Le Tribunal de Grande Instance de Nanterre a rendu le 8 février 2013[1] trois jugements qui ont annulé les taux d’intérêts de trois prêts alloués par la société Dexia au Conseil Général de la Seine-Saint-Denis.
Les motifs ont égard aux taux effectif global. Le Conseil Général disait ne pas avoir eu conscience des dangers de ces emprunts, et fait appel alors au devoir de mise en garde de la banque.
Ces décisions nous donneront donc l’occasion de rappeler quelques précisions sur ces notions.
Les emprunts toxiques en question
Selon le site latribune.fr qui rapporte les résultats d’une enquête parlementaire, le volume des prêts toxiques représente 18,8 milliards d’euros. Plus précisément pour la Seine-Saint-Denis, 92,96% des emprunts souscrits par son Conseil Général seraient toxiques, mais ils ne représenteraient plus que 60% en 2010.
Les emprunts toxiques se caractérisent par la complexité de leur mode de calcul. On peut schématiser en considérant qu’une dette normale se compose d’un taux (fixe ou variable) et d’une marge. Les collectivités utilisent souvent une combinaison d’un taux fixe et d’un taux variable afin d’équilibrer les risques.
Un emprunt toxique est un emprunt structuré. Or s’il est structuré, c’est parce qu’il comprend plusieurs périodes : une période à taux d’intérêt bas et d’autres se référant à une formule complexe. Ici, le prêt n’est pas encore toxique. Il le deviendra selon les conditions du marché, et surtout, selon le cours sur lequel il est indexé. En un temps infime, le prêt se transforme en un emprunt à taux usuraire !
Quiconque suit l’actualité a entendu parler de ces emprunts : ils ont été souscrits par de nombreuses collectivités, qui aimeraient aujourd’hui en sortir.
Sans les détailler, les prêts contractés par le Conseil Général de la Seine Saint Denis se composaient de trois phases : deux étaient fixes et une autre était une formule plus subtile, s’appuyant sur le cours du Dollar, du Yen et de l’Euribor. Ces prêts sont expliqués dans les faits des jugements. Ces taux sont donc dangereux car très variables, et peuvent alors atteindre des taux exorbitants.
Le département en cause avait assigné Dexia en février 2011 à propos de onze emprunts toxiques. La raison étant le refus de la banque de renégocier ces contrats.
La banque se fonde sur plusieurs arguments pour justifier sa demande d’annulation :
– il manquerait le taux effectif global
– la banque n’aurait pas suffisamment éclairé le département sur le caractère spéculatif de l’opération de prêt.
– le prêt ne serait pas en accord avec l’intérêt public départemental.
Sur le taux effectif global
L’annulation des taux d’intérêt, sur le fondement du taux effectif global, a pour conséquence qu’il a été remplacé par le taux d’intérêt légal, sur l’entière durée de ces contrats.
C’est sur ce fondement que les juges du tribunal de grande instance de Nanterre ont décidé de sanctionner la banque Dexia, les autres moyens n’ayant pas été retenus.
Le mode de conclusion du contrat a son importance.
Un instrumentum du contrat a été établi par Dexia le 20 août 2008. Auparavant, Dexia avait adressé, à l’issue des pourparlers, un fax dans lequel elle confirmait les conditions de la transaction intervenue entre les parties le 31 juillet 2008. Ce document « contenait toutes les caractéristiques essentielles du prêt consenti, notamment son montant, sa durée, les dates d’échéance, le tableau d’amortissement, le taux d’intérêt applicable dans ses trois phases et les modalités de remboursement anticipé », selon le jugement, dans le pourvoi 11/03780. Le département avait donné son accord avec la mention « bon pour accord », étant précisé que « cet accord constituait un engagement irrévocable de l’emprunteur ».
Le jugement relève, donc, que ce document suffit à ce qu’il opère une rencontre des volontés, et qu’il précisait suffisamment les éléments pour que l’on puisse considérer que le contrat soit formé. L’échange des consentements avait opéré.
Seulement, le taux effectif global (TEG) est une mention obligatoire, et celui-ci n’apparaissait pas.
Pour Dexia, il n’avait pas à apparaître le 31 juillet 2008 car, selon elle, le contrat n’était pas formé, et les parties seraient donc encore dans la phase des pourparlers. Pour le département, et c’est l’argument retenu par les juges du fond, le contrat était formé pour les raisons sus évoquées.
On peut en effet soutenir ce raisonnement. La mention « bon pour accord » et le fait que l’engagement de l’emprunteur soit irrévocable doivent suffire à former un contrat. Bien que la jurisprudence a déjà pu considérer que la mention « bon pour accord » n’avait en elle-même aucune valeur juridique[2], et que seule la signature des parties compte. Si la mention « bon pour accord » ne forme pas à elle seule le contrat, et n’en est pas une condition de validité, il faut, il nous semble, regarder sa conclusion dans son ensemble, et ne pas se contenter de quelques mentions.
