Le 28 octobre 2009, le Ministre de l’Economie, des Finances et de l’Industrie Christine Lagarde confiait à Pierre Fleuriot (Président de Credit Suisse France, ancien Directeur Général de la Commission des Opérations de Bourse) ainsi qu’à Jean-Pierre Hellebuyck (AXA IM) et Olivier Poupart-Lafarge (membre du Collège de l’AMF) une mission d’évaluation sur le fonctionnement des marchés actions et obligations, avec en ligne de mire, la révision prévue de la Directive MIF (Marchés d’Instruments Financiers). Suite au rapport remis au Ministre en février 2010, nous sommes allés interroger Pierre Fleuriot qui a accepté de répondre à nos questions.
Comment votre rapport a-t-il été accueilli ?
– P. Fleuriot : Il a reçu un bon accueil, j’ai exposé à Mme Le Ministre Christine Lagarde en lui remettant le rapport que ce que je proposais était de mon point de vue une analyse équilibrée. Cette analyse pouvait éventuellement être considérée comme plus favorable à la Directive MIF en termes de bilan que le jugement de certains acteurs de la place de Paris car j’avais en effet observé que le jugement porté en France sur la Directive était plus négatif que ce que l’on pouvait entendre au Royaume-Uni ou en Allemagne.
Ce jugement m’avait étonné mais j’ai pu comprendre qu’au regard des principes fondamentaux du marché boursier français, d’essence égalitaire et réglementé avec un prix central valable pour tous à un instant T, la Directive avait remis en cause ce fondement par l’abandon de la possibilité de maintenir la centralisation. Finalement cela a donc provoqué plus de bouleversements en France qu’au Royaume-Uni ou qu’en Allemagne ; la bourse de Londres n’avait déjà pas de monopole, et en Allemagne, le hors marché représente une part importante. Alors qu’en France, c’était presque une défaite idéologique ou en tout cas un bouleversement plus profond.
Pour autant au terme de mon analyse j’ai essayé de porter un jugement équilibré sur les objectifs de la Directive, et sur la façon dont elle les avait plus ou moins atteints. J’ai aussi pu juger d’un certain nombre de travers de la Directive.
Quels travers ?
Les principales critiques du rapport portent sur le défaut de transparence et sur l’objectif premier de baisse des coûts.
L’un des objectifs principaux de la Directive était de faire baisser les coûts de transaction en vue d’augmenter les volumes échangés sur le marché pour ainsi faire baisser le coût d’accès au capital des grandes entreprises ou l’aligner sur celui des États-Unis. Dans l’analyse de départ on partait de l’observation que la capitalisation boursière est identique aux États-Unis et en Europe, mais que le taux de rotation du capital est plus faible en Europe, ce qui signifie que le coût d’accès au capital pour les entreprises européennes est plus élevé. Il faudrait dont augmenter le taux de rotation et pour augmenter ce taux, il faut diminuer le coût de transaction et dans cet objectif, sur la partie qu’est la tarification, introduire plus de concurrence.
Mais le marché comme l’investisseur final n’a pas eu le sentiment de capturer un avantage significatif en matière de baisse du coût de transaction avec la Directive MIF. Tout d’abord il faut noter que la composante « tarification boursière » n’est qu’une partie du tarif de la transaction elle-même, et que d’autres éléments rentrent en jeu (par exemple, compensation, règlement-livraison etc.). D’autre part, les coûts liés à la complexité du système (fait pour les intermédiaires d’avoir à investir pour assurer l’obligation de best execution, fait que pour accéder à l’information sur les multiplateformes il faille mettre en œuvre pour les intermédiaires des investissements importants etc.) font que certains ont pu s’exprimer en disant que la baisse des coûts de transaction résultant des modifications de tarification boursière a été compensée par la hausse des coûts générée par la réforme elle-même.
Donc un premier élément était de critiquer le fait que l’objectif n’était pas atteint ; un deuxième élément était de dire, surtout pour les émetteurs (forcément concernés par ce type de Directive), mais aussi pour les investisseurs et les intermédiaires, que la réforme s’était traduite dans les faits par beaucoup d’opacité et de complexité.
Et c’est l’une des principales critiques que je forme à l’encontre de la Directive : si le principe de transparence est bienvenu puisque même les transactions hors marché doivent donner lieu à information du marché ce qui n’existait pas auparavant et a donc renforcé l’importance de la transparence ; dans la réalité du quotidien cette notion s’est amoindrie car la Directive ne précise pas de façon suffisamment détaillée la façon d’organiser la mise en œuvre de la transparence. Le principe ne suffit pas, il faut veiller à ses modalités d’application. Le principal grief ressenti, notamment en France mais pas exclusivement, est la dégradation de la qualité de l’information du marché liée à la multiplication des lieux de transaction et à l’absence d’organisation efficace de l’information post transaction.
