Entre la liberté du patient et la liberté du pharmacien, la clause de conscience balance… Les pharmaciens sont aujourd’hui en France les seuls professionnels de santé à ne pouvoir l’invoquer. Comment justifier une telle différence de traitement ?
La clause de conscience : une liberté à l’assise juridique large
Un large panel de professionnels de santé a la possibilité d’invoquer une clause de conscience dans le cadre de son exercice professionnel. Partie intégrante des droits de l’homme[1], la liberté de conscience désigne « le droit fondamental de se déterminer dans ses convictions politiques, religieuses, idéologiques, politiques etc[2] ».
Le champ des activités médicales et biomédicales concernant directement la personne humaine, des convictions personnelles peuvent entrer en contradiction avec l’exercice professionnel. La clause de conscience permet alors aux professionnels de santé de se prémunir contre ces difficultés et de refuser de pratiquer un acte médical ou thérapeutique autorisé par la loi, mais contraire à leurs convictions.
En matière médicale, la clause de conscience est majoritairement discutée dans le cadre de l’interruption volontaire de grossesse (IVG) bien qu’elle dispose d’une large assise juridique. En effet, « Hors le cas d’urgence et celui où il manquerait à ses devoirs d’humanité, un médecin a le droit de refuser ses soins pour des raisons professionnelles ou personnelles[3]».
La clause de conscience semble donc pouvoir jouer pour n’importe quel acte médical sous réserve qu’il indique à la patiente les coordonnées d’un praticien pouvant réaliser l’acte. Cette clause de conscience s’inscrit donc dans les limites du droit des patients à avoir accès aux soins les plus appropriés à leur état de santé. Ainsi, le Code de la santé publique (CSP) dispose qu’« un médecin n’est jamais tenu de pratiquer une interruption volontaire de grossesse mais il doit informer, sans délai, l’intéressée de son refus et lui communiquer immédiatement le nom de praticiens susceptibles de réaliser cette intervention[4]».
En sus d’un champ d’application étendu, la clause de conscience n’est pas un droit ne concernant que les seuls médecins. D’autres professionnels de santé ont la possibilité d’invoquer cette clause de conscience dans l’exercice de leur activité professionnelle relativement aux IVG. En ce sens, aux termes de l’article L.2212-8 du CSP, « aucune sage-femme, aucun infirmier ou infirmière, aucun auxiliaire médical, quel qu’il soit, n’est tenu de concourir à une interruption de grossesse ».
A la question de savoir si des étudiants en formation ont la possibilité d’invoquer leur clause de conscience, la justice a tranché par l’affirmative. En 1987, la commission européenne des droits de l’homme a en effet été confronté à cette question dans une affaire concernant des étudiants sages-femmes en Suède qui devaient poser un stérilet dans le cadre d’un examen en vue de l’obtention de leur diplôme. A cette occasion, la commission retient que ces étudiantes avaient le droit de refuser de poser des stérilets sans que cela ne remette en cause leur droit à obtenir leur diplôme[5].
Un établissement public de santé peut-il recourir à cette clause et refuser de pratiquer ces actes médicaux ? Les établissements publics de santé n’en ont évidemment pas la possibilité en raison de leurs obligations de service public. Il n’est en effet pas concevable qu’un hôpital ne pratique pas d’IVG en son sein, « tout chef de service [étant] tenu d’en assurer l’organisation [6]». La clause de conscience ne s’applique donc qu’aux praticiens et ne peut être générale au sein d’un établissement public de santé. Au contraire, en ce qui concerne les établissements privés de santé, ces derniers peuvent refuser de pratiquer des IVG dans leurs locaux hors les cas où ils ont accepté de participer au service public hospitalier, les règles relatives aux établissements publics de santé s’appliquant.
Procédant de la liberté de penser et étant constitutif d’une liberté fondamentale, le fait, pour un professionnel de santé ayant la possibilité, de recourir à l’invocation de sa clause de conscience, ne peut entrainer de sanctions pénales. En ce sens, les bénéficiaires de cette clause disposent d’une large protection et du droit d’exercer leur profession en toute « âme et conscience ». Cette liberté est tellement personnelle que les juges ont déjà eu l’occasion de préciser que la détresse de la femme ne constitue pas le péril constitutif de l’infraction pénale[7].
La clause de conscience : une liberté discriminatoire ?
