Un vent de révolte souffle dans le monde arabe : après la chute de Ben Ali en Tunisie puis celle de Moubarak en Egypte, le mécontentement gagne les pays arabes, du Maghreb au Moyen-Orient, l’un après l’autre …
Le Petit Juriste, journal d’actualité juridique, vous a proposé, ce jeudi 28 avril 2011, une conférence-débat intitulée :
Révolutions dans le monde arabe : vers un Etat de droit ?
Vous pouvez également voir les photos !
Pour comprendre ce sujet ô combien d’actualité, Le Petit Juriste a eu l’honneur d’accueillir des professeurs de renoms qui nous ont offert une analyse juridique, économique et politique de la situation de ces pays arabes en ébullition.
Interventions
Gilles Guglielmi (Professeur de droit public à l’université Paris II Panthéon – Assas) – Transition démocratique et pratiques effectives du droit administratif. L’exemple de la Tunisie.
Toute transition démocratique succède à une révolution, qui n’est pas seulement de droit ni de pétales de roses. Les priorités ne sont pas forcément à l’analyse juridique. Le propre de la période révolutionnaire est de remettre en cause toutes les institutions, et de donner la priorité à la parole du peuple. Le droit administratif est à cent lieues de ces questions. Il s’occupe de subordination dont administrare n’est qu’une variante. Il est donc difficile de parler de droit administratif dans un cadre révolutionnaire.
On peut tenter des comparaisons historiques. 1789 est un mauvais exemple, car il est difficile de considérer que les pratiques actuelles du droit administratif y étaient formalisées. De plus, il y a eu rupture d’avec les pratiques antérieures. En 1870, les choses sont plus intéressantes car le système de droit administratif est complètement installé, et parce que le Second Empire finit sans révolution, tandis qu’elle coexiste avec la Commune.
La Tunisie nous évoque trois choses dans cette configuration.
Les pratiques tunisiennes du droit administratif avant la révolution n’étaient pas toutes gouvernées par l’idée de démocratie. Certaines étaient le reflet direct de la corruption, au sommet (opérations immobilières, contrats de service publics notamment pris par voie législative) comme à la base (rackets des commerçants, emplois publics payants…). Le système formaliste du droit administratif était un prétexte. D’autres comportements administratifs révélaient l’autoritarisme. Ainsi, il existe des autorités administratives indépendantes pourvues de la personnalité juridique (Conseil de la concurrence, Conseil des marchés financiers…). Mais contrairement à ce que l’on pourrait attendre, cela ne fait que les assimiler à des établissements publics, sans garantir leur indépendance. Elles sont soumises juridiquement au ministre (devoir d’information, gestion du personnel, révocation de leurs membres…). C’est une tutelle.
Citons aussi qu’en Tunisie, l’obligation de réserve du fonctionnaire est caractérisée par l’impossibilité de connaître ce qui peut ou non être sanctionné, et ce volontairement, par la jurisprudence du Conseil d’Etat. La démocratie est absente alors que le formalisme administratif est présent.
La Révolution tunisienne n’a pas fait table rase de la Constitution, même si elle l’a suspendue, et donc le droit administratif n’a rien perdu de ses fondements. D’emblée, le mouvement révolutionnaire s’est fixé dans le cadre de la Constitution, certes avec des interprétations. Les deux gouvernements provisoires sont issus de la Constitution, et avant la dissolution de février 2011, les deux chambres ont vu les élus voter une loi pour permettre au gouvernement intérimaire de gouverner par décrets-lois. Ainsi, des questions administratives (organisation d’élection…) sont toujours sous l’empire de la Constitution.
La pratique actuelle donne la priorité aux circonstances exceptionnelles. Il faut commencer par gérer la vie locale. C’est la priorité lorsque l’on sort des grandes agglomérations. La plupart des exécutifs locaux ont en effet déserté, et leurs fonctions ont été assumées par des auxiliaires autoproclamés, ou des assemblées dont la nature n’est pas claire (sortes de relais par la théorie du fonctionnaire de fait, qui ne prend acte que d’une théorie des apparences). Il faut également fixer et organiser des élections. Le scrutin de liste à la proportionnelle a été mis en place, et ceci est une question administrative. Enfin, il faut décider d’une épuration, qui est une opération de droit administratif. L’arrêt du Conseil d’Etat français D’Aillière de 1947 pose ainsi un problème de jury d’honneur et d’opération d’après-guerre. Un décret loi du 25 février dernier exproprie plusieurs personnes proches du président, une commission doit faire l’inventaire des biens (posant la question du domaine public). Le capital d’Orange Tunisie a été nationalisé par l’Etat tunisien, et cette possession doit être encadrée par un régime administratif. Enfin, un décret-loi de début avril exclut un certain nombre de fonctionnaires.