C’est faire un constat d’échec que de voir que le principe de transparence ne suffit pas ?
« Constat d’échec » me parait sévère ; le jugement critique du rapport montre que le principe de transparence est bien posé par la Directive, mais qu’on ne peut pas s’arrêter au seul principe et l’on voit que dans les modalités d’application, il est nécessaire de rentrer dans le détail.
Faut-il donner la même définition à la transparence sur le marché actions et sur le marché obligataire ?
Ces deux marchés sont assez différents ; le marché obligataire est assez transparent en matière d’information pré-transaction car c’est un marché très institutionnel, cette transparence est assurée par les différents systèmes d’information. A l’heure actuelle, l’importance de la transparence se trouve principalement au regard du marché des actions qui est un marché grand public sur lequel la transparence est un élément clé et un enjeu important pour les investisseurs comme pour les émetteurs ; le taux de détention de leurs émissions obligataires par tel ou tel investisseur ou le prix de négociation sur le marché secondaire est moins essentiel à l’émetteur que ce qui se passe sur le marché actions.
En matière de trading algorithmique et de trading à haute fréquence, n’y a-t-il pas des limites règlementaires à mettre en place pour assurer la transparence ?
Il faut au préalable rappeler que le trading algorithmique[1], c’est-à-dire les transactions générées par des programmes informatiques qui déclenchent des flux d’ordres, est aussi un mode d’exécution des ordres qui permet d’exécuter des volumes importants qui ne réclament pas un traitement manuel.
Deuxièmement, le trading à haute fréquence[2], qui est une partie de ce trading algorithmique apporte une contribution au marché en termes de liquidité ; lorsque l’on dit que cela représente par exemple 30% du marché, cela veut dire que si l’on enlève ce trading, 30% des volumes disparaissent, ce qui aurait inévitablement un impact sur le spread et donc sur la liquidité ou le prix de la liquidité sur le marché.
Dans mon rapport j’ai essayé de poser un jugement équilibré en disant que le marché est un lieu de rencontre où le prix qui résulte du marché, son efficacité, sa justesse, résulte de la confrontation d’une pluralité d’acteurs et d’opinions sur la valeur du bien sous-jacent. Donc ce qui est important est de préserver la capacité pour différents types d’acteurs d’accéder au marché dans des conditions équivalentes. Pour moi le principal risque du trading algorithmique, en dehors d’une utilisation délictuelle[3], est l’effet d’éviction : si le poids pris par ces formes de négociation vient contrecarrer la capacité pour des intermédiaires plus traditionnels d’intervenir sur le marché et ainsi écarter ce type d’acteurs pourtant également nécessaire à la fabrication d’un prix.
Aussi le rapport encourage-t-il le régulateur à avoir des outils de suivi grâce à une véritable transparence post-marché sur le rôle en termes de volume joué par le trading algorithmique par rapport à d’autres formes d’exécution d’ordres, afin de s’assurer que telle ou telle forme d’intervention sur le marché ne vienne pas prendre une part trop importante qui ferait que le jour où ce type d’acteur, pour prendre l’exemple du trading algorithmique, soit amené à réduire sa présence pour une raison ou pour une autre, on se retrouve avec un vide de la part des autres acteurs. Le rôle du régulateur est de faire en sorte que les différents types d’acteurs, les différents types de stratégies, puissent tous trouver leur place sur le marché afin que la fabrication du prix résulte sur le marché d’une pluralité d’opinions et d’acteurs. Le trading algorithmique n’est pas condamnable en tant que tel, mais il faut s’assurer que sur le marché il n’ait pas un effet d’éviction par rapport aux autres acteurs.
Pourriez-vous nous expliquer « l’effet d’éviction » ?
Ce risque s’illustrerait notamment dans le cas où des intermédiaires « traditionnels » n’aient pas la capacité d’investir, car par exemple sur les rapidités d’exécution ils n’auraient pas la colocation auprès des ordinateurs centraux de marché ; ils n’auraient pas les programmes informatiques permettant une exécution rapide des ordres de sorte que quand ils devraient traiter un bloc, au moment d’envoyer les instructions ils seraient pris de vitesse par des formes de trading algorithmique plus rapides à haute fréquence qui les dissuaderaient de venir sur le marché et les obligeraient à aller sur d’autres marchés ou à exécuter leurs ordres en hors marché
Qu’est-ce que le système d’information en continu (consolidated tape) ?