Malgré ce champ d’application étendu, une curiosité juridique est remarquable : les pharmaciens ne peuvent pas objecter une clause de conscience pour refuser de dispenser des produits de santé. L’absence de référence aux pharmaciens dans les textes juridiques ne leur offre pas cette possibilité. Pourtant, ces derniers sont également en première ligne, face à des demandes de produits contragestifs. Or, en cas de refus de dispensation de ces produits, les pharmaciens se voient aujourd’hui condamnés pour refus de vente.
De nombreux exemples jurisprudentiels font état de cette situation et tranchent toujours dans un sens défavorable aux pharmaciens. La cour européenne des droits de l’homme saisie de cette question confirme la position française. Ainsi, « Dès lors que la vente du produit est légale, intervient sur prescription médicale uniquement et obligatoirement dans les pharmacies, les requérants ne sauraient faire prévaloir et imposer à autrui leurs convictions religieuses pour justifier le refus de vente de ce produit, la manifestation desdites convictions pouvant s’exercer de multiples manières hors de la sphère professionnelle[8]».
Dernièrement, le 29 février 2016, le conseil de discipline de l’ordre des pharmaciens a suspendu pour une semaine ce même pharmacien[9] propriétaire de l’unique pharmacie d’une ville de 200 habitants pour avoir refusé de vendre des produits contraceptifs qui avait été condamné 15 ans auparavant par la CEDH (voir supra).
Cette décision concernait toutefois les pilules contraceptives et on est en droit de se demander si cette décision est applicable pour les produits contragestifs.
La clause de conscience ne devrait-elle pas jouer pour les pharmaciens dans le cadre des produits contragestifs ? Un produit contragestif étant une technique médicamenteuse permettant d’éviter la grossesse, dont l’action intervient après la conception, au contraire d’un contraceptif qui agit avant la conception, ces produits devraient être assimilés à l’acte d’IVG. C’est en tout cas ce qu’affirment les défenseurs pharmaciens d’un droit à l’objection d’une clause de conscience.
Oubli du législateur ou véritable volonté législative ? Les dispositions législatives s’intéressant à cette question s’inscrivent dans le seul cadre des établissements de santé. Or, les officines se trouvent en dehors des établissements de santé[10]. Les pharmaciens n’étaient de ce fait, pas concernés par la réflexion de cette loi. Quoi qu’il en soit, il existerait pour certains, une différence de traitement qui est constitutive d’une discrimination. Aucun fondement législatif ne permet aux pharmaciens d’objecter une telle clause de conscience. Le CSP ne prenant pas en considération cette question pour les pharmaciens, ce sont les dispositions du Code de la consommation relative au refus de vente qui s’appliquent en cas de non dispensation de ces produits.
Si cette omission procède de la volonté de protéger les patients et de leur assurer un libre accès aux produits contragestifs, ceci met à mal la liberté personnelle des pharmaciens. Il serait souhaitable, pour « les oubliés de la clause de conscience », de leur donner la possibilité de recourir à une telle clause, dans un souci d’égalité et de respect de la liberté de conscience. La révision du Code de déontologie des pharmaciens sera peut-être l’occasion de pallier cette absence tout en prévoyant des règles précises assurant aux bénéficiaires l’accès aux produits de santé contragestifs. Dans bon nombre de pays européens[11], les pharmaciens disposent déjà de ce droit. La résolution de cette question serait donc la bienvenue, car elle conditionne la liberté personnelle des pharmaciens. Il conviendrait alors de permettre aux pharmaciens d’objecter une telle clause de conscience tout en assurant aux personnes la possibilité de se procurer aisément ces produits.
[1] En ce sens, voir notamment l’article 9 de la convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
[2] Gérard Cornu, Vocabulaire juridique.
[3] Article R.4127-47 du code de la santé publique.
[4] Article L. 2212-8 du code de la santé publique.
[5] Commission européenne des droits de l’homme, 7 oct. 1987, n° 12375/86
[6] Circulaire DGS/DHOS, n°2001-467, du 28 septembre 2001 ; Voir également le rapport de l’IGAS, « la prise en charge de l’interruption volontaire de grossesse », octobre 2009.
[7] Tribunal correctionnel de Rouen, 9 juin 1975
[8] CEDH, 2 octobre 2001, aff. 49853/99, Pichon et a. C/France.
[9] Le Figaro « Gironde : un pharmacien suspendu pour avoir refusé de vendre des contraceptifs », 17 mars 2016.
[10] Hormis les pharmacies à usage intérieur qui ne sont pas concernées par ce propos.
[11] Par exemple, l’Espagne et l’Italie.