Si l’actualité juridique actuelle en France est monopolisée par la réforme de la loi travail, une autre plus silencieuse, mais lourde de conséquences, se prépare discrètement : il s’agit de la réforme du droit de la responsabilité civile. Ce fort longtemps gardé par l’article 1382 du code civil a récemment connu une intrusion, lors de l’entrée en vigueur de la loi sur la reconquête de la biodiversité en octobre dernier, par la reconnaissance explicite du préjudice écologique[1].
Le droit de la responsabilité civile refait, d’une certaine manière, peau neuve sans pour autant conduire à une véritable révolution. Si l’on admet volontiers en matière environnementale une évolution par la reconnaissance explicite du préjudice écologique, cette dernière semble ne pas être arrivée à son terme. La réparation du préjudice écologique en matière civile peut être considérée comme la résultante de l’application du principe du pollueur-payeur. Si son application a ici une connotation plus curative que préventive, la réforme du droit de la responsabilité civile[2]s’inscrit dans une logique plus préventive inspirée des principes de prévention et de précaution[3].
La mise en jeu du principe de prévention ou de précaution repose sur le niveau de connaissance du risque. Lorsque la relation de cause à effet, entre un acte donné et ses conséquences, est établie, le risque est dit certain et on applique alors le principe de prévention. S’il existe une incertitude scientifique sur ce lien de causalité, on appliquera, face à ce risque incertain, le principe de précaution pour parer à toute éventualité[4]. Au fur et à mesure que le problème devient plus clair et compréhensible, et que l’incertitude disparaît, l’intervention se justifie. On traverse ainsi, « le pont » séparant la précaution de la prévention[5].
Il est aisé de percevoir à travers les lignes de l’avant-projet de loi portant réforme du droit de la responsabilité civile, en France, l’admission d’une fonction préventive du droit de la responsabilité civile. Cette fonction relève-t-elle de la prévention ou de la précaution ?
Si la réforme du droit de la responsabilité civile admet explicitement la prévention comme une fonction du droit de la responsabilité civile, permettant ainsi d’établir un lien avec le principe de prévention en matière environnementale ; il est plus hasardeux, voire très téméraire, d’établir machinalement un tel lien avec le principe de précaution que les rédacteurs ont, à l’analyse, peut-être sciemment omis avec beaucoup de « précautions ».
La consécration de la « prévention »
Les rédacteurs de l’avant-projet de loi – la chancellerie et les nombreux contributeurs – en proposant, de manière explicite, la possibilité de mettre fin à des activités jugées illicites, avant même la survenance d’un dommage, font également échos aux instructions données par le principe de prévention.
La cessation des activités illicites : la confirmation des positions prétoriennes
L’avant-projet de loi portant réforme du droit de la responsabilité civile en France, dans sa version de 2017, inscrit la fonction préventive de la responsabilité civile. Par cette avancée, le juge se verra désormais reconnaître la possibilité de prescrire toute mesure définitive ayant pour objet de prévenir le dommage ou de faire cesser un trouble illicite. Il ne s’agit plus uniquement de réparer le dommage mais d’agir à sa source.
L’article 1266 du projet de réforme du droit de la responsabilité civile dispose qu’ « en matière extracontractuelle, indépendamment de la réparation du préjudice éventuellement subi, le juge peut prescrire les mesures raisonnables propres à prévenir le dommage ou faire cesser le trouble illicite auquel est exposé le demandeur ».
Les rédacteurs de l’avant-projet en reconnaissant, ostensiblement, la fonction préventive de la responsabilité civile n’auront fait que remettre au « goût du jour » ce qui existait déjà.
Déjà la cautio damni infecti romaine permettait de demander la démolition d’un immeuble menaçant ruine. La Cour de cassation française admet que le dommage certain consiste dans le fait d’être exposé à un risque[6], ce qui a des applications pratiques en matière environnementale. Un couple avait assigné en responsabilité, pour troubles de voisinage, l’exploitation agricole qui avait entreposé un stock de paille à proximité de leur maison. Par un arrêt du 10 novembre 2003, la cour d’appel d’Orléans a condamné l’exploitation à enlever la paille ainsi qu’au versement de dommages-intérêts. Sur pourvoi de la défenderesse, arguant de ce qu’aucun préjudice certain et actuel n’a été subi par les époux, la Cour de cassation confirme cette solution compte tenu du « risque indéniable (que la voisine) faisait courir à l’immeuble des époux »[7].