Mais là où il y a trouble, révolution, épuration, il y a toujours une phase de réconciliation nationale, qui reste encore ici à inventer.
Alexandre Kateb (Economiste spécialiste des pays émergents, maître de conférences à Sciences Po, directeur du cabinet Compétence Finance) – Révolutions arabes : quel est le rôle de l’économie ?
L’économie n’explique pas tout. On ne peut pas réduire ces révolutions aux seuls facteurs socio-économiques. On le voit bien, la revendication principale est l’Etat de droit. Le slogan des manifestants est « Dégage ». En Algérie, en revanche, on dit « Système, dégage ». C’est là seulement que le facteur socio-économique revient dans le débat. Un profond blocage politique, administratif, social, économique, mine ces Etats.
Le premier blocage est lié à l’emploi, à l’incapacité de ces gouvernements de créer suffisamment d’emplois pour absorber la masse de jeunes, diplômés ou non, issus de l’essor démographique considérable. Tant que les gouvernements pouvaient évacuer ce surplus par l’émigration, cela pouvait fonctionner. Mais quand la législation sur l’immigration s’est durcie, ces gouvernements se sont retrouvés avec une masse de jeunes désœuvrés (en Algérie on les appelle les « hitistes », littéralement « ceux qui tiennent les murs »). C’est un phénomène structurel dans ces économies. Ce chômage de masse touche le Maghreb, l’Egypte, mais également et plus récemment, les monarchies du Golfe, plutôt perçues comme des terres d’immigration. Car les jeunes de ce pays ont souvent vécu dans un assistanat de luxe, et sont désormais devenus improductifs, comparé à la main d’œuvre pléthorique d’Asie et d’Afrique. A l’inverse, ils n’étaient pas suffisamment bien formés pour les hauts postes réservés aux expatriés américains, européens, ou même égyptiens et libanais.
Le deuxième blocage, c’est l’inégale répartition des ressources. C’est lié à l’histoire récente de ces pays où l’on a vu arriver au pouvoir des guerilleros qui ne disposaient pas toujours d’un niveau d’éducation très poussé, et qui ont accaparé toutes les ressources matérielles et symboliques (parti unique, junte militaire…). Aujourd’hui, alors même que ces élites révolutionnaires ne sont plus légitimes face à leur jeunesse, elles continuent de s’accaparer ces ressources en préparant leurs descendants à prendre la relève. Ce blocage est d’autant plus insupportable pour cette jeunesse que l’ouverture sur le monde grâce à Al-Jazeera, CNN, Facebook, ou Twitter leur a permis d’être beaucoup plus critiques envers leur société. Ils ont également vu l’émergence des nouvelles puissances mondiales (Chine, Inde) tandis que leur monde restait figé dans une stagnation sans issue. Les causes de ce blocage sont liées avant tout à la rente pétrolière. Ses effets sont connus tant sur un plan macroéconomique (captation de toutes les ressources en capital par le secteur des hydrocarbures) que microéconomique (développement de l’inflation, de bulles financières, d’économie informelle, tout ceci ne générant aucune croissance). Au delà de la rente, quelque chose de plus vicieux est illustré par l’Etat rentier. Il y a une véritable imbrication entre secteurs politique et économique, puisque les oligarchies en place ne veulent pas démanteler ce qui fait le fondement de leur pouvoir, et ne veulent pas voir émerger des classes moyennes autonomes, économiquement dépendantes de l’Etat. L’objectif de ces Etats sera de marginaliser la rente au profit du consentement à l’impôt, de faire émerger ces classes moyennes. Je suis plus optimiste sur l’avenir de la Tunisie et du Maroc, où ces classes moyennes existent, qu’en Egypte, en Syrie, en Irak ou en Algérie, où l’oligarchie reste toujours la norme.