Le principe est simple. Le système a déjà été mis en place aux États-Unis. Il s’agit pour le régulateur, d’avoir des définitions standardisées au niveau européen sur les valeurs cotées, afin de permettre, par cette harmonisation, d’avoir une information consolidée sur une même valeur, quelque soit le lieu où elle est négociée.
Une fois que les caractéristiques techniques seront standardisées au niveau européen, le choix sera soit d’un système parapublic, avec un appel d’offres lancé pour mettre en concurrence différents prestataires et confier une sorte de monopole de fait à une entité en charge de réaliser ce consolidated tape et qui donnerait en temps réel et en continu le prix d’exécution des transactions quelque soit le lieu où elles sont exécutées. Ou bien, une deuxième solution serait de faire confiance au secteur privé en considérant qu’une fois que les standards d’exécution seront définis, ce serait aux différentes agences ou prestataires spécialisés en matière de communication d’information qui utiliseraient ces informations standardisées pour mettre en place des outils de consolidated tape.
Il n’en demeure pas moins que le rôle minimum du régulateur est de standardiser les définitions afin de permettre que cette information consolidée en temps réel puisse être disponible. Après, il s’agit de faire le choix entre un système parapublic et un système entièrement laissé au secteur privé.
Les français sont historiquement plutôt de tradition parapublique. Ce n’est pas le cas de tous les pays européens ; c’est donc un choix qui doit intervenir au niveau européen.
Quel est votre regard sur l’avenir suite à ce rapport ?
J’ai adressé ces différents sujets dans ce rapport ; peut-être tous ne sont pas résolus précisément, mais j’ai essayé d’indiquer quelles étaient les questions les plus importantes par rapport aux questions plus secondaires, de formuler des propositions aujourd’hui en disant qu’il y en aura peut-être d’autres sur lesquelles on pourra progresser demain, comme la transparence pré-négociation ou le principe de best execution, mais ces questions là sont pour moi prématurées avant d’avoir résolu la question de la transparence post-marché qui, pour le régulateur, donnerait la boite à outils nécessaire pour lui permettre d’adapter son attitude réglementaire. Ceci doit se faire le plus possible au niveau européen car il y a des enjeux de compétition d’une place financière à une autre et donc une règlementation décentralisée ou une application trop décentralisée de la réglementation pourrait être inefficace à cet égard. Cette règlementation devrait plutôt se faire de niveau 3, car on voit qu’il y a beaucoup de sujets nouveaux qui apparaissent et on ne saurait avoir une Directive nouvelle tous les ans, donc il est important que l’ESMA dispose de moyens nécessaires pour pouvoir ajuster l’attitude au niveau européen de manière souple pour faire face à l’arrivée de nouvelles pratiques ou de nouveaux types d’acteurs qui n’étaient pas prévus au moment de la règlementation.
Vous ne craignez pas la lourdeur des dispositifs à mettre en place à un échelon aussi élevé ?
Vous savez, un marché financier est un lieu de rencontre entre des investisseurs institutionnels et des investisseurs particuliers – en tout cas pour le marché des actions –. Donc il y a une dimension politique inévitable à l’essence de ce type de marché et c’est donc important que le régulateur public ait un rôle à jouer et pour pouvoir le jouer il doit y avoir des instruments d’intervention qui sont à la base un outil de recensement des transactions, des outils d’analyse, qui nécessitent de l’informatique, des moyens techniques ; ainsi que des capacités de réflexion conceptuelle qui réclament des services, des départements, des gens qui travaillent et qui apportent une contribution intellectuelle.
Propos recueillis par:
Accédez au rapport :
http://www.economie.gouv.fr/directions_services/sircom/100217_rap_fleuriot.pdf [1] « Forme de transmission des ordres au marché réalisée au moyen d’algorithmes programmés sur ordinateurs, afin d’obtenir le meilleur prix (notamment en fractionnant l’ordre dans le temps et entre plusieurs systèmes de négociation). Il est utilisé à la fois par les investisseurs (fonds de pension, gestionnaires d’actifs, investisseurs institutionnels, hedge funds) et par les intermédiaires (brokers, teneurs de marché). Le trading algorithmique peut être mis au service de différentes stratégies d’investissement, la seule caractéristique commune étant l’absence d’intervention humaine lors de l’envoi de l’ordre au marché, même s’il peut y avoir une intervention humaine dans la décision d’achat ou de vente ». [2] Ou high frequency trading (HFT), « stratégies de négociation entièrement programmées, formant un sous-ensemble du « trading algorithmique », qui ont pour point commun une exécution très rapide pour laquelle le temps de « latence » entre la transmission de l’ordre et son exécution constitue un facteur essentiel de succès, une fréquence importante de transactions et un solde des positions entre le début et la fin de journée nul ou minimal ». [3] Par exemple, manipulation de cours, ndlr |