Lors de l’offre d’achat de la compagnie aérienne Aer Lingus par Ryanair, la commission européenne avait refusé l’opération pour atteinte à la concurrence via le contrôle des concentrations[1]. Par la suite, la société Ryanair a procédé à plusieurs achats successifs de parts d’actions d’Aer Lingus, constituant au final 29% du capital d’Aer Lingus. Suite au refus initial de la Commission européenne, l’affaire a été traitée sous un autre angle juridique par le tribunal de l’Union Européenne. En effet, pour s’opposer à cette opération, Aer Lingus avait invoqué l’article 8§4 du règlement n°139/2004 du 20 janvier 2004 relatif au contrôle des concentrations entre entreprises. Elle soutenait ainsi que la prise de participation minoritaire de Ryanair dans son capital devait être contrôlée et sanctionnée par les moyens prévus comme parmi lesquels la séparation des entreprises par « la cessation forcée des actions ou actifs acquis afin de rétablir la situation antérieure à la réalisation de la concentration ». Ne sortant pas des sentiers du règlement, le tribunal applique de manière stricte l’article 3 du règlement et refuse de contrôler la participation minoritaire de Ryanair dans Aer Lingus au motif que les seuils de contrôle n’étaient pas remplis[2].
Certes, il apparait qu’une participation telle que celle de Ryanair ne confère pas de contrôle de fait ou de droit sur Aer Lingus. Néanmoins, elle engendre des effets anticoncurrentiels certains. Ainsi, il a été allégué dans l’affaire par exemple que Ryanair aurait usé d’un droit véto dans les décisions d’administration d’Aer Lingus, et cette participation lui aurait permis d’avoir accès aux plans stratégiques confidentiels et aux secrets d’affaire d’Aer Lingus.
Le tribunal se fonde sur la définition stricte de la concentration prévue par le règlement dans son article 3 qui ne comprend pas l’hypothèse des participations minoritaires :
1. Une concentration est réputée réalisée lorsqu’un changement durable du contrôle résulte:
a) de la fusion de deux ou de plusieurs entreprises ou parties de telles entreprises, ou
b) de l’acquisition, par une ou plusieurs personnes détenant déjà le contrôle d’une entreprise au moins ou par une ou plusieurs entreprises, du contrôle direct ou indirect de l’ensemble ou de parties d’une ou de plusieurs autres entreprises, que ce soit par prise de participations au capital ou achat d’éléments d’actifs, contrat ou tout autre moyen.
2. Le contrôle découle des droits, contrats ou autres moyens qui confèrent, seuls ou conjointement et compte tenu des circonstances de fait ou de droit, la possibilité d’exercer une influence déterminante sur l’activité d’une entreprise
Le contrôle préalable des participations minoritaires, non prévu par le droit européen refusé par la jurisprudence, existe cependant déjà, dans certains Etats membres selon des modalités différentes. Par exemple, de droit du Royaume-Uni se fonde sur le critère d’influence significative (Material Influence). Par ailleurs, en Allemagne et en Autriche, le critère de contrôle retenu est le dépassement d’un seuil de participation de 25%.
Ainsi, devant la réalité anticoncurrentielle potentielle que constituent ces acquisitions, le contrôle des concentrations doit-il être étendu aux prises de participations minoritaires ?
Bien qu’un contrôle des prises des participations minoritaires s’avère nécessaire (I), il apparait important de souligner qu’un semblant d’arsenal juridique de contrôle existe déjà (II).
- La nécessité d’un contrôle des prises de participations minoritaires
Les prises de participations minoritaires ne sont pas définies dans les textes de lois. Afin de délimiter notre propos, il convient d’écarter les prises de participation qui rentrent dans le champ d’application et dans les seuils conditionnant le contrôle des concentrations que ce soit dans le droit français[3] ou le droit européen[4].
Par ailleurs, il existe dans la doctrine une typologie des types de participation qui permet de préciser cette notion. Il faut distinguer les prises de participation :
– Silencieuses : Les prises de participation qui ne confèrent aucun droit de contrôle ni aucune influence.
– Influentes : Les prises de participation qui donnent un siège au conseil d’administration.