Vincent Geisser (Sociologue et politologue français, chargé de recherches au CNRS et à l’IREMAM) – Révolutions arabes : les raisons d’une myopie occidentale.
Les périodes de transition politique sont des périodes de fluidité, des périodes grises. On ne fait jamais table rase du passé, même si les dynamiques de transition impriment très fortement la forme des nouveaux régimes. Il y a aussi une fluidité des démocraties occidentales. Les dernières déclarations de la diplomatie française sont aussi flottantes.
Il n’y a pas d’aveuglement, mais plutôt une myopie. Les ambassades ont bien fait leur travail dans le monde arabe, même si leurs pratiques différaient de celles des Etats-Unis, mais les rapports des diplomates français sont tout à fait cohérents avec ceux des américains.
Il y a des facteurs s’inscrivant dans une histoire longue. C’est notre vision du monde arabe, héritée de l’orientalisme, qui est une version savante du regard occidental sur l’Orient. Selon cette vision, les régimes autoritaires seraient quelque part naturels pour ces peuples. Ces peuples seraient difficilement gouvernables, et s’accoutumeraient mieux à ces régimes. Ce sont les déclarations de plusieurs hommes politiques français qui louaient par exemple le caractère moderne de l’Irak, de l’Arabie Saoudite… Cette vision qui tend à dire qu’il s’agit des meilleurs régimes possible est assez répandue.
Il y a aussi le mythe développementaliste. Ces sociétés sont sous-développées, et donc pour conduire des réformes efficaces, il faut plutôt avoir un Etat autoritaire. Cette pensée, plutôt plus présente à gauche (avec le régime FLN par exemple) explique que même chez des militants très progressistes, ces régimes peuvent apparaître comme éclairés.
Il y a des facteurs inscrits dans l’histoire du temps présent. C’est le crédo néolibéral. Lorsque l’on écoutait la plupart des économistes, on avait l’idée d’une Tunisie exemplaire dans l’application des politiques néolibérales. Certes, le régime était autoritaire, mais était un bon élève de ces réformes soutenues par le FMI et la Banque Mondiale. Le FMI considérait il y a quelques mois que les résultats tunisiens étaient un exemple, et un facteur de stabilité…
Citons également les retombées indirectes du 11 septembre 2001. Pour la Tunisie, il ne faut pas sous-estimer ce phénomène. Ben Ali avait épuisé ses sources de légitimité internes et internationales à la fin des années 90, et les Etats-Unis réfléchissaient déjà à un scénario d’alternance. Le 11 septembre a remis en cause cette recherche d’alternance, et a re-légitimé le régime autoritaire. Ainsi, des dictateurs qui s’étaient trouvés au bord de remises en cause certaines ont pu se maintenir au pouvoir. C’est aussi le cas pour le Yémen ou la Lybie. En interne, on a pu constater des processus de fermeture du champ politique, avec des lois antiterroristes qui se sont appliquées à l’ensemble des sociétés civiles et des opposants.
La politique migratoire, la politique européenne de voisinage, a été l’un des piliers de la politique européenne. C’est l’un des axes prioritaire que de faire prendre en charge par ces pays, notamment le Maghreb, la Lybie et l’Egypte, une partie de la politique sécuritaire, avec l’installation de camps de transit, de flux financiers, de subventions… Ces régimes ont donc retrouvé, grâce à la politique européenne de voisinage, une légitimité aux yeux des responsables européens.
Enfin, un facteur plus hexagonal : la doctrine diplomatique française. Cette myopie est le produit d’un habitus diplomatique consistant à travailler avec les représentants des Etats en place, quels qu’ils soient. Mais une logique encore plus absolue consiste à éviter de froisser les relations avec les régimes, et notamment, ne pas prendre d’initiative pouvant entraîner de mauvaises relations dans l’Etat. Par exemple, il ne faut pas rencontrer d’opposants. On apprend à un diplomate français à avoir peur. Le diplomate américain lui n’a aucun complexe à rencontrer les opposants, les syndicalistes… Et donc, s’ils n’ont pas une meilleure politique étrangère, ils ont un diagnostic plus pertinent des situations. Leur diplomatie est plus tournée vers la société civile. De même, le Quai d’Orsay avait moins le pouvoir de décision que l’Elysée, et l’on observe le poids des conseillers du président au détriment des diplomates de carrière. On a personnalisé la politique, marginalisé le Quai d’Orsay, et négligé les notes diplomatiques.
