Depuis que le quinquennat de l’actuel Président de la République a débuté, on entend régulièrement divers commentateurs arguer d’un changement de régime. Selon ces diverses opinions, la pratique actuelle du pouvoir conduirait à une modification de la Constitution. Nous serions dans un régime différent de celui qui existait sous la présidence de Monsieur Chirac. Ou encore, on entend souvent parler de « violations de la Constitution ». Attachons nous donc à la question de savoir si nous sommes, sous la Ve République et sa Constitution du 4 octobre 1958, en examinant plusieurs exemples concrets qui ont fait débat, dont le dernier remaniement ministériel.
I Comment une Constitution est-elle modifiée ? – Le rôle de la coutume
A Explication de texte
Il serait contreproductif de revenir ici sur la notion même de Constitution. En effet, c’est une notion qui peut sembler précise et formelle mais qui en réalité suppose de nombreuses nuances, et soulève également plusieurs questions. Retenons seulement que la Constitution française se compose du texte du 4 octobre 1958, compris de manière extensive, c’est à dire avec ses renvois (Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, du 26 aout 1789, Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, Charte de l’environnement de 2004).
Il faut aussi noter que depuis la mue du Conseil Constitutionnel (pour mémoire, le 16 juillet 1971, Décision « Liberté d’Association »), la jurisprudence des neuf sages peut s’entendre comme faisant partie de la Constitution, même si cette réalité fait encore débat dans la doctrine.
Enfin, la coutume constitutionnelle peut être appréhendée comme de la Constitution. On reviendra ci-après sur cette notion, se contentant seulement ici de l’expliciter. A titre d’exemple, dire que le Royaume-Uni est dépourvu de Constitution n’est pas correct. En revanche, la Constitution anglaise n’est pas écrite : elle est coutumière.
Remarque : d’autres formes de textes peuvent apporter modification de notre Constitution, ou en tout cas y participer. C’est ainsi le cas des lois organiques, qui sont directement citées par la Constitution, et qui donc peuvent être considérées comme « entre-deux », c’est à dire supralégislatives mais infraconstitutionnelles, et les fameuses conventions de la Constitution, qui ne sont rien d’autre que ce que les auteurs de droit communautaire appelleraient des accords interinstitutionnels.
La révision de la Constitution de 1958 ne s’opère que par deux biais :
- Le normal : article 89 de la Constitution. Ce fut le cas de la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008. Pour simplifier, il faut soit la réunion du Congrès de Versailles, soit un référendum.
- Le biaisé : article 11 de la Constitution. Il permet au Président de la République, sur proposition du Premier ministre, de poser une question aux français par référendum sur diverses matières qu’on ne détaillera pas ici. Le général De Gaulle a considéré qu’il était possible de demander au peuple s’il voulait réviser la Constitution, alors que ce n’est pas expressément prévu par le texte. C’est d’ailleurs à cette occasion qu’il a instauré l’élection du Président de la République au suffrage universel direct, par la révision constitutionnelle du 6 novembre 1962. A noter aussi que face à ce mode de révision contestable et contesté, le gouvernement a subi la seule motion de censure couronnée de succès de la Ve République. Pour diverses raisons, la révision de 2008 a semble-t-il interdit un éventuel recours à cet article 11 pour réviser la Constitution.
Depuis 2007, une seule révision constitutionnelle a eu lieu, par l’article 89 de la Constitution et la réunion du Congrès. Force est de constater qu’elle n’a pas modifié le régime en place. En effet, un changement de régime, autrement dit, un changement de Constitution, ne peut être mis en oeuvre que s’il y a une véritable rupture par rapport au droit constitutionnel précédent, ce qui n’est pas le cas de la dernière révision. La nouvelle Constitution doit être si différente de la première qu’elle interrompt le droit antérieur pour en créer un nouveau. Ce phénomène de rupture peut se faire soit par une révolution, soit par une nouvelle Constitution. Ceci fait dire à certains auteurs que la Constitution de 1958, en ce qu’elle a été adoptée dans les règles prévues par celle de 1946, ne serait qu’une modification de cette dernière. Nous serions donc encore sous la IVe République, mais révisée…
C La coutume
Les civilistes comme les publicistes se souviennent surement de leur première année, et de cette notion difficile à cerner qu’est la coutume. C’est une pratique, qui est ressentie par la population comme étant obligatoire. Elle revêt classiquement deux dimensions : l’une factuelle, l’autre normative.
