Depuis 1958, le Sénat n’a jamais été d’opposition. Le soir du 25 septembre 2011 restera donc dans les annales de notre droit constitutionnel comme la première fois que la Haute Chambre sera d’un bord politique différend de celui de l’exécutif. Pourtant, cette configuration sera-t-elle si traumatisante pour nos institutions que l’actualité journalistique semble le soupçonner ?
Il s’agit d’indiquer dès à présent que cet article n’a pas pour but de se prononcer sur la situation politique actuelle. Le but est uniquement d’examiner toutes les implications de cette situation nouvelle pour nos institutions. Les développements infra concernant donc autant le Sénat socialiste actuel qu’ils pourraient concerner un Sénat vert ou de droite.
Commençons par un bref rappel historique : le Sénat n’a pas toujours été en faveur du parti majoritaire. Entre 1959 et 1969, le Sénat, sans être clairement d’opposition, est composé majoritairement de partis de gauche et du centre, qui forment une coalition contre le parti majoritaire et son chef de file, président de la République, de Gaulle. Il multiplie les frondes sous la houlette de Gaston Monnerville puis d’Alain Poher, ses présidents successifs : refus de présenter son règlement intérieur au contrôle pourtant obligatoire du Conseil constitutionnel (en vertu de l’article 61C), refus de la révision constitutionnelle de 1962 sur l’élection du président de la République au suffrage universel direct (ce qui conduira de Gaulle à réviser la Constitution par l’article 11C), La sanction se fait lourde : les relations sont très tendues (voire parfois coupées) entre l’exécutif et le Sénat jusqu’en 1969, date à laquelle de Gaulle organise un référendum sur la question de sa « modernisation ». Les français rejettent le projet de réforme, et le président de la République démissionne. Dès lors, le Sénat sera bien plus discipliné.
Il est vrai que la Ve République est conçue pour avoir un Sénat puissant. Comme de nombreux autres éléments, ce dernier participe (paradoxalement pourrait-on croire) à la rationnalisation du parlementarisme. L’objectif de cette Chambre Haute est de tempérer l’Assemblée nationale, voire de permettre un appui au gouvernement contre les députés (c’est le cas de l’article 49C alinéa 4). Le Sénat est de plus un organe particulièrement prestigieux : son président est le deuxième personnage du régime et assure l’interim du président de la République, sans parler des nominations de trois membres du Conseil constitutionnel ou son indissolubilité.
Quels seraient donc les armes d’un Sénat de gauche contre le pouvoir exécutif et le parti majoritaire ?
La première idée venant à l’esprit est la capacité d’opposition du Sénat dans le cadre de la procédure législative. Effectivement, lors du vote de la loi, et notamment lors de la navette législative, le Sénat peut retarder fortement le système en votant contre le projet ou la proposition. Mais pour autant, le dernier mot revient à l’Assemblée nationale quand, au terme de la navette, un texte commun n’est pas dégagé (en cas de procédure d’urgence, l’Assemblée nationale conserve ce dernier mot). Ainsi, le Sénat a une capacité de blocage, mais pas celle de faire abandonner un texte législatif.
Bien évidemment, si le Sénat ne peut que s’opposer temporairement à une loi, notons que son président peut saisir le Conseil constitutionnel (article 61C). Il peut ainsi s’opposer à l’action du gouvernement ou du parti majoritaire à l’Assemblée nationale. Cela dit, la prérogative offerte à soixante députés et/ou sénateurs de saisir le Conseil aux mêmes fins rend assez virtuelle cette possibilité, car surabondante.
A ce stade de ce superfitiel examen, la capacité du Sénat à contrer le pouvoir exécutif peut sembler restreinte. Pour autant, il possède quelques attributions essentielles. Il peut tout d’abord opposer l’irrecevabilité face à un projet de texte qui ne respecterait pas l’habilitation prévue par une ordonnance (article 41C alinéa 1). C’était une procédure très peu utilisée, avant 2008 où seul le gouvernement pouvait contester un empiètement de la loi sur la liste limitative de l’article 34C. Mais sur un projet donné, peut-être cette faculté pourrait avoir son importance ?
Dans trois cas, l’alternance au Sénat peut poser de sérieux problèmes au parti majoritaire :
1 – Les nominations. L’article 13 de la Constitution dispose qu’ « Une loi organique détermine les emplois ou fonctions, autres que ceux mentionnés au troisième alinéa, pour lesquels, en raison de leur importance pour la garantie des droits et libertés ou la vie économique et sociale de la Nation, le pouvoir de nomination du Président de la République s’exerce après avis public de la commission permanente compétente de chaque assemblée. Le Président de la République ne peut procéder à une nomination lorsque l’addition des votes négatifs dans chaque commission représente au moins trois cinquièmes des suffrages exprimés au sein des deux commissions. La loi détermine les commissions permanentes compétentes selon les emplois ou fonctions concernés ». Dans cette configuration, le Sénat peut réellement être une gêne pour un gouvernement souhaitant nommer une personnalité polémique, ou ne réunissant pas le consensus nécessaire à cette nomination. Cette évolution de la révision de 2008, encore un peu timorée au regard des régimes parlementaires européens, peut tout de même offrir une arme supplémentaire à un Sénat d’opposition.