Gilles Guglielmi, Antoine Bouzanquet, Karim Amellal, Vincent Geisser, Alexandre Kateb, Olivier Beaud.
Karim Amellal (Auteur, enseignant à Sciences Po, directeur général de la chaîne de télévision Stand Alone Media) – Le regard français sur les révolutions : quelle ligne, quels enjeux ?
A l’aune de ce qui s’est passé dans ces pays, on peut caractériser une position française constituée par un discours dominant. C’est un regard français. Et notamment, comment ce discours est-il produit ? Je vais me focaliser sur des choses séquentielles, actuelles. Le regard français est un mélange de peur, d’inquiétude, d’indifférence et d’ignorance. Il a beaucoup coûté à la France.
Un paradoxe : le 17 février, le président de la République lors d’une allocution indiquait que « le changement était historique, et qu’il ne fallait pas avoir peur. Après tout, les révolutions arabes se font au nom des idéaux de la Révolution française ».
Le premier élément constitutif du discours officiel, c’est la peur, l’inquiétude, quelques fois l’indifférence. On peut développer quatre facteurs.
– II y a une promiscuité sidérante des élites françaises et de ces pays. L’attentisme à encourager les mouvements révolutionnaires révèle l’intrication des relations franco-arabes. C’est un leg de notre histoire coloniale qui traverse la production de ce discours dominant. Un certain nombre de positions prises par rapport aux révolutions arabes ne peut s’expliquer autrement que par les relations denses et anciennes entre des personnalités médiatiques, politiques, économiques, et d’anciens acteurs des régimes renversés.
– La peur structurante de l’Islam, et surtout, de l’islamisme ou de l’Islam politique. De ce point de vue, l’Islam continue d’être un point constitutif de la grille de lecture de nos élites, notamment diplomatiques. Cette peur a congelé, anesthésié les positions de plusieurs acteurs de ce discours dominant. Deux erreurs manifestes d’appréciation ont été faites. D’abord, les révolutions se sont faites dans un univers séculier, c’est à dire non religieux. La seconde, c’est que les premiers à avoir récupéré l’Islam politique, ce sont les responsables politiques.
– L’abandon de la fonction critique des intellectuels, et l’absence de contre-pouvoirs réels. Le système fonctionne en circuit fermé. La France est une société de Cour, de réseau, autour du pouvoir politique. Les intellectuels ne peuvent que s’aligner sur une norme dominante, et ceux qui ne le font pas ne peuvent qu’être exclus. Cela pose la question de l’indépendance de la presse, de l’absence de contre-pouvoir, et tout ceci ne peut que s’expliquer par l’intrication des champs politiques, intellectuels, économiques…
– Il y a une réaction réactionnaire. La position du gouvernement français légitimée par la sphère intellectuelle est constitutive de l’instrument de conquête du pouvoir dans la perspective de 2012. Le discours de cette révolution réactionnaire se légitimise.
Olivier Beaud (Professeur de droit public à l’université Paris II Panthéon – Assas) – Observations générales et regard constitutionnel de la situation.
La première chose intéressante dans ces révolutions, c’est la prise de conscience d’une identité politique démocratique. Tout cela dément la thèse selon laquelle certains pays seraient structurellement inaptes à devenir des démocraties. C’est la preuve que l’aspiration à la liberté existe dans tous les peuples, et la révolution est le moment où se cristallise une vocation à l’émancipation. Par exemple, le fait que ce soit des pays musulmans, compris habituellement comme rebelles à la démocratie, est très intéressant. C’est la grande leçon à tirer de ces événements. C’est pourquoi l’on pourrait être déçu par le fait qu’une grande partie des intellectuels français n’aient pas reconnu ce fait d’évidence. Mais il faut ensuite rationaliser, ne minimisons pas les dangers des révolutions. La démocratie ne s’institutionnalise pas du jour au lendemain. Des mouvements révolutionnaires peuvent être confisqués ou interrompus par des mouvements réactionnaires. Il faut voir maintenant comment ces révolutions vont s’institutionnaliser.
