procédure de licenciement : le défaut de visite médicale d’embauche[3], la privation du repos hebdomadaire[4], ou encore le défaut de mention de la convention collective applicable au bulletin de salaire[5] causent nécessairement un préjudice au salarié qui entraîne une indemnisation.
Depuis 2003 le juge a ainsi élargi la notion, générant une insécurité juridique puisque la liste des préjudices nécessaires s’agrandit sans qu’aucune définition n’en dessine les contours. Désormais, cet élargissement semble s’arrêter avec l’arrêt du 13 avril 2016 rendu par la Chambre sociale de la Cour de Cassation.
Une conception restrictive du préjudice nécessaire retenue par la Cour de cassation
En l’espèce, un salarié a saisi le Conseil des Prud’hommes afin d’obtenir sous astreinte son certificat de travail et son bulletin de paie. Lors de l’audience devant le Bureau de conciliation, ces documents lui sont remis. Pour autant, le salarié a demandé la condamnation de son employeur à lui payer des dommages-intérêts pour remise tardive de ces deux documents sans démontrer le préjudice que cela lui aurait causé.
Pour alléguer un préjudice automatiquement constitué, le salarié a appuyé son moyen sur un arrêt rendu par la Chambre sociale au sujet du retard de remise de l’attestation Pôle Emploi dans lequel la Cour a estimé que le retard en lui-même « entraîne nécessairement un préjudice »[6]. Toutefois, la Cour de Cassation n’a pas étendu cette jurisprudence au certificat de travail et au bulletin de paie, au contraire elle a opéré un revirement en retenant que « l’existence d’un préjudice et l’évaluation de celui-ci relèvent du pouvoir souverain d’appréciation des juges du fond ».
Il est possible de parler de revirement de jurisprudence au vu du caractère général de l’attendu de l’arrêt. En effet, l’existence d’un préjudice est présumée de façon irréfragable dans différents domaines comme le non-respect de la procédure de licenciement[7]. C’était d’ailleurs pour inciter les entreprises à respecter les règles en matière de licenciement que cette notion avait été dégagée ainsi que pour faciliter la preuve, le salarié n’ayant pas à démontrer un dommage pour être indemnisé[8]. Le principe du préjudice nécessaire ou automatique consiste à indemniser le salarié au seul motif que l’employeur a manqué à ses obligations, peu importe que le manquement ait emporté des conséquences dommageables. Le seul manquement à l’obligation constitue un préjudice en lui-même.
Or, cela peut paraître contradictoire puisque dans le droit civil commun un préjudice s’apprécie au regard des dommages qu’il a causé à la victime, c’est-à-dire qu’en l’absence de dommages, il n’y a pas de préjudice. En effet, selon F-P Bénoit, le préjudice est « constitué par un ensemble d’éléments qui apparaissent comme les diverses conséquences découlant du dommage à l’égard de la victime de celui-ci »[9]. La Chambre sociale a dissocié avec le préjudice nécessaire les deux notions, se distinguant ainsi des autres chambres qui requièrent que la victime démontre un dommage pour indemniser le préjudice.
En conséquent, le revirement s’explique d’une part par la position divergente de la Chambre sociale par rapport à celle adoptée par la Chambre mixte[10] et d’autre part par l’incohérence de certaines décisions. De fait, alors qu’un arrêt refusant la reconnaissance d’un préjudice défini comme nécessaire par la Chambre sociale était cassé, celle-ci rejetait le pourvoi formé contre l’arrêt indemnisant un tel préjudice à 1€ symbolique[11]. Les juridictions de fond réfractaires à la position de la Cour de Cassation s’arrangeaient donc pour limiter l’indemnisation du préjudice automatique qu’elles estimaient inexistant.
Ainsi, l’arrêt rendu le 13 avril 2016 devrait permettre d’harmoniser les positions des Chambres et de rétablir le lien entre le dommage et le préjudice. Si le préjudice nécessaire a été progressivement étendu à plusieurs sujets dans un objectif de protection du salarié, il faut désormais attendre d’autres arrêts de la Cour de Cassation pour savoir si la notion sera complètement réfutée ou si le principe sera réduit à quelques situations.
Aurore Gensse
[1] Cass. Soc., 13 avril 2016, n°14-28.293 F-PBR
[2] Cass. Soc., 29 avril 2003, n°01-41.364, Bull. civ. V, n° 145
[3] Cass. Soc, 11 juillet 2012, n°11-11.709
[4] Cass. Soc. 8 juin 2011, n°09-67051
[5] Cass. Soc., 4 mars 2015, n°13-26.312
[6] Cass. Soc., 17 septembre 2014, n°13-18.850
[7] Cf. note n°2
[8] Entretien avec Philippe Florès, conseiller référendaire à la chambre sociale de la Cour de cassation in Semaine Sociale Lamy, n°1721
[9] F-P Bénoit, Essai sur les conditions de la responsabilité en droit public et privé, problèmes de causalité et d’imputabilité, in JCP 1957, 1, 1351
[10] Cass. ch. mixte, 6 septembre 2002, n° 98-22.981, Bull. n° 4
[11] Cf. note n°5