2 – Les commissions d’enquête. L’article 51-2 de la Constitution dispose depuis 2008 que « Pour l’exercice des missions de contrôle et d’évaluation définies au premier alinéa de l’article 24, des commissions d’enquête peuvent être créées au sein de chaque assemblée pour recueillir, dans les conditions prévues par la loi, des éléments d’information. La loi détermine leurs règles d’organisation et de fonctionnement. Leurs conditions de création sont fixées par le règlement de chaque assemblée ». La commission d’enquête permet au Sénat (tout comme l’Assemblée nationale) de récupérer par lui-même des informations concernant une activité du gouvernement. Un (ou plusieurs) sénateurs doivent déposer une résolution contre des faits qui ne sont pas encore saisis par la justice. Il peut même y avoir à ce stade un avis pris auprès du garde des Sceaux. La Commission des lois livre un rapport sur la commission. Puis le projet de résolution est porté à l’ordre du jour. Les commissions, composées au maximum de 21 membres, disposent de pouvoirs étendus : droit de citation (avec possible levée du secret professionnel), communication de documents, le droit de se rendre, en France ou à l’étranger, sur les lieux liés à l’enquête, la sollicitation d’une expertise de la Cour des comptes… La commission d’enquête peut donc être très intrusive et permet de réellement donner aux parlementaires les pouvoirs d’investigationsous-entendus par leur mission de contrôle du Gouvernement. Un Sénat dominé par un parti d’opposition peut donc, si la volonté politique est présente, rendre au contrôle parlementaire une utilité qui s’était peut être amoindrie au fil de la Ve République.
3 – La révision constitutionnelle. Citons l’article 89 de la Constitution :
« L’initiative de la révision de la Constitution appartient concurremment au Président de la République sur proposition du Premier ministre et aux membres du Parlement.
Le projet ou la proposition de révision doit être examiné dans les conditions de délai fixées au troisième alinéa de l’article 42 et voté par les deux assemblées en termes identiques. La révision est définitive après avoir été approuvée par référendum.
Toutefois, le projet de révision n’est pas présenté au référendum lorsque le Président de la République décide de le soumettre au Parlement convoqué en Congrès ; dans ce cas, le projet de révision n’est approuvé que s’il réunit la majorité des trois cinquièmes des suffrages exprimés. Le bureau du Congrès est celui de l’Assemblée nationale.
Aucune procédure de révision ne peut être engagée ou poursuivie lorsqu’il est porté atteinte à l’intégrité du territoire.
La forme républicaine du Gouvernement ne peut faire l’objet d’une révision ».
La révision de la Constitution est théoriquement censée être opérée par le deuxième alinéa de l’article 89. En pratique, cet alinéa est très peu utilisé au profit de la voie parlementaire. Il s’agit donc ici de réunir le Congrès et d’obtenir un vote des trois cinquièmes des suffrages exprimés. Avec un Sénat d’opposition, il devient très compliqué voire impossible quand les majorités sont disciplinées de faire passer un projet de révision. Plus prosaïquement, cela signifie qu’un projet de révision comme la règle d’or budgétaire n’a aucune chance de succès.
Ainsi, le Sénat n’aura pas dans la routine du travail gouvernemental une influence majeure en cas de majorité d’opposition. Tout au plus a-t-il une faculté, certes à ne surtout pas sous-estimer, de blocage, de retardement. Mais sa véritable force interviendra lors des nominations, qui sont somme toute importantes sous la Ve République, et notamment celles du Conseil constitutionnel. Et surtout, c’est sa capacité d’opposition face aux révisions de la Constitution qui feront de lui un organe incontournable, rôle qu’il n’a pas forcément tenu depuis quelques décennies déjà. Cela dit, n’oublions pas que l’alinéa 1 de l’article 89C n’est pas tombé en désuétude : une révision constitutionnelle qui échouerait d’avance devant le Congrès pourrait être soumise directement au peuple. L’opposition du Sénat serait alors salutaire, car elle induirait un effet indirect providentiel : remettre le peuple au centre des débats.
Antoine Faye
Pour en savoir plus
Un dossier historique sur le Sénat Dossier sur les élections sénatoriales du 25 septembre 2011 Pour les considérations politiques de ce débat : article du Figaro.fr |