Cela nécessite des élites politiques non corrompues. La question de la supériorité de la société civile sur le pouvoir militaire reste posée : comment permettre l’autonomie de la société civile ? Le cas tunisien serait peut-être plus simple que le cas lybien. Il faut arriver à coaguler les forces démocratiques.
Pour répondre à Monsieur Amellal, je ne crois pas que la question des intellectuels soit forcément spécifique au cas qui nous préoccupe. Le silence des intellectuels s’explique peut-être par le fait qu’ils ont du mal à se faire entendre. Il existe des intellectuels professionnels qui monopolisent la parole légitime, ce qui fait que les intellectuels sérieux et compétents n’ont pas d’accès aux médias. Ce n’est pas forcément lié aux révolutions arabes.
Sur la politique diplomatique. En tant que constitutionnaliste, le problème est que les ministres ne représentent pus grand chose. Le ministre des affaires étrangères et son administration sont normalement compétents, techniquement parlant. Or, ils sont concurrencés par la présidence de la République, et même par Matignon. Aussi, l’influence des cabinets sur les gens compétents pose également problème. Les diplomates sont mis à l’écart et délégitimés. Le ministère n’est pas correctement informé, et j’ai du mal à croire que des intellectuels puissent déterminer la politique d’une nation. Ces révolutions arabes sont le révélateur du fonctionnement de l’Etat français, à cause de la présidentialisation accrue, qui est dysfonctionnelle. Les choix des ministres sont très politiques. Qui doit-on nommer aux affaires étrangères ?
Débat avec la salle – Séance de questions-réponses
Vous avez parlé des révolutions arabes. Mais peut-on les appeler révolutions ? Car l’on revient à une situation politique antérieure. Pour la Lybie, les révolutionnaires veulent réinstaurer l’ancien royaume lybien d’avant 1969. Je ne pense pas que le terme de révolution soit bien choisi.
Vous avez insisté sur les facteurs socio-économiques. Je n’y crois pas, car la revendication est d’abord tournée vers la liberté. Des pays arabes sont très riches, et subissent quand même des troubles.
Vous avez également soulevé la myopie de la démocratie française. La diplomatie française allait simplement dans le sens des intérêts français, qui se trouvaient à côté des Etats, et non à côté des peuples.
M. Beaud, selon vous, qu’est ce que Carl Schmitt aurait pensé de ces événements ? Cela va-t-il aboutir à une disparition de ces Etats et à leur transformation vers une sorte de « méga-Etat » ?
Olivier Beaud. Je ne pense pas qu’il puisse exister un « méga-Etat ». Cela dit, certains parlent d’une division de l’Etat lybien. Sinon, ce n’est qu’un changement de gouvernement induit par une insurrection populaire. L’Etat au contraire va en sortir renforcé si la transition démocratique réussit. Je ne vois donc pas cette situation déboucher vers un éclatement d’Etats.
Vincent Geisser. On pourrait formuler une hypothèse. Le symbole de ces révolutions, c’est le drapeau, c’est l’hymne nationale, parfois hors des caractéristiques composites de ces sociétés. Les gens se sont retrouvés dans une culture patriotique que ces régimes leur aurait enlevé. Ce n’est plus le mouvement du grand monde arabe, mais celui du patriotisme. Ce n’est pas non plus un mouvement identitaire ou nationaliste. C’est une vraie rupture par rapport à l’imaginaire arabe des années 70 où l’on pensait à un grand monde arabe.
Alexandre Kateb. Effectivement, c’est avant tout une demande de liberté et de dignité qui est au centre des revendications. Mais il y a une telle imbrication entre les problèmes politiques et économiques que la liberté politique ne pourra pas aller sans solutionner la rente ou le chômage. Il faut passer à une libéralisation complète, et non pas seulement virtuelle comme le prône le FMI, et cela suppose de démanteler les oligarchies rentières par des mécanismes de réinvestissement, comme ce qui se fait en Norvège, en réinvestissant la rente pétrolière dans des réforme à long terme (emploi, qualification, productivité de la main d’œuvre …).
Juste une remarque. Je vis au Maroc, et donc je suis au quotidien les différentes manifestations. Vous êtes revenu sur la libération de la parole. Il est vrai que les intellectuels ont enfin pu se ré-emparer des débats. La liberté de la presse commence à être effective. En France, on remarque qu’il y a également une libération de la parole. Sur France 2 par exemple, des gens très intéressants interviennent sur ces révolutions arabes et leur impact, qui n’auraient pas eu la parole habituellement. Espérons que cette ouverture va persister.