– Contrôlantes[5]
De cette distinction seul le troisième critère retiendra notre attention. En effet, une distinction doit être établie entre d’une part, les participations minoritaires actives contrôlantes qui seraient soumises au contrôle des concentrations et, d’autre part, les prises de participation minoritaires qui n’en seraient pas concernées. Seules les prises de participation contrôlantes et, dans une moindre mesure, celles influentes peuvent affecter le comportement de l’entreprise acquise. Une telle délimitation relève de la casuistique.
Ainsi, notre étude concerne les prises de participations minoritaires contrôlantes qui ne remplissent les seuils évoqués ci-dessus pour l’application du contrôle des concentrations. Ce premier aperçu de la notion doit se cumuler avec les effets sur la concurrence de telles prises de participations.
Un contrôle apparait nécessaire au regard des multiples effets anticoncurrentiels des prises participations minoritaires.
Ces participations ne sont pas contrôlables antérieurement à leur réalisation donc il n’est pas possible de les éviter a priori. Cependant, il s’avère que dans de multiples situations, jurisprudentielles ou théoriques, elles sont susceptibles de nuire au principe de pleine concurrence et ainsi au bien-être consommateur, clef de voute du droit de la concurrence.
Trois catégories d’effets anticoncurrentiels sont identifiables:
– Des effets verticaux, c’est-à-dire entre entreprises opérant à différents niveaux de la chaîne de production ou de distribution : l’acquéreur d’une participation minoritaire peut chercher à favoriser la cible. Par exemple, par des conditions de vente privilégiées si celle-ci est une cliente ou par des achats auprès de la cible si cette dernière est fournisseur.
– Des effets coordonnés : Cela peut faciliter la collusion entre les deux entreprises au travers du partage d’informations (cf affaire Aer Lingus).
– Des effets horizontaux : Les prises de participations minoritaires peuvent inciter l’entreprise acquéreur à atténuer la politique concurrentielle à l’égard d’une cible se situant sur un même marché. En effet, les revenus de la cible contribuent indirectement au revenu des actions détenues.
Ces divers effets anticoncurrentiels non exhaustifs semblent justifier un contrôle préalable de l’opération de prise de participation minoritaire. Ce contrôle ex ante semble ne pas être prévu a priori dans les droits nationaux et européens. Pour autant, des alternatives existent.
2. Préexistence d’un arsenal juridique indirect de contrôle
La prise de participations minoritaires est une notion difficile à appréhender à travers le contrôle des concentrations.
Le contrôle a priori des concentrations ne concerne pas les participations minoritaires au regard de sa définition. Un tel contrôle s’avérerait particulièrement difficile pour ce type de participation pour plusieurs raisons.
Tout d’abord, il est difficile de trouver un critère d’application du contrôle des participations minoritaires. Il est en effet quasiment impossible de définir un test adéquat pour la notification des prises de participation minoritaire. Un seuil quantitatif en pourcentage risquerait en effet d’appréhender trop ou trop peu de prises de participation car la pratique des prises de participations minoritaires est particulièrement répandue. Le modèle britannique pourrait apparaître en cela plus flexible et plus attractif que celui du droit allemand fondé sur un seuil car il privilégie une analyse casuistique. Cependant, de nombreux critères ont été émis par des économistes ainsi que des juristes. Tel est le cas de l’économiste Gildas de Muizon qui préconise quant à lui de prendre en compte la structure des industries et plus particulièrement leur degré de concentration préalable à la mise en œuvre de la participation minoritaire[6]. Selon lui, la détermination de la nature contrôlante d’une participation minoritaire par le biais d’un droit de veto ne serait pas suffisante car certaines entreprises pourraient s’imposer grâce à leur savoir-faire au lieu de ce droit.
Ensuite, ce contrôle engendrerait une lourdeur administrative pour les entreprises mais aussi pour les autorités nationales de la concurrence résultant de deux éléments. D’une part, cela risque d’engendrer la multiplication des notifications du fait que les participations minoritaires sont très répandues à la différence des participations majoritaires. D’autre part, les effets anticoncurrentiels ne sont pas systématiques et la potentialité d’effets anticoncurrentiels est moindre que dans le cadre d’une participation majoritaire. Ainsi une analyse casuistique s’impose et le contrôle résulte de multiples indices factuels. Cela pourrait générer néanmoins un engorgement pour les autorités, des démarches onéreuses et longues pour les entreprises.