Cette évolution législative ne peut que réjouir les défenseurs de l’environnement pour qui le principe de prévention demeure la poutre maîtresse du droit de l’environnement.
La prévention des atteintes environnementales : l’essence du principe de prévention
On redécouvre à travers le principe de prévention les vertus de l’adage mieux vaut prévenir que guérir. Selon l’article L.110-1, II, 2° du Code de l’environnement français, « le principe d’action préventive (…) des atteintes à l’environnement, en utilisant les meilleures techniques disponibles à un coût économiquement acceptable (…) implique d’éviter les atteintes à la biodiversité et aux services qu’elle fournit ; à défaut, d’en réduire la portée ; enfin, en dernier lieu, de compenser les atteintes qui n’ont pu être évitées ni réduites (…) ».
Le projet de réforme prévoit à l’article 1279-6 que les dispositions de l’article 1266 (précitées) – qui permettent au juge de prendre des mesures préventives – restent applicables au trouble illicite auquel est exposé l’environnement.
Même si les mesures préventives ne parviennent pas à éliminer totalement les risques écologiques, elles ont au moins le mérite de réduire leur survenance dans les limites de l’indemnisable. Par leur application les dommages écologiques ne devraient plus se produire que de manière accidentelle[8]. En outre, l’obligation qui est faite à toute personne devant réaliser une activité pouvant avoir un impact non négligeable sur l’environnement de réaliser, préalablement, une Etude d’Impact Environnementale et Sociale (EIES), en l’occurrence pour les Installations Classées pour la Protection de l’Environnement (ICPE), en est une parfaite illustration.
L’adoption de l’avant-projet de réforme du droit de la responsabilité civile permettra de faire encore plus jouer son rôle au principe de prévention en matière environnementale. Qu’en est-il de son « frère jumeau » : le principe de précaution ?
L’omission par « précaution » du principe de précaution
Le silence est gardé dans la présente mouture de l’avant-projet de réforme du droit de la responsabilité civile de mars 2017, et même de 2016[9], quant à une action « préventive » en matière civile en présence d’incertitude scientifique.
Ce silence, bruissant de paroles, qui pourrait avoir sa source dans la fragile influence « préventive » actuelle du principe de précaution en matière de responsabilité civile, résulte d’un véritable imbroglio juridique lié à son application qui ne semble pas se dissiper.
La fragile influence « préventive » du principe de précaution
Le principe de précaution est le principe selon lequel « l’absence de certitudes, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment, ne doit pas retarder l’adoption de mesures effectives et proportionnées visant à prévenir un risque de dommages graves et irréversibles à l’environnement à un coût économiquement acceptable »[10].
L’invocation du principe de précaution lors d’une action en responsabilité civile tendant non seulement à obtenir la réparation d’un dommage, mais également sa prévention, n’allait pas de soi, au regard de la fonction traditionnellement indemnitaire de ce droit. Toutefois, malgré le fait que la jurisprudence ne soit pas unitaire sur ce point, et qu’elle n’ait pas été confirmée par la Cour de cassation française, plusieurs décisions ont tout de même admis cette possibilité dans un domaine en proie à une véritable incertitude scientifique : les antennes-relais de téléphones mobiles, suspectées de provoquer des dommages sanitaires pour leurs voisins.
Par un jugement du 30 juin 2003, confirmé par un arrêt de la cour d’appel d’Aix-en-Provence du 8 juin 2004, le tribunal de grande instance de Grasse a ordonné le déplacement d’une antenne-relais à la demande de personnes vivant à proximité, en retenant que la simple impossibilité de garantir l’absence de risque suffit à caractériser le trouble, en dépit de l’absence de certitude scientifique des effets invoqués. Toutefois cette décision n’est pas exempt de critiques du fait d’avoir admis l’existence de trouble en absence de risques certains. D’autres décisions viendront confirmer ce raisonnement, en particulier l’arrêt de la Cour d’appel de Versailles du 4 février 2009[11]. En l’espèce, le juge, après avoir constaté le respect des normes édictées en la matière, a estimé qu’il subsistait tout de même des doutes sur l’impact des ondes électromagnétiques sur la santé.