Je me pose une question sur le terme de « myopie ». On devrait plutôt parler d’hypocrisie. Je me demande pourquoi certains mouvements réussisent à aboutir, alors que d’autres n’arrivent pas à se développer. On a l’impression que des réformes économiques marchent dans certains Etats et pas dans d’autres. Le monde arabe ne serait-il surtout le théâtre de relations qui le dépassent, par exemple entre les Etats-Unis, la Chine… ces derniers soutiennent, on le sait, les différentes factions.
J’ai l’impression qu’on tourne autour de la question posée aujourd’hui. Les révolutions tunisiennes et égyptiennes ont réellement eu un départ populaire, par internet, par les manifestations… Concernant le caractère socio-économique, les vrais questions seraient plutôt de savoir d’où viennent les aides. la France n’a pas forcément un rôle à jouer dans tous les Etats arabes. Ces Etats doivent avoir leur autonomie. Enfin, n’oublions pas que les intellectuels du monde arabe ont eu un véritable rôle dans ces révolutions.
Alexandre Kateb. Il existe effectivement des spécificités nationales. C’est lié à l’idée que certes, des Etats rentiers existent, mais qu’ils connaissent des variantes. Il y a ceux qui sont purement patrimoniaux (pétro-monarchies du Golfe) où les structures sociologiques sont très particulières (domination tribale, confusion entre patrimoine public et patrimoine oligarchique). Le problème de la redistribution s’y pose donc autrement, car elle se fait non vers des individus mais vers des groupes identitaires. Les Etats maghrébins eux, même traditionnels, sont néo-patrimoniaux. Ces élites ont du composer avec de nouvelles forces, civiles, issues de l’urbanisation et de la scolarisation, et qui ne partagent pas forcément l’appartenance à l’oligarchie dominante. Dans tous ces pays dotés d’une autonomisation de la sphère économique, il y a plus de chances que l’essai soit transformé, et que les progrès économiques soient réels.
Il ne faut pas en revanche surestimer les théories du complot.
Vincent Geisser. L’économie de la rente est particulièrement importante. A un moment donné, c’est par un sentiment de gâchis qu’une partie des élites économiques vont rejoindre la révolution C’est comme cela qu’on comprend pourquoi beaucoup de gens issus du patronnat algérien ont soutienu la révolution. L’élite rentière semblait menacer le libéralisme tunisien.
Il faut faire attention aux théories du complot, réductrices et simplistes. Les dynamiques protestataires montrent que les choses sont complexes, et que les financements étrangers ne sont pas au centre des événements. Enfin, oui, il y a une hypocrisie, mais elle repose sur des préjugés et des présupposés. L’intrusion de l’Arabie Saoudite dans le Golfe est fondée sur ce mythe des régimes arabes modérés.
Vous avez dit qu’il ne fallait pas croire qu’il n’y a pas d’influence des intellectuels en France. Qu’en est-il de l’influence de Bernard Henry-Lévy ? Egalement, l’intervention française en Lybie est-elle constitutionnelle ?
Olivier Beaud. Comme je le disais, on n’entend pas toujours les intellectuels qui ne sont pas médiatisés, ce qui n’est pas le cas de Bernard Henry-Lévy. Bernard Henry-Lévy a joué un rôle effectivement important sur la question lybienne, mais je ne parlais pas de lui.
La Ve République autorise beaucoup de pouvoirs au président. Le cas de la guerre en fait partie. Le contrôle parlementaire est réduit. Il manque des débats, des délibérations. Il ne s’agit pas d’une déclaration de guerre cela dit, en tout cas dans notre vocabulaire constitutionnel. C’est donc très problématique, et le système de la Cinquième République se voit dénoncé par ces événements. Il faudrait par exemple peut être repenser à la question de l’élection du président de la République au suffrage universel direct.
Gilles Guglielmi. La formule de la déclaration de guerre est précise. Il s’agit d’une opération internationale. Plus jamais ainsi, le Parlement ne s’occupera de ces questions, puisque plus jamais nous ne déclarerons la guerre. Puis, nous n’avons pas besoin de déclarer la guerre, puisque les services secrets français armaient les révolutionnaires lybiens quinze jours avant que l’Etat ne le reconnaisse discrètement.