On constate alors que les éléments principaux du contrat étaient fixés, et que la banque avait la volonté de s’engager irrévocablement. Le département, quant à lui, n’a pas manifesté la volonté de subordonner la conclusion du contrat à la fixation ultérieure du TEG.
Les juges ont eu, a priori, raison de donner force aux documents précontractuels qui ont émané des pourparlers, afin de considérer que le contrat était formé.
Considérer que le contrat était formé amène à se questionner sur la validité du taux d’intérêt.
Le TEG est une question qui alimente le contentieux et représente le cout réel du crédit qui doit être porté à l’information de l’emprunteur C’est la loi du 28 décembre 1966 qui impose au banquier de le mentionner dans tout document constatant un contrat de prêt, et reprise par le code monétaire et financier dans son article L313-4, reprenant lui même l’article L313-2 du code de la consommation. D’où l’importance de déterminer à partir de quand le crédit est formé (ou le contrat est conclu).
L’assiette du TEG fait souvent débat, ce qui n’était pas le cas aujourd’hui. Aussi nous ne détaillerons pas les éléments qui doivent être pris en compte. Néanmoins, on mentionnera comme devant être pris en compte les frais d’assurance exigés par le prêteur (sauf si l’assurance est facultative[3]), les frais de dossier[4], ou bien les impôts, taxes et droits mis à la charge de l’emprunteur[5], ou encore que la mention du taux contractuel dans le contrat de prêt ou dans le tableau d’amortissement était suffisante[6]. On peut schématiser en considérant que du moment où un élément est exigé pour le prêt, il est à inclure dans le calcul du TEG.
Nous l’avons dit, la question ici portait sur le défaut de mention du TEG. Il est établi à présent que le défaut d’indication du TEG entraine la nullité de la clause d’intérêt conventionnel. Cela a pour conséquence la perte de ces intérêts pour le banquier qui ne pourra qu’obtenir le taux légal. Ce taux légal a été fixé à 0,79% en 2013.
Les juges de Nanterre ont donc appliqué la règle traditionnelle en décidant « l’annulation de la clause de stipulation d’intérêt prévue au contrat pour défaut de mention et caractère erroné du TEG, et la substitution du taux légal au taux conventionnel[7] ».
Sur le devoir de mise en garde du banquier
Le département considérait ne pas être informé du caractère spéculatif de l’opération. La banque aurait manqué à son obligation d’information, de conseil et de mise en garde, en n’apportant pas les informations nécessaires, ce qui constituerait, si on prend les arrêts dans leur ensemble, une violation aux devoirs du banquier évoqués, un dol de la banque qui aurait entrainé une erreur sur la substance.
Pour Dexia, le département a conclu en toute connaissance de cause, cette opération n’étant d’ailleurs pas la première, et ce, par des personnes spécialisées en la matière.
Il existe trois obligations qui peuvent être distinguées mais qui sont voisines : l’obligation d’information, de conseil, et de mise en garde de l’emprunteur. L’obligation de mise en garde à été mise à la charge du banquier par des arrêts du 12 juillet 2005 rendues par la chambre commerciale de la Cour de Cassation.
Sans entrer dans les détails, on peut schématiquement considérer que quand l’information sert à éclairer, le conseil sert à orienter, mais avec la plus grande prudence de la part du prêteur. Les juges distinguent en effet selon que l’emprunteur soit averti ou non. La mise en garde est plus subtile car diffère encore plus selon l’emprunteur.
En l’espèce, les jugements relèvent que d’autres prêts du même type avaient déjà été contractés par le département. Ils étaient familiers à ce genre d’opérations qui sont, de surcroit, menées par la direction financière, organe possédant les compétences requises.
Cette question n’est pas dénuée d’intérêt : le devoir de mise en garde est modulé par le banquier en fonction des personnes qu’il a en face de lui.
Les opérations de prêt en question étant spéculatives, la connaissance par l’emprunteur conditionne l’information que doit apporter le banquier sur cette opération, en informant l’emprunteur sur son caractère spéculatif, et en le mettant en garde sur ses éventuels dangers. Devant une personne profane, cette obligation sera maximale. Elle sera réduite quand l’établissement de crédit accordera son concours à une personne avertie, habituée de ces mécanismes.
Dexia considère ainsi que le département est une personne avertie. Les juges du fond auront le même jugement.
On ne voit pas comment elle ne pourrait pas l’être. Tout d’abord, car elle avait déjà effectué des opérations similaires auparavant. Ensuite, car elles étaient décidées par une direction financière, devant avoir les compétences essentielles en la matière. Enfin, une collectivité engage de l’argent public. Comment peut-elle s’arguer de son ignorance du caractère dangereux de l’opération ?