Toutefois, si les décisions précitées reposent principalement sur la théorie des troubles anormaux de voisinage, un jugement rendu, par le Tribunal de grande instance de Nevers le 22 avril 2010[12], montre comment le principe de précaution pourrait exercer « une influence plus directe, constituant le fondement exclusif d’une action préventive »[13]. Ce jugement a admis la condamnation civile d’un opérateur de téléphonie mobile sur le fondement du principe de précaution comme principe général du droit, applicable au droit de la responsabilité civile, et impliquant la prescription de mesures de prévention. Selon Mathilde Boutonnet, il se dégage de cette décision « une véritable mise en œuvre contentieuse à finalité directement et exclusivement préventive du principe de précaution »[14].
Cette dernière décision, qui semble tout à fait logique, permet d’esquisser les lignes de l’action préventive fondée sur le principe de précaution. Il revient au législateur d’intervenir pour préciser les conditions de mise en œuvre et déterminer le type de mesures préventives auxquelles elle peut aboutir[15]. Or, cette perspective pourrait ne jamais voir le jour, car la Cour de cassation française est venue précariser la place du principe de précaution en droit de la responsabilité civile[16]. « À peine émergée, l’admission de l’influence préventive du principe de précaution s’avère [déjà] fragilisée »[17]. À la lumière de la décision rendue par le Tribunal des conflits dans le contentieux des antennes-relais, l’action du juge judiciaire risquerait d’être, à l’avenir, limitée à des cas d’action illicite[18].
Certes, les décisions précitées n’affirment nullement la non-invocabilité du principe de précaution devant le juge. Toutefois, comme le souligne Mathilde Boutonnet, par le « biais de la compétence », elles la réduisent indirectement « à néant ». Il reste à espérer que le dénouement qu’a connu le contentieux des antennes-relais ne s’étende pas à d’autres contentieux liés à l’existence d’une incertitude scientifique. Encore faut-il que ces conditions d’applications fassent au moins l’objet d’un certain consensus.
L’insécurité juridique liée à l’application du principe de précaution
On assiste à travers l’application du principe de précaution, par les juges civils, à l’adoption de solutions contradictoires se rapportant à des faits presque identiques. Il existerait comme le relève Mathilde Boutonnet un « désordre jurisprudentiel »[19] lié à la conception que chaque juge se fait du principe de précaution. S’il ne fait plus aucun doute qu’il est invocable dans le contentieux de la responsabilité civile, les différentes conditions de son application sont porteuses de solutions contradictoires, dans des espèces identiques, comme le démontre le contentieux des antennes-relais[20].
Sur ce point, certains juges font preuve d’une grande souplesse favorable aux demandeurs. C’est le cas des jugements qui se contentent de « la preuve de l’impossibilité de garantir l’absence de risque »[21].
D’autres juges se montrent, en revanche, plus rigoureux et justifient leur décision au regard des conditions d’application du principe de précaution.
D’un côté, des juges refusent de le mettre en œuvre, après avoir constaté que les mesures destinées à gérer le risque étaient respectueuses du principe de précaution et proportionnées au risque[22]. De même, le Tribunal de grande instance de Lyon, le 15 septembre 2009, tout en admettant la possible action fondée sur le principe de précaution estime que le risque invoqué n’est pas suffisamment sérieux pour fonder la demande. Il précise même que l’incertitude du risque ne permet pas de l’appliquer automatiquement.
D’un autre côté, après avoir rappelé que le principe de précaution doit conduire à une solution proportionnée, le Tribunal de grande instance de Nevers, dans son jugement du 22 avril 2010, refuse d’ordonner le démantèlement de l’antenne litigieuse en raison du « coût trop élevé et disproportionné par rapport au risque peu élevé », mais estime qu’il est « (…) acceptable de demander à la défenderesse de présenter une étude complète du site et des mesures pouvant être prises pour limiter les émissions (…) afin de les rendre acceptables (…) ou à déménager son antenne dans un autre site moins sensible (…) ». Une mesure exclusivement préventive est prescrite dans cette affaire, mais elle reste différente de celle interdisant l’implantation de l’antenne litigieuse[23].
Les conditions d’application du principe de précaution sont tellement contradictoires, qu’il est difficile d’en tirer des leçons pérennes permettant de créer les conditions nécessaires à une sécurité juridique dans le cadre de son usage en droit civil. Pas de quoi rassurer les investisseurs dans l’innovation technologique, mais assez pour renforcer les rangs de ceux qui trouvent dans ce principe une pierre d’achoppement au progrès socio-économique. Certes les juges restent souverains, mais il revient aux juges de droit d’apprécier si les faits constatés remplissent les conditions nécessaires à la mise en jeu du principe.
