Le nom de domaine est devenu un outil stratégique pour les entreprises. Celui-ci leur permet d’avoir une visibilité sur Internet et ainsi de se faire connaitre des consommateurs. Il est souvent envisagé comme allant de concert avec une marque préalablement déposée. En effet, une entreprise a tout intérêt à ce que sa marque soit présente sur internet afin de confirmer sa notoriété et d’atteindre un nouveau public.
Pour autant, à la différence de la marque, il n’accorde pas un droit privatif à son détenteur et ne peut donc bénéficier de l’application du régime juridique propre à cette dernière. En réalité, les noms de domaine ne bénéficient d’aucun régime spécifique alors que les atteintes à ce type de droit sont fréquentes. Aussi à défaut d’un régime spécifique, les juges sanctionnent ces atteintes par le biais de l’action en concurrence déloyale fondée sur le classique article 1382 du code civil. A ce stade, il est nécessaire de délimiter notre analyse. Nous n’envisagerons ici uniquement les situations dans lesquelles un nom de domaine porte atteinte à une marque antérieure et celles où une marque ou un nom de domaine postérieur porte atteinte à un nom de domaine antérieur.
Tout comme les droits relevant de la Propriété Intellectuelle, le principe quant à la réservation d’un nom de domaine est celui de la liberté (I). Néanmoins, ce principe est écarté lorsqu’il est susceptible de porter atteinte à des droits antérieurs (II). Dans ces hypothèses, il existe des modes de résolution des litiges à la fois extra-judiciaires et judiciaires (III).
Pour plus de pédagogie et de lisibilité, les trois parties de cet article seront publiées de manière distincte.
Partie I / Le principe de la liberté en matière de réservation de nom de domaine
Pour bien comprendre la suite des développements, il est important de revenir sur la notion même de nom de domaine (1), puis d’envisager la procédure de réservation (2) pour ensuite évoquer les risques intrinsèques à ce type de droit (3).
1. Qu’est-ce qu’un nom de domaine ?
Un nom de domaine est une séquence textuelle localisant et donnant accès à un site internet. Il permet de ne pas utiliser l’adresse IP du site qui est constituée d’une succession de chiffres. L’objectif du nom de domaine est de simplifier et favoriser la mémorisation du site internet afin que les consommateurs puissent y accéder facilement.
Il est composé de quatre parties : exemple : http://www.lepetitjuriste.fr
- Le protocole(« http:// » ou « https://[1] ») : il s’agit d’un ensemble de règles et de procédures à respecter pour recevoir et émettre des données sur le réseau
- le préfixe (www.[2]) : il précise le réseau internet utilisé. Celui-ci n’est généralement pas indispensable pour atteindre les sites internet[3].
- le radical (lepetitjuriste) qui identifie le site
- le suffixe (.fr)
Concernant les noms de domaine, la protection juridique ne portait traditionnellement que sur le radical. Cependant, avec la création des nouvelles extensions, celle-ci peut s’étendre au suffixe. Le protocole et le préfixe n’étant pas indispensables pour accéder au site internet et ne pouvant être revendiqués au titre d’un droit individuel, il n’y a pas de conflit en la matière. Ainsi les litiges liés à des noms de domaine se cristallisent autour du radical et/ou de l’ensemble composé du radical et du suffixe.
2. La procédure de réservation
Avant de procéder à la réservation, le futur détenteur[4] doit déterminer le nom de domaine qu’il souhaite obtenir.
Concernant le radical, si la liberté est le principe, il n’en demeure pas moins que le choix est limité par des contraintes techniques. En effet, celui-ci est limité quant au nombre de caractères (exemple : les noms de domaine ayant l’extension .fr sont limités à 255 caractères contre 63 pour les .eu) ainsi qu’au type de caractères (uniquement des chiffres, tirets ou lettres).
Il faut noter que face au risque de pénurie de radical, une ouverture aux alphabets autres que le latin a été décidée ainsi que la prise en compte des majuscules et des accentuations.
Pour ce qui est du suffixe, le futur détenteur a le choix entre deux types : les « country code Top Level Domain » (ccTLDs) et les « generic Top Level Domain » (gTLDs). Le premier indique le pays d’où est originaire le site internet (.fr ; .es ; .de) et est toujours composé de deux caractères. Le second est composé de trois caractères minimum et est censé décrire l’objet du site (.edu pour l’éducation ; .com pour les sites à vocation commerciale ; .org pour les associations et organisations). Cependant ce caractère descriptif n’est pas toujours respecté puisque tous les sites internet en .com n’ont pas tous une vocation commerciale.
Toujours dans le même objectif de lutter contre la pénurie des noms de domaine, des procédures ont été mises en place, dès 2012, afin de favoriser l’émergence de nouvelles extensions. Celles-ci sont appelées les « new gTLD ». Il en existe trois catégories [5] :
- Les extensions ouvertes : extensions en caractères non latins (ex en langue russe ou chinoise), extensions géographiques (.paris, .bzh, etc.) reliées à un lieu, ville ou région, extensions sectorielles ou communautaires fondées sur des termes génériques qui indiquent la spécialisation d’un site web (.hotel, .radio, .music, .gay, .maori).
- Les extensions réservées à une cible spécifique (ex : « .banque »).
- Les extensions fermées, pour les entreprises qui déposent leur propre nom en tant qu’extension et s’en réserve l’utilisation exclusive (ex : .fnac , .amazon).
Il faut tout de même préciser que certains suffixes restent en dehors du commerce. L’extension .gov ne peut être, par exemple, utilisée que par les administrations américaines.
A titre d’illustration, GANDI, qui est un bureau d’enregistrement, a annoncé dès 2012 avoir reçu 500 000 demandes de pré-réservation de nom de domaine. Il a également communiqué les informations suivantes[6] :
Cette image montre que les extensions les plus demandées en 2012 étaient : .paris , .web et .bzh.