- Un fait. Une coutume doit être répétée (un fait isolé ne peut pas être une coutume), durable (elle doit s’installer dans le long terme), constante (elle doit être régulière, ne pas subir de ruptures) et claire (elle doit faire l’objet d’un consensus, et ne pas donner lieu à débat).
- Une norme. Les acteurs du jeu juridique doivent croire que cette coutume est du droit. Ils doivent respecter cette coutume sous la crainte de subir une peine en cas d’irrespect, comme ils le feraient pour n’importe quelle autre règle juridique écrite. C’est donc une source non écrite du droit.
En droit civil, on cite souvent l’exemple (un peu daté convenons-en) du nom marital. La femme qui se mariait prenait en général le nom de son époux, alors qu’aucune règle ne venait l’y obliger. C’était une coutume, puisqu’elle était répétée, durable, constante et claire, et que l’on pensait respecter une règle juridique.
Le droit constitutionnel n’échappe pas à la règle. La Constitution de 1958 est tellement émaillée de coutume que la simple lecture du texte ne permet pas d’appréhender le régime tel qu’il l’est aujourd’hui. On peut à proprement parler de révision constitutionnelle « douce » puisque les coutumes peuvent parfois contredire le texte.
Par exemple, le Premier ministre, après chaque élection présidentielle ou législative, remet au Président de la République une lettre de démission. Au choix du Président de l’accepter ou non. Ceci n’est aucunement prévu par un texte constitutionnel. C’est une coutume constitutionnelle. D’autres coutumes ont été fondatrices pour notre régime, parce que plusieurs dispositions constitutionnelles ne sont que la reprise de coutumes, qui se sont même parfois imposées contre le texte, comme les décrets-lois, devenus ordonnances (article 38 de la Constitution), ou la présidence du Conseil des ministres.
Une fois ces quelques bases posées, analysons les deux exemples mentionnés ci-avant.
II Le remaniement ministériel du 23 juin 2009 : révision de la Constitution ?
Le 23 juin 2009, le secrétaire général de l’Elysée, Monsieur Guéant, a présenté le nouveau gouvernement du Premier ministre, Monsieur Fillon. Il faut déjà savoir qu’aucune règle n’existe sur la composition d’un gouvernement. Pas de quotas, pas de qualifications requises, pas de nombre limite. De plus, aucune obligation n’existe concernant la composition des ministères. Si des ministères se retrouvent toujours (les régaliens, comme la défense, l’intérieur, la justice, les finances), ce n’est finalement que par coutume et par commodité (et un peu par influence des grands corps de l’Etat). Deux choses ont interpelé les commentateurs au sujet du remaniement ministériel.
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Pas d’inconstitutionnalité, pas de révision de la Constitution opérée ici par le Président de la République ou le Premier ministre. Tout au plus, on peut sentir poindre ici la coutume du fait majoritaire. C’est cette coutume qui explique qu’un Président de la République puisse être prépondérant dans le régime, parce qu’il détient une forte majorité au Parlement. Dés lors, il « usurpe » la fonction de chef de majorité au détriment du premier ministre. Au contraire, il « dénature » sa fonction d’arbitre et de gardien de la Constitution, indépendant des partis politiques. Cela dit, c’est une coutume que l’on peut faire remonter à la révision constitutionnelle de 1962 précitée.
B La présentation du remaniement
Seulement, il est également coutumier que ce soit le secrétaire général de l’Elysée qui fasse cette présentation. Encore une fois, nulle trace écrite de cette pratique. C’est bien une coutume constitutionnelle. On n’a donc, de ce point de vue, ni révision, ni violation de la Constitution.