Au vu des causes de ces révolutions arabes, on entend parler de revendication, d’affranchissement… Mais quand on sait que ces pays sont très jeunes, pauvres, brimés, ne seraient-ce pas ces revendications qui devraient être prioritaires plutôt que l’Etat de droit ?
Ensuite, est-ce que ces problèmes ne seraient pas liés à la politique coloniale française ?
Est ce que l’intervention lybienne n’aurait pas été causée par les problèmes rencontrés par Total dans le pays ?
Et enfin, est-ce que le Maroc, qui a eu un développement spectaculaire et unique en Afrique, ne pourrait pas être desservi par ces révolutions ?
Pourquoi l’occident se sent-il obligé d’intervenir dans le monde arabe ? Ne serait-ce pas pour pouvoir gérer des ressources qui sont vitales en Europe ?
Alexandre Kateb. Je vais revenir sur les revendications économiques. Evidemment, le malaise présent économique dans ces pays, il est prégnant, et est au coeur des revendications de ces peuples. Mais c’est très lié au système politique et institutionnel particulier, mis en place depuis les indépendances, relayé par une certaine idéologie d’un Etat-parti unique. C’est la situation inverse en Chine, où l’Etat reste autoritaire, mais où les dirigeants ont compris que pour préserver la stabilité du pays, il fallait libéraliser l’économie, et ouvrir les opportunités pour le petit peuple. Mais même en Chine, la revendication de liberté reste très importante, alors que les intellectuels et les artistes restent brimés. Dans les pays arabes, la situation est pire, puisque ces Etats autoritaires sont d’autant plus remis en cause par leur population. Les revendications économiques sont donc intimement liées aux revendications politiques et institutionnelles.
Ensuite, il est vrai que le développement marocain a été important, au niveau des provinces rurales, de la décentralisation administrative, de l’alphabétisation, du droit des femmes, mais on est encore très loin du compte. La situation socio-économique est encore plus catastrophique que ce qui existe dans les autres pays.
Gilles Guglielmi. Une révolution c’est, par définition, spontané. Il faut donc se méfier des théories du complot. Il n’y a pas de révolution pure du début à la fin. Même la révolution américaine a vu les propriétaires récupérer le mouvement. La Révolution française a été récupérée par la bourgeoisie. On peut donc discuter longtemps sur ce qui se passe en Egypte : ensemble d’émeutes ou véritables révolution? En tout cas, le processus révolutionnaire n’est jamais pur. Le peuple se fait entendre par intermittences, les dirigeants sentent la pression, puis l’on avance. Il faut donc observer ce qui se passe.
La conditionnalité de l’Etat de droit, c’est un mythe. Comment poser des conditions pour un système sur lequel personne ne s’entend quant à sa définition ? C’est avant toute chose un sentiment. C’est une revendication, puis lorsque l’on est en Etat de droit, on sait qu’on y est. On n’efface pas les liens historiques de la colonisation, mais il faut les faire évoluer.
Vincent Geisser. Il y a un lien indéniable entre politique et économie. Mais dire qu’un facteur est plus important qu’un autre est dangereux. La Tunisie est ainsi bien mieux équilibrée que le Maroc en termes économiques. Il n’y a pas de relation mécanique entre une situation économique et une situation politique. C’est dans un schéma de causalité que l’on peut seulement trouver des facteurs explicatifs. Mais, ce qui explique que le Maroc n’explose pas, c’est parce que l’espace public est bien géré par les partis politiques. A l’inverse, la Tunisie ne comprend pas les manifestations, là où le Maroc peut produire des interlocuteurs à l’Etat.
Enfin, la place des universitaires dans le débat médiatique est marginalisée. Ils sont remplacés par des experts. Il faut donc faire attention à la notion d’intellectuel. Il y a plutôt une professionalisation de la médiatisation.
Toute l’équipe du Petit Juriste vous remercie d’être venus aussi nombreux.
Nous remercions vivement les intervenants pour leur intervention de grande qualité ainsi que le public pour la richesse du débat.
Organisation de la conférence : Loubna Zrari
Compte rendu : Antoine Faye et Loubna Zrari
Photos : Jean-Christophe Grognet et Loubna Zrari