Ce mouvement de lutte contre l’épuisement des noms de domaine a progressivement été mise en place par l’Internet Corporation for Assigned Names and Numbers (ICANN) créée en 1998 par le gouvernement américain. Bien que liée juridiquement par l’état de la Californie, cette organisation a pour mission de gérer, au niveau mondial, les extensions de premier niveau (top level) ci-dessus présentées. Elle détermine les règles applicables ainsi que les nouvelles orientations en la matière.
Pour ce qui est de la réservation à proprement parlé, l’ICANN délègue cette mission aux différents registres (« Registry ») en charge respectivement d’une ou plusieurs extensions. L’AFNIC[7] gère par exemple les noms de domaine en .fr ainsi que 17 projets de nouveaux gTLDs dont le .paris et .bzh, , tandis que l’extension .eu est gérée par l’EURiD[8]. Il existe des règles spécifiques à chaque extension et qui sont répertoriées dans les différentes chartes de nommage. Nous avons d’ailleurs précédemment évoqué l’existence de ces différents régimes au travers de la question du nombre maximal de caractères pour un nom de domaine.
Dans les faits, ces registres ne gèrent pas l’enregistrement en lui-même. Ils se contentent de traiter l’enregistrement et de mettre à jour les différentes bases de données répertoriant les noms de domaine. La demande d’enregistrement doit donc être adressée à un bureau d’enregistrement (« Registrar ») qui assure la vente du produit au client. Pour n’en nommer que deux, GANDI et OVH sont des bureaux d’enregistrement.
A l’issue de l’enregistrement, qui est soumis à la règle du « premier arrivé, premier servi », le nom de domaine est réservé pour une durée qui varie en fonction de l’extension choisie. En général, les ccTLDs sont enregistrés pour une période d’un an renouvelable indéfiniment. Pour ce qui est des gTLDs, ils peuvent être déposés et renouvelés pour des périodes allant jusqu’à 10 ans. Pour autant, dans un but d’harmonisation, les offices tendent à calquer la durée de protection des ccTLDs sur celle des gTLDs.
3. Les risques inhérents aux noms de domaine
Le risque de pénurie est une première limite évidente à la réservation des noms de domaine. En effet, bien que le mouvement des « new gTLDs » soit en marche, il n’en demeure pas moins que le stock de noms de domaine disponible diminuera au fur et à mesure du temps. Il faut cependant relativiser cet élément dans la mesure où les new gTLDs offrent de multiples possibilités.
Enfin, lors de la demande de réservation, il n’est pas exigé que le réservataire s’assure de la disponibilité du nom de domaine (recherche à l’identique et élargie aux noms de domaines similaires). Une telle obligation serait d’ailleurs difficile à respecter tant il semble fastidieux de vérifier tous les noms de domaine existants au travers le monde. Rappelons également que l’ouverture à des alphabets autres que le latin complique cette recherche : comment s’assurer que le radical « laclédeschamps » n’est pas déjà utilisé dans la langue russe ou chinoise ?
Au travers de ces développements, nous voyons déjà poindre les difficultés qui peuvent naître en matière de noms de domaine. La réservation d’un tel signe peut donc manifestement aboutir à des litiges prenant différentes formes (II).
Suite du dossier
- Partie II / La protection des intérêts des concurrents, une limite nécessaire aux éventuels abus
- Partie III / La résolution extra-judiciaire et judiciaire des litiges en matière de nom de domaine
Bérénice Echelard
Pour en savoir plus
- Cour de cassation, Chambre commerciale, arrêt du 2 février 2016
- Avocats PICOVSCHI, Nom de domaine et concurrence déloyale sur internet, www.avocats-picovschi.com, 24 juin 2010
- Gaspard Hafner, Qu’est-ce que le cybersquatting ? Comment protéger une marque sur internet ?, blog.peexeo.com, 19 avril 2013
- Viviane Gelles, Litiges sur les noms de domaine : pensez aux procédures extra-judiciaires !, www.jurisexpert.net, le 3 avril 2014
- Maître Anthony Bem, Concurrence déloyale sur internet par l’usage des noms de domaine de concurrents dans ses backlinks, www.legavox.fr, 5 mai 2014
- Cour d’appel de Paris Arrêt du 4 décembre 1998
- Le domain name tasting ou l’usurpation des noms de domaine, http://blogtoolbox.fr, 8 janvier 2008
[1] Les plus connus sont « http » ( HyperText Transfer Protocol) ; « https » (HyperText Transfer Protocol Secure) utilisés le plus souvent pour le commerce électronique en ce qu’il apporte une certaine sécurité. Il en existe également des moins connus : « FTP » (File Transfer Protocol) pour le téléchargement de gros fichiers sur des serveurs de fichiers ou « mailto » pour la communication et l’échange d’emails sur des serveurs de messageries électroniques.
[2] www = world wide web. Il existe aussi « www2 » par exemple et qui fait référence à un second réseau internet.
[3] Certains sites internet peuvent cependant être inaccessibles en l’absence du « www ». C’est le cas lorsque le titulaire n’a pas fait l’opération de conversion entre l’adresse IP et le nom de domaine
[4] Puisqu’il ne s’agit pas d’un droit privatif, l’individu qui réserve un nom de domaine est titulaire et non propriétaire de celui-ci.
[5] https://www.afnic.fr/medias/dossier-thematique11_VF.pdf
[6] Communiqué de presse du 02 octobre 2013 http://fr.gandi.press/60941-nouvelles-extensions-500-000-noms-de-domaines-pre-reserves-chez-gandi
[7] L’Association Française pour le Nommage Internet en Coopération
[8] The European Registry of Internet Domain names