En sus de la nécessaire indemnisation, l’évitement de certains dommages aux conséquences graves et irréversibles est devenu un enjeu majeur en matière sanitaire[24] et environnementale. Le coup du pouce du législateur se fait attendre, « de sorte que coexisteraient, au sein de la matière, la fonction indemnitaire traditionnelle et la fonction nouvelle d’évitement des dommages » [25]. Mais il est fort à parier, que dans l’état actuel de la jurisprudence, qu’il continu à agir avec « précautions » sans confirmer ce qui n’est pas stabilisé et qui se trouve au cœur d’enjeux politique et socio-économique majeurs. Et le projet de réforme du droit de la responsabilité civile en France semble n’être que le reflet de cette situation.
Dessa-nin Ewèdew Awesso
[1] Loi n° 2016-1087 du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages.
[2] Avant-projet de loi portant réforme de la responsabilité civile en France du 13 mars 2017.
[3] Voir les définitions données à l’article L.110-1, II, du Code de l’environnement français.
[4] N. de Sadeleer, Les principes du pollueur-payeur, de prévention et de précaution. Essai sur la genèse et la portée juridique de quelques principes du droit de l’environnement, Bruxelles, Bruylant, AUF, 1999, p. 115.
[5] Idem.
[6] Civ. 2ème, 24 février 2005.
[7] La Cour de cassation accepte ainsi de condamner la propriétaire de l’exploitation à indemniser ses voisins, avant même la survenance d’un incendie, donc en l’absence de dommage certain et actuel causé à leurs biens, en tenant compte du risque auquel ils étaient exposés.
[8] N. de Sadeleer, op. cit., p. 43.
[9] Avant-projet de loi portant réforme de la responsabilité civile en France soumis à consultation le 29 avril 2016.
[10] Article L.110-1, I, 1° du Code de l’environnement français.
[11] Versailles 14e Ch., 4 février 2009, n° 08/08775.
[12] TGI Nevers, 22 avril 2010, no 10/00180.
[13] M. Boutonnet, « L’influence du principe de précaution sur la responsabilité civile en droit français : un bilan en demi-teinte », MCGILL International Journal of Sustainable Development Law and Policy 2014/01, n°1, https://www.mcgill.ca/jsdlp/files/jsdlp/boutonnet_10-1.pdf , téléchargé le 30 juin 2015, pp. 28-29.
[14] Ibid., p. 29.
[15] Idem.
[16] La cour de cassation française a par un arrêt du 12 octobre 2011 renvoyé la question de la compétence du juge judicaire dans le domaine des antennes-relais au Tribunal des conflits.
[17] M. Boutonnet, art. cit., p. 30.
[18] Par six arrêts rendus le 14 mai 2012, le Tribunal des conflits a affirmé que les autorités publiques désignées par la loi sont exclusivement compétentes pour, entre autres, déterminer et contrôler les mesures de protection du public contre les effets des ondes des stations radioélectriques.
[19] Expression de P. Stoffel-Munck, obs. ss. Versailles 4 février 2009, in « La théorie des troubles du voisinage à l’épreuve du principe de précaution », observations sur le cas des antennes-relais, D. 2009, no 8, p. 2817.
[20] M. Boutonnet, « Bilan et avenir du principe de précaution en droit de la responsabilité civile », D. 2010, no 40, p. 2667. Voir également M. Hautereau-Boutonnet et J.-C. Saint-Pau (dir.), L’influence du principe de précaution sur le droit de la responsabilité civile et pénale comparé, Mission de recherche Droit et Justice, Septembre 2016.
[21] TGI Grasse 17 juin 2003, TGI Nanterre du 18 septembre 2008, Versailles 4 février 2009, Carpentras 16 février 2009.
[22] Chambéry 4 février 2010.
[23] M. Boutonnet, art. cit., p. 2668.
[24] Voir en ce sens Fantoni-Quinton (S.) et Saison-Demars (J.) (dir.), Le principe de précaution face à l’incertitude scientifique : L’émergence d’une responsabilité spécifique dans le champ sanitaire, Université Lille 2, Centre de Recherches Droits et Perspectives du Droit, Février 2016.
[25] Voir M.-I. Troncoso, Le principe de précaution et la responsabilité civile, Thèse Université Paris II Panthéon-Assas, 2016.