La migration croissante, voire l’exil croissant des Rohingyas, ethnie minoritaire musulmane en Birmanie, pays à majorité bouddhiste, nous pousse à nous interroger sur la qualification des actes perpétrés par le gouvernement de Myanmar.
Cette ethnie, présente depuis l’indépendance du pays, a souffert de nombreuses discriminations, déjà sous la colonie anglaise, et souffre davantage depuis l’indépendance. Des lois birmanes violent leurs droits fondamentaux en créant un traitement différencié sur l’accès à l’éducation, à certains emplois et à la santé, du fait de leur ethnie. Cette discrimination constante a poussé un groupe insurgent, qualifié de terroriste par le gouvernement, à défendre la cause de ce peuple de manière violente.
Le groupe ARSA (« armée du salut des Rohingyas de l’Arakan ») a ainsi perpétré plusieurs attentats en juillet et août 2017 contre des postes de police. Suite à ces évènements, le gouvernement birman s’est livré à des représailles violentes contre ces individus et le peuple Rohingya dans son ensemble, engendrant violence et terreur, et obligeant les musulmans à fuir le pays vers le Bangladesh.
Les diverses violations du droit international des Droits de l’Homme
Un des principes fondamentaux de nombreux instruments de droit international des droits de l’homme est celui de non-discrimination pour des raisons fondées sur l’origine, le sexe, la race, l’orientation sexuelle ou quelques autres motifs.[1]. Primordial dans tous les systèmes de protection des droits de l’homme, ce principe a également une nature coutumière, s’imposant dès lors à tous les États, qu’ils soient ou non parties à une convention le prévoyant. C’est précisément cette obligation internationale que le gouvernement de Myanmar viole par le biais de ses diverses lois et traitements discriminants.
En outre, au regard des massacres perpétrés en représailles aux mouvements dugroupe ARSA, le Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme a qualifié ceux-ci de « crime de génocide » en juillet 2018 et sollicité la prise de mesures urgentes du gouvernement birman pour rétablir l’ordre et le respect du droit international avec l’appui de la communauté internationale.[2]
La qualification de crime de génocide est-elle adéquate ?
L’article 6 du Statut de Rome définit le crime de génocide comme étant « l’un quelconque acte ci-après commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel : a) Meurtre de membres du groupe ; b) Atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ; c) Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ; d) Mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ; e) Transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe. » Deux critères sont donc nécessaires à la qualification d’un crime comme génocide : un élément matériel (la commission de l’un ou plusieurs actes listés) et un élément moral, c’est-à-dire une intention de détruire, en tout ou partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel.
Le crime de génocide est donc qualifié pour un groupe restreint, à savoir groupe national, ethnique, racial ou religieux. Cependant, le gouvernement nie la représaille pour critère religieux, et justifie son action comme lutte contre le terrorisme, ce qui en fait une raison politique. Cependant, au regard du statut de Rome, le génocide n’inclut pas le critère politique dans la définition du crime de génocide. Plusieurs États refusent ainsi de qualifier des crimes commis pour des motifs politiques comme des crimes de génocide, telle l’Espagne dans sa décision emblématique du 1er janvier 2017[3]. D’autres pays retiennent cette qualification, comme la Colombie dans son code pénal à l’article 101. Il est donc évident qu’il y a une absence de consensus international et que le motif prétendument politique des crimes pourrait empêcher leur qualification comme génocide. Il faut cependant noter que le motif religieux ou ethnique pourrait être retenu après un examen approfondi des faits et de la nature du groupe que constituent les Rohingyas. La jurisprudence de la Cour pénale internationale impose en effet de ne pas s’arrêter à la qualification donnée par l’État lui-même.
L’élément moral, à savoir « l’intention de détruire, en tout ou partie » le groupe des Rohingyas est certainement plus difficile à prouver. En effet, la politique de l’État birman est sans aucun doute discriminatoire, mais le caractère systématique des massacres ou des atteintes à la vie permettra-t-il à une juridiction d’identifier d’une intention de provoquer la disparition de l’ensemble du peuple Rohingyas ?
Il n’en reste pas moins qu’il existe bien des victimes de massacres. Pour pouvoir poursuivre les auteurs de ces massacres, il serait sans doute plus judicieux d’opter pour la qualification de crime contre l’Humanité, dont la définition est plus large. En outre, certains auteurs de la doctrine insistent fortement sur la distinction des deux concepts que sont crime contre l’humanité et génocide, chacun détenant des critères bien particuliers qu’il faut absolument remplir pour retenir la qualification.[4]
Le crime contre l’Humanité est défini dans le Statut de Rome comme étant « l’un quelconque des actes ci-après lorsqu’il est commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique lancée contre toute population civile et en connaissance de cette attaque », l’article 7 du Statut faisant référence à des actes tels que le meurtre, l’extermination, la réduction en esclavage, la torture, le viol, mais surtout à la « persécution de tout groupe ou de toute collectivité identifiable pour des motifs d’ordre politique, racial, national, ethnique, culturel, religieux ou sexiste au sens du paragraphe 3, ou en fonction d’autres critères universellement reconnus comme inadmissibles en droit international ». Ainsi, d’une part, la définition du crime contre l’Humanité civile inclut le critère politique, contrairement à celle du crime de génocide, qui réduit le champ du groupe. Cela permet d’y inclure les attaques menées contre les Rohingyas. D’autre part, cette définition n’exige pas d’intention spéciale de détruire le groupe en tant que tel, mais « seulement » l’existence d’une « attaque généralisée ou systématique ».
Le crime contre l’Humanité permettrait donc de poursuivre avec une qualification juridique plus précise et sans équivoque possible les massacres perpétrés par les autorités birmanes, à l’image de la sentence espagnole, avec l’espoir plus grand pour les victimes d’obtenir justice.
Ludivine Arrieux,
M2 Droit public fondamental
[1]Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, article 2 « Chacun peut se prévaloir de tous les droits et de toutes les libertés proclamés dans la présente Déclaration, sans distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique ou de toute autre opinion, d’origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation. 2. De plus, il ne sera fait aucune distinction fondée sur le statut politique, juridique ou international du pays ou du territoire dont une personne est ressortissante, que ce pays ou territoire soit indépendant, sous tutelle, non autonome ou soumis à une limitation quelconque de souveraineté.»
[2]Conseil des droits de l’homme: Le Haut-Commissaire exhorte à référer « immédiatement » le Myanmar devant la Cour pénale internationale, 4 juillet 2018, https://www.ohchr.org/FR/HRBodies/HRC/Pages/NewsDetail.aspx?NewsID=23332&LangID=F
[3]Tribunal Suprême d’Espagne, salle pénale, deuxième décision, 1er janvier 2017 : décision rendue contre Adolfo Scilingo, ex-militaire argentin. Le juge José Ricardo de Prada, abandonne la qualification de génocide et la remplace par “crime contre l’humanité” car sont en cause des assassinats politiques, qui ne répondent donc pas aux critères du génocide en droit international.
[4]Mark Kersten, “You say genocide, I say genocide: some thought on the genocide debate”, Justice in conflicts, 5 juin 2011