L’arrêt du 10 mai 2016[1] rendu par la chambre criminelle de la Cour de cassation illustre les abus et l’effet « boomerang » que peut avoir un recours excessif aux contrats d’intérim. En l’espèce, deux thèmes étaient abordés : les risques et sanctions encourus par l’entreprise utilisatrice en cas de recours excessif à ce type de contrat et les conséquences d’une éventuelle intégration des intérimaires dans l’effectif de ladite entreprise.
I / Le recours au travail intérimaire cantonné par la loi à des situations temporaires
Le contrat de travail temporaire crée une relation triangulaire qui se matérialise juridiquement par la conclusion de deux contrats distincts : un contrat de mise à disposition entre l’agence d’emploi et l’entreprise utilisatrice et un contrat de travail entre l’agence d’emploi et le travailleur temporaire. Celui-ci a été créé dans le but de satisfaire des besoins temporaires. Aussi, le code du travail enferme les conditions d’utilisation de ce type de contrat. L’article L 1251-5 dispose en effet que « le contrat de mission, quel que soit son motif, ne peut avoir ni pour objet ni pour effet de pourvoir durablement un emploi lié à l’activité normale et permanente de l’entreprise utilisatrice »[2]. Il s’agit de la principale limite au recours au travail intérimaire. Cela semble évident dans la mesure où un besoin permanent aura tout intérêt à être comblé par un recrutement en CDI.
Ce choix, bien que couteux[3], permet d’une manière générale une gestion administrative (juridique, ressources humaines…) quasi-inexistante pour l’entreprise utilisatrice. Le travailleur est simplement mis à disposition de l’entreprise et non salarié comme c’est le cas dans le cadre d’un CDD. De plus, et ce n’est pas négligeable, le recours à ce type de contrat n’a, en principe, pas d’impact sur l’effectif de l’entreprise-cliente[4]. Fort de ces avantages, le travail intérimaire attire les employeurs et peut malheureusement aboutir à de lourdes dérives. Il n’est pas rare de constater que des structures fonctionnent exclusivement ou quasi-exclusivement avec des travailleurs temporaires. Or de toute évidence, si les contrats de missions se succèdent et sont conclus en nombre, il existe bel et bien un besoin permanent de personnel.
Dans l’arrêt du 10 mai 2016, l’entreprise utilisatrice a connu un accroissement d’activité à partir de 2003 et ce jusqu’en 2006. Par la suite, son activité s’est stabilisée. Or les recrutements des emplois intérimaires sont restés à un niveau élevé. La société a en effet eu recours à 6 332 contrats de missions (3 305 motivés par un accroissement d’activité et 3027 justifiés par le remplacement de salariés absents) – contrats passés avec 758 travailleurs temporaires – entre 2007 et 2008 soit plus de 20% de l’effectif de la structure voire 50% dans certains secteurs de ladite structure. Les juges concluent que la société utilisatrice « a érigé le recours massif à l’intérim en un mode habituel de gestion résultant d’une organisation délibérée et du détournement du cadre légal définissant les conditions de recours au travail temporaire ». Ils la sanctionnent sur le fondement des articles L 1251-5 et L 1251-6 1° et 2° du code du travail et caractérisent le délit de recours abusif aux contrats précaires. Les contrats précaires sont donc requalifiés en contrat à durée indéterminé[5].
La Cour de cassation a ensuite envisagé une seconde question : celle de la prise en compte des travailleurs temporaires dans l’effectif de l’entreprise utilisatrice (II).
II / La question épineuse de la prise en compte des travailleurs intérimaires dans l’effectif de l’entreprise utilisatrice :
Selon l’article L 1111-2 2° du code du travail, « les salariés mis à la disposition de l’entreprise par une entreprise extérieure qui sont présents dans les locaux de l’entreprise utilisatrice et y travaillent depuis au moins un an, ainsi que les salariés temporaires, sont pris en compte dans l’effectif de l’entreprise à due proportion de leur temps de présence au cours des douze mois précédents ». Néanmoins, l’article poursuit « toutefois, (…) les salariés mis à disposition par une entreprise extérieure, y compris les salariés temporaires, sont exclus du décompte des effectifs lorsqu’ils remplacent un salarié absent ou dont le contrat de travail est suspendu, notamment du fait d’un congé de maternité, d’un congé d’adoption ou d’un congé parental d’éducation ». En l’espèce, du fait de la requalification des contrats temporaires en CDI, la totalité des salariés intérimaires doivent être intégrée à l’effectif de l’entreprise.