III Le Congrès de Versailles et le discours de politique générale du gouvernement
Il est ici fait référence à deux évènements récents qui sont liés, et qui cristallisent les questions posées jusqu’ici par notre réflexion. Le premier est le nouvel article 18 de la Constitution, qui permet au Président de la République de s’exprimer devant le Parlement. le second y est consécutif : l’attente dans un discours de politique générale du gouvernement, et son refus par le Premier ministre.
A L’article 18 nouveau de la Constitution
1) Historique des relations entre le Président et les assemblées
Auparavant, le Président de la République ne pouvait communiquer avec le Parlement que par le biais de messages. Pourquoi ? Parce qu’entre 1870 et 1875, quand le gouvernement provisoire de Thiers hésite encore sur la conduite à tenir, et sur le choix entre République et monarchie, est conclu un pacte, dit Pacte de Bordeaux, le 18 mars 1871. Ce Pacte voit entre autre Thiers promettre à l’Assemblée de ne pas opter pour l’une ou l’autre des solutions, et de conserver un gouvernement provisoire. En effet, à l’époque, la classe politique est profondément divisée entre les monarchistes et les républicains. Mais Thiers rompt le pacte par son discours du 13 novembre 1872, et penche pour la République. Etant le personnage le plus influent de l’époque, notamment sur les députés, l’Assemblée décide alors de l’empêcher de s’exprimer par la loi de Broglie du 13 mars 1873, que Thiers qualifiera de « cérémonial chinois ».
Il faut dire que l’institution d’un Président de la République est un mauvais souvenir. Pour cause, c’est au cours de la Seconde République (1848-1852) qu’apparaît pour la première fois en France un Président de la République, Louis-Napoléon Bonaparte, qui sera élu à 40 ans en dépassant 50% des suffrages exprimés (ces deux statistiques n’ayant jamais été atteintes à ce jour. Il est donc le plus jeune et le plus populaire des présidents jamais élus). Le problème est que Bonaparte deviendra Napoléon III, notamment en muselant l’Assemblée (en tout cas, au moins jusqu’à la phase de libéralisation du Second Empire, de 1860 à 1870). Dès lors, il faudra attendre 1961 pour qu’une telle institution revoie le jour : un Président de la République élu au suffrage universel. Et d’ailleurs, le Président de la Seconde République, sur le modèle de celui des Etats-Unis, possédait cette faculté de s’exprimer devant l’Assemblée. Dés lors, il n’est pas étonnant de voir le traumatisme de la classe politique, que l’on a vu ressurgir à l’annonce de la révision constitutionnelle de 2008.
Le Président peut désormais prononcer un discours devant le Congrès. « Sa déclaration peut donner lieu, hors sa présence, à un débat qui ne fait l’objet d’aucun vote ». Il est difficile de parler ici d’une révision telle qu’elle bouleverserait le régime.
D’abord, cette mesure est largement symbolique. Le Président de la République peut s’exprimer de la même manière à la télévision, à la radio, ou dans la presse! C’est donc uniquement pour donner une aura particulière à son intervention qu’il se prononce dans ces conditions.
Ensuite, cette mesure, partiellement inutile au vu des moyens de communication existants, est aussi mal venue en ces temps de crise. Le budget d’une réunion du Congrès avoisine les 400 000 euros !
Enfin, le Président ne peut prendre part au débat qui suit sa déclaration, et qui d’ailleurs ne donne lieu à aucun vote. Autant dire que l’intérêt de la chose est donc très incertain.
Et rappelons encore qu’une autre République a déjà utilisé un tel système. Ce n’est donc pas une complète rupture avec la continuité constitutionnelle française, ou avec des principes républicains particuliers. Ce n’est pas, comme on a pu l’entendre, une atteinte à la séparation des pouvoirs, puisque cette disposition ne permet pas au Président d’influer sur le pouvoir législatif. C’est au contraire une mesure de collaboration des pouvoirs, qui dès lors ne pose aucun problème constitutionnel, d’autant plus que sa portée est surtout symbolique.