Il semble que quand une collectivité engage de l’argent public, il est de son devoir, en oubliant quelques instants le devoir du banquier, de se renseigner sur les éventuels dangers ou non de ce qu’elle contracte. Sauf à considérer qu’elle n’a pas, encore plus que des particuliers ou entreprises, le devoir de conclure quelque chose qui ne risque pas de mener à la ruine.
Comment alors considérer que l’attitude de la banque était dolosive ? Ou bien penser que la collectivité subissait une erreur sur la substance ?
Les collectivités, dans ce type d’opération, ne peuvent avoir une attitude passive, mais elles doivent être actives, et prendre toutes les mesures nécessaires afin de s’assurer du bien fondé de l’opération.
On peut mettre à la charge des établissements de crédit des obligations d’information, de conseil, et de mise en garde. Ces obligations sont fondées, mais trop peu respectées. Cependant, on ne peut pas demander à une collectivité que la banque remplisse seule ce devoir : elle doit, bien plus que ses administrés, se renseigner sur les actes qu’elle passe !
Enfin, et l’argument peut être repris ici : comment le Conseil Général peut considérer que ce prêt est contraire à l’ordre public départemental ? Cette question aurait du être analysée avant la conclusion du prêt, après une étude poussée sur les conséquences et la substance d’un tel prêt.
Tel est, à notre égard, l’obligation qui doit être mise à la charge des collectivités.
Il est intéressant de noter une décision qui a été rendue par la Cour fédérale d’Australie le 5 novembre 2012[8]. Était également en cause des collectivités territoriales qui avaient souscrit des emprunts structurés. La particularité était que le produit avait été noté par l’agence de notation Standards and Poors, qui avait évalué le produit comme AAA. Portant sur des questions proche du devoir de mise en garde, le devoir de vigilance, était en cause la responsabilité de l’organisme ayant vendu le produit structuré aux collectivités, la banque l’ayant élaboré, et l’agence de notation. Pour la Cour fédérale, le produit était «monstrueusement compliqué», et les collectivités ne pouvaient donc avoir conscience de la dangerosité du produit. Elles auraient été de plus incité à investir[9].
On peut enfin mentionner une décision de la Cour fédérale allemande du 22 mars 2011 qui met à la charge des collectivités un devoir d’information en matière de produit d’investissement complexe.
Une porte de sortie ?
Il est évident que si ces arrêts donnent un peu d’air aux collectivités publiques ayant souscrit des emprunts toxiques, ils ne leur permettent pas d’envisager une porte de sortie. L’annulation des contrats, pourtant demandée par le Conseil Général de la Seine Saint Denis a été refusée par les juges du fond.
Cependant, on ne peut voir cet arrêt dans un cadre isolé : plusieurs collectivités locales sont opposées à Dexia, dans des affaires plus ou moins similaires.
Chaque partie considère avoir gagné : le Conseil Général, car les taux d’intérêts seront revus, et ce jugement peut « faire jurisprudence », en marquant, tel qu’indiqué dans son communiqué, une « importante victoire judiciaire (…) contre le scandale des emprunts toxiques ». Mais Dexia aussi, car elle a évité l’annulation des contrats de prêt.
La banque n’a, dans un communiqué, pas exclu de faire appel. Elle ne manque pas à cette occasion de rappeler que les contrats de prêts ont été reconnus « parfaitement réguliers et conformes à la règlementation », si ce n’est l’indication du TEG, et qu’elle n’a pas manqué à son obligation d’information, de conseil, et de mise en garde.
Il sera donc intéressant de voir si la banque fait appel, dans le délai d’un mois qui lui est attribué, et l’issue des décisions, si appel il y aura.
David Edy
Pour en savoir plus :
– Explication par Catherine Le Gall, Blog Finanbulles : http://leplus.nouvelobs.com/contribution/199343-dis-c-est-quoi-un-emprunt-toxique.html
– Obligations et responsabilité du banquier, Richard Routier, éd Dalloz 2011-2012.
Notes :
[1] pourvoi N° 11/03778, 11/03779, 11/03780
[2] Cass civ 1, 27 janvier 1993
[3] Cour d’Appel de Paris, 11 janvier 1982
[4] Cour d’Appel de Paris, 18 novembre 2005
[5] Cour d’Appel de Dijon 27 janvier 2004
[6] Cass 29 juin 2004, N° 02-12598
[7] TGI Nanterre 8 février 2013, Pourvoi N° 11/03780
[8] Cour fédérale d’Australie, 5 nov. 2012, Conseil régional de Bathurst c/ Local gouvernement Financial Services Pty Ltd (non 5) [2012] FCA 1200
[9] pour une étude plus poussé de la décision : Condamnation de la banque, du vendeur et de l’agence de notation pour la vente d’un produit structuré trop complexe à des collectivités territoriales australiennes, Julien MARTIN, Revue de droit bancaire et financier N°1 janvier 2013, commentaire N°4.