Cet élément n’est pas sans répercussion sur les compétences du Comité d’Entreprise. L’entreprise utilisatrice a décidé de « ne plus recruter d’intérimaires à l’échéance des contrats en cours ». Or, l’ampleur et la pérennité desdits contrats ont poussé les juges à retenir le délit d’abus de recours au contrat de mission et donc à requalifier les contrats en CDI. Par conséquent, la décision de ne pas reconduire les contrats de missions s’analyse en un changement de politique sociale de l’entreprise.
Or toute évolution sur ce thème doit obligatoirement faire l’objet d’une consultation préalable du Comité d’Entreprise (CE)[6]. Le défaut de cette démarche peut s’analyser en un délit d’entrave. Pour rappel, ce délit peut se définir comme « le comportement volontaire ou non d’un employeur ayant pour effet d’empêcher le fonctionnement normal d’une institution représentative du personnel ou l’exécution normale des missions d’un représentant du personnel »[7]. En l’espèce, la Cour de cassation considère que ce délit est caractérisé : « les contrats de travail supprimés s’analysaient, en l’espèce, en contrats de travail à durée indéterminée». La décision de supprimer ces emplois relevaient donc de l’obligation de consultation du CE en raison de l’importance desdits contrats dans l’effectif total de la structure.
Par cette décision, la Haute Juridiction tire toutes les conséquences de la requalification des contrats de missions en contrat à durée indéterminée. Cette décision est donc à saluer de par sa cohérence, mais également de par son aspect protecteur des salariés en général.
Bérénice Echelard
Pour en savoir plus :
https://www.legifrance.gouv.fr/affichJuriJudi.do?oldAction=rechJuriJudi&idTexte=JURITEXT000032535780&fastReqId=1217294907&fastPos=1 et http://www.efl.fr/actualites/social/representation-du-personnel/details.html?ref=UI-20d5de11-3892-46ac-a05e-a9329b1a8698&utm_source=La-quotidienne&utm_medium=email&utm_campaign=QUOT20160609
[1] Numéro de pourvoi : 14-85318
[2] Les articles L 1251-6 et L 1251-7 donnent la liste des évènements pouvant justifier ce recours : notamment le remplacement d’un salarié en cas d’absence, un accroissement temporaire d’activité ou le cas d’un recrutement favorisant le retour à l’emploi de personne démunie d’emploi et rencontrant des difficultés sociales et professionnelles.
[3] Une étude de cas réalisée par Les Editions Tissot montre la différence de coût pour l’entreprise selon qu’elle choisisse de recourir à un CDD ou au travail intérimaire. L’exemple considère un contrat de 6 mois avec une rémunération de 1400€ brut mensuel. Le coût direct du CDD est approximativement de 14 230€ (= salaire brut mensuel + salaire brut sur la période considérée + 10% d’indemnité de fin de contrat + 10% d’indemnité compensatrice de congés payés + les charges patronales). En revanche, le coût approximatif de l’intérim est de 18 480€ (= salaire brut mensuel + salarie brut de la période considérée + le coefficient de facturation : ici de 2,2%). Soit un écart de 4 250€. Cet écart est toutefois à nuancer : dans le cadre du CDD, il convient de réintégrer le temps de gestion dudit contrat (recrutement, démarches RH, administratives, juridiques….).
[4] Cela permet de garantir une stabilité des règles applicables à l’entreprise et basées sur l’effectif (mise en place des institutions représentatives du personnel ou de cantine par exemple).
[5] Cette requalification entraine des conséquences sur la fin des contrats. Les contrats intérimaires étant requalifiés en CDI, les fins de contrats sont elles-mêmes requalifiées en licenciement sans cause réelle et sérieuse.
[6] L’article L 2323-6 du code du travail dispose en effet que « le comité d’entreprise est consulté chaque année dans les conditions définies à la présente section sur : 1° Les orientations stratégiques de l’entreprise ; 2° La situation économique et financière de l’entreprise ; 3° La politique sociale de l’entreprise, les conditions de travail et l’emploi ».
[7] Définition des éditions Tissot.