B La demande d’un discours de politique générale et son refus
A la suite du discours du président de la République à Versailles le 22 juin 2009, beaucoup de commentateurs, de députés et de sénateurs, attendaient un discours de politique générale de la part du Premier ministre.
Un discours de politique générale est un exercice de style auquel se livrent les premiers ministres, en général au moment de leur investiture. Ils prononcent devant l’Assemblée un discours sur les réformes qu’ils vont mener pour le temps où ils occuperont leur poste.
Il faut voir que c’est une coutume. Rien n’oblige un Premier ministre, lorsqu’il est nommé par le Président de la République, à faire un tel discours. C’est en revanche un moyen pour lui de se faire respecter par sa majorité comme par l’opposition. C’est depuis devenu une coutume, et donc, invariablement, tout Premier ministre commence son œuvre par un tel discours. Et donc, si l’on se base sur cette coutume, Monsieur Fillon n’y a pas échappé, dans la mesure où rien ne lui enjoignait d’effectuer un tel discours.
La Constitution traite tout de même de ces discours de politique générale aux articles 49 et 50.
- L’article 49 de la Constitution est surtout connu pour son alinéa 3, qui permet au Premier ministre, en échange de l’engagement de sa responsabilité, de faire adopter un texte sans vote. L’alinéa 1 lui permet d’engager sa responsabilité sur un discours de politique générale. L’alinéa 2 régit les motions de censure. L’alinéa 4 lui permet de rechercher l’approbation du Sénat sur une déclaration de politique générale.
- L’article 50 de la Constitution traite des conséquences de l’article 49, c’est à dire lorsqu’une motion de censure aboutit, ou lorsque l’Assemblée désapprouve le programme du premier ministre : la démission du gouvernement.
Dans ces deux articles, c’est au Premier ministre et à lui seul que revient la faculté d’engager sa responsabilité sur un discours de politique générale. Monsieur Fillon n’a violé aucune règle constitutionnelle, coutumière ou non, en accédant pas à la requête de ceux qui souhaitaient son intervention après le discours de Versailles, car cette faculté est à sa seule discrétion.
Conclusion
Il faut faire attention, à ce qui peut être entendu dans un domaine aussi complexe que la pratique de la Constitution. Souvent, les commentateurs ne sont pas les mieux informés lorsqu’ils parlent de « violation », de « révision », ou de « changement de régime ». Un texte juridique, a fortiori la Constitution, possède une marge de manœuvre, d’autant plus lorsqu’il est très général. C’est le cas de notre régime politique, qui à titre d’exemple permet deux fonctionnements diamétralement opposés que sont le fait majoritaire et la cohabitation. Les récentes évolutions constitutionnelles ne sont pas des changements de régime, et la pratique actuelle ne saurait, ni violer une coutume constitutionnelle existante, ni en démarrer une nouvelle, en tout cas pour l’instant (car une coutume nécessite, on le rappelle, du long terme).
Le général De Gaulle lors de son accession à la présidence de la République déclarait à cet égard : « Une constitution, c’est un esprit, des institutions, une pratique ».
Antoine Faye
Pour en savoir plus : |
Article 8 de la Constitution (nomination des ministres) Article 11 de la Constitution (révision biaisée de la Constitution) Article 18 de la Constitution (discours du Président devant le Congrès) Article 38 de la Constitution (ordonnances issues de la coutume des décrets-lois) Article 49 de la Constitution (engagement de la responsabilité du gouvernement/motions de censure) Article 50 de la Constitution (conséquences de l’engagement de la responsabilité du gouvernement ou d’une motion de censure). Article 89 de la Constitution (révision normale de la Constitution) L’élection du Président de la République au suffrage universel direct Les conventions de la Constitution, normes non écrites du droit politique, Pierre Avril, PUF, Paris, 1997, La révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 sur le site du Sénat Le décret du 23 juin 2009 relatif à la composition du gouvernement Polémique sur le coût de la réunion d’un Congrès à Versailles |