L’agenda du Conseil constitutionnel s’alourdit de semaines en semaines alors que l’été se rapproche dangereusement : trois nouvelles Questions Prioritaires de Constitutionnalité en matière de répression fiscale ont en effet passé le filtre de la Cour de Cassation et du Conseil d’Etat les 18 et 19 mai 2016. Ces trois questions, loin d’être anodines, viennent s’ajouter à celles déjà soulevées dans les affaires Wildenstein et Cahuzac et vont certainement secouer encore plus violemment la planète fiscale.
QPC n°2016-554 : l’amende fiscale pour détention de comptes bancaires étrangers non déclarés
L’article 1736 du Code général des impôts (CGI) prévoit une amende de 5.000 ou 10.000 € qui peut être portée à 5% des sommes versées sur les comptes détenus à l’étranger et non déclarés à l’administration fiscale, dans le cas où les sommes sont supérieures à 50.000 €.
Dans sa décision n° 2015-481 QPC du 17 septembre 2015, le Conseil constitutionnel avait validé cette disposition, au regard des principes de proportionnalité et d’individualisation des peines.
Néanmoins, comme l’ont relevé certains commentateurs avisés, le juge constitutionnel n’avait pas profité de l’occasion pour examiner d’office la constitutionnalité de cette sanction « fiscale » sur d’autres fondements, notamment les principes de non cumul des poursuites pour la même infraction (non bis in idem) et d’égalité devant la loi répressive.
En effet, l’article L152-5 du Code monétaire et financier prévoit également une amende administrative de 750 € pour la détention d’un compte à l’étranger non déclaré.
Il restait donc des QPC « latentes » portant sur la superposition de ces deux sanctions, et c’est précisément pour cette raison que le Conseil d’Etat transmet au Conseil constitutionnel une question fondée sur le principe d’égalité devant la loi répressive dans sa décision de renvoi du 18 mai 2016.
Le Juge constitutionnel se retrouve donc à nouveau avec la « patate chaude » qu’il avait feint d’ignorer, en espérant que cette fois-ci les sanctions prévues pour la détention de comptes à l’étranger non déclarés soient définitivement purgées de leurs vices anticonstitutionnels.
QPC n°2016-555 : le déclenchement des poursuites pénales pour fraude fiscale à l’initiative de l’administration fiscale
Communément appelé le « verrou de Bercy », l’article L288 du Livre des Procédures Fiscales subordonne les poursuites pénales pour fraude fiscale au dépôt préalable d’une plainte du ministre du budget, sur avis conforme de la commission des infractions fiscales.
Ce système dérogatoire est ainsi critiqué au regard du principe d’indépendance de l’autorité judiciaire et de la séparation des pouvoirs, en ce qu’il exclut totalement le ministère public de l’appréciation de l’opportunité des poursuites pour fraude fiscale.
Ce débat sur l’exclusivité accordée à l’administration a été abordé devant le Parlement très récemment dans le cadre du projet de loi sur la lutte contre le crime organisé et le terrorisme, adopté définitivement le 23 mai 2016.
Un amendement permettant au ministère public de déclencher lui aussi les poursuites pour fraude fiscale si l’infraction est découverte dans une procédure connexe a cependant été supprimé à la demande du gouvernement.
La QPC ainsi soulevée risque donc de contraindre le législateur à réformer en profondeur ce système, la question de l’initiative des poursuites venant s’ajouter celle du cumul des sanctions.
QPC n°2016-556 : le cumul des sanctions « fiscales » et pénales pour les impôts relevant de la compétence du juge administratif
Alors que l’audience des QPC soulevées dans les affaires Wildenstein et Cahuzac se tiendra le 7 juin 2016, la même question de l’application du principe non bis in idem en matière d’impôts relevant de la compétence du juge administratif a cette fois été transmise par la chambre criminelle de la Cour de cassation.
Bien que cette dernière QPC soit bien moins médiatisée, il s’agit d’une véritable bombe à retardement.
Les QPC Wildenstein et Cahuzac concernent en effet des impôts dont la compétence pour le contentieux « fiscal » revient au juge judiciaire (Tribunal de Grande Instance), s’agissant de droits de succession et de l’impôt de solidarité sur la fortune.
Dans ce cas, le quatrième critère dégagé par le Conseil constitutionnel pour l’application du principe non bis in idem, à savoir l’identité d’ordre de juridiction, est rempli puisque les poursuites pénales pour fraude fiscale relèvent également du juge judiciaire.
Dès lors, ces questions s’inscrivaient dans la lignée de la décision EADS du 18 mars 2015 et présentaient un caractère sérieux en étant susceptibles de remplir les quatre critères énoncés par le juge constitutionnel.
On aurait pu penser qu’en l’absence d’identité d’ordre de juridiction pour les poursuites fondées sur des impôts relevant à la fois du juge judiciaire et administratif, comme en matière de TVA et d’impôt sur les sociétés, le principe non bis in idem ne trouverait jamais à s’appliquer.
Mais c’était sans compter sur le revirement spectaculaire de la Cour de cassation, qui après avoir campé sur sa position en refusant de transmettre plusieurs questions du même type ces dernières années, a finalement été encore plus loin que le Conseil constitutionnel en mettant entre parenthèses le quatrième critère de la décision EADS.
Reprenant l’analyse délivrée pour les QPC Wildenstein et Cahuzac, la chambre criminelle de la Cour de cassation apporte néanmoins une nuance décisive au terme de son raisonnement :
« Que par conséquent, en application de la jurisprudence récente du Conseil constitutionnel, le critère tiré de la similitude d’ordre de juridiction de nature à prohiber les doubles poursuites n’est pas rempli ;
Que cependant, cette dernière condition peut susciter des interrogations quant à son applicabilité à la matière fiscale au regard notamment du principe d’égalité devant la justice ».
Cette appréciation est tout à fait logique : en privant d’une censure constitutionnelle les contribuables poursuivis pénalement pour avoir fraudé un impôt relevant du juge administratif, la Cour aurait effectivement créé une différence de traitement injustifiée par rapport aux contribuables ayant fraudé un impôt relevant du juge judiciaire.
En poussant jusqu’au bout ce raisonnement, l’effet « boule de neige » mis en lumière par cette décision de renvoi va enfermer le Conseil constitutionnel dans une équation insolvable entre les trois QPC sur le principe non bis in idem.
Celui-ci devra donc trancher sur l’application de ce principe de manière générale pour toute la matière fiscale, ce qui remet sérieusement en question la dualité d’ordre de juridiction concernant la sanction de la fraude fiscale.
Pendant que le représentant du gouvernement continue à s’arracher les cheveux avant les audiences des 7 et 15 juin 2016, préparez-vous à un séisme de grande magnitude cet été pour la répression de la fraude fiscale en droit français.
Nicolas Guilland
Pour en savoir plus :
- QPC n°554, 555 et 556 – Conseil constitutionnel, 18 et 19 mai 2016
Site du Conseil constitutionnel -> Accueil -> Affaires QPC en instance
- Tsunamis à venir sur la lutte contre la fraude fiscale ? Charles Prats – Dalloz Acualité, édition du 26 mai 2016
Dalloz Actualité -> édition du 26 mai 2016 -> le droit en débats -> rubrique Affaires, fiscalité
- Amende pour défaut de déclaration de comptes à l’étranger : le Conseil constitutionnel est saisi – Editions Francis Lefebvre – Actualités, 19 mai 2016
Editions Francis Lefebvre -> droit fiscal -> actualités
- Projet de loi renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l’efficacité et les garanties de la procédure pénale
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