Par ailleurs, un contrôle des participations minoritaires pourrait s’avérer difficile notamment pour celles qui s’inscrivent dans le cadre d’une opération globale de concentration notifiable. Cette idée a été avancée notamment par les avocats Rivery et Barbier de La serre du cabinet Jones Day[7]. D’après eux, la Commission européenne se penche sur les participations minoritaires qui font partie d’une opération soumise à l’obligation de notification. Ils évoquent pour illustrer leurs propos la décision de la Commission européenne du 2 avril 2003 : NewsCorp c/Telepiu.. La compagnie de telecom Italia détenait en l’espèce environ 19% des actions de la plateforme NewsCorp, Telepiu. Or, la Commission européenne a retenu que cette prise de participation de la plateforme ne permettait en aucune façon à la compagnie Telecom Italia d’avoir un pouvoir d’influence sur le comportement commercial de la plateforme. Cependant, la Commission européenne avait précisé que : « la participation minoritaire de Telecom Italia faisait partie intégrante de l’opération de concentration »[8]. Ainsi, le contrôle des participations minoritaires pourrait apparaître comme étant restreint puisqu’il risquerait d’être écarté dans le cadre d’une situation de concentration nécessitant un contrôle classique.
Devant la difficulté d’adapter un contrôle ex-ante aux participations minoritaires, il apparaît opportun de constater que tant le droit européen que le droit français possèdent d’autres moyens pour contrôler leurs effets néfastes.
Au regard de la jurisprudence du droit européen notamment, le juge communautaire s’est déjà penché sur le sujet du contrôle à plusieurs reprises.
D’abord, les prises de participations minoritaires ont retenu l’attention du juge en tant qu’abus de position dominante dans une affaire du 10 novembre 1992 Warner Lambert c/ Gilette. En l’espèce, il s’agissait de l’acquisition d’une participation du capital de 22% qui ne conférait pas de droit de vote. Le rachat avait pour effet de modifier la structure du marché et ainsi d’influencer la concurrence à travers l’influence dans le comportement commercial de la société cible, située sur le même marché. La commission a donc considéré que la prise de participation de Gilette qui faisait partie d’une stratégie « destinée à affaiblir la position concurrentielle d’Emland et donc à renforcer la sienne et cela constituait un abus de position dominante ». Cependant, une approche par l’article 102 du TFUE présente certains risques puisqu’il faut rapporter la preuve de l’existence d’une position dominante. Or, comme le souligne les avocats Rivery et Barbier de la Serre : « une telle position n’est nullement nécessaire pour que se manifestent certains des effets anticoncurrentiels liés aux participations minoritaires, comme les risques de coordination accrus entre la cible et le détenteur de la participation »[9].
Ensuite, la prise de participation a pu être étudiée selon la grille d’analyse de l’entente anticoncurrentielle de l’article 101 TFUE. Ainsi, dans l’arrêt British American Tobacco du 17 novembre 1987, la société Philipp morris avait acquis 25% des droits de votes de Rothmans International. La Cour de Justice avait jugé que cela n’était pas contraire à l’article 101 du TFUE. En l’espèce, le juge a considéré « qu’une participation dans le capital d’une entreprise concurrente ne constitue pas en soi un comportement restrictif de concurrence, une telle prise de participation peut néanmoins constituer un moyen apte à influer sur le comportement commercial des entreprises en cause, de manière à restreindre ou à fausser le jeu de la concurrence sur le marché… ». Il apparait donc opportun de procéder à une analyse casuistique.
Ces contrôles possibles a posteriori peuvent justifier la décision du juge dans l’affaire Aer Lingus de ne pas appliquer le contrôle des concentrations à la prise de participation minoritaire.
Yrier Peyrot et Nicolas Malartre
Master OFIS – Sorbonne
[1] Affaire n° COMP/M.4439 – Ryanair / Aer Lingus
[2] Affaire n° IP/13/167 – Ryanair / Aer Lingus
[4] Article 1§2 et 1§3 du règlement du 30 juin 1997
[5] Participations minoritaires et concentrations, Concurrences N° 1-2012
[6] Revue Lamy de la concurrence, revue octobre-decembre 2012, page 84
[7] Revue concurrences, numéro 1-2012, page 7
[8] Point 279
[9] Revue concurrences, page 6, numéro 1-2012