Depuis plusieurs semaines, les médias, les instances internationales et les associations de défense des droits déplorent l’usage des balles de défense lors des « actes » organisés par les « gilets jaunes ».
Plus connues sous le nom de « flashballs », ces armes non létales sont apparues dans les années 90 en France. Le LBD utilise des balles de défense de 40 mm de diamètre avec des projectiles non-sphériques afin d’assurer précision et puissance d’arrêt de 25 à 50 m. En 2003, la Commission nationale de la déontologie de la sécurité a évoqué des risques avérés en fonction de la distance et de la zone visée, comme le fait de tirer à 14 cm de la tête.
Les régimes de responsabilité applicables
Ces armes, bien que non létales, entraînent des blessures causant des dégâts à long terme pour les victimes. Sur les lieux des manifestations, il est dénoncé un usage non conforme par les forces de police, puisqu’ils tirent à une distance trop courte. Ces dégâts ne peuvent demeurer irrémédiables ; dès lors, quelles seraient les possibilités d’actions pour les victimes ?
La victime peut tout d’abord enclencher une procédure pénale, en déposant par exemple une plainte pour des violences, volontaires ou non (art. 222-13 du Code pénal), et poursuivre directement le policier qui a fait usage de l’arme. En revanche, si l’identité du policier en cause n’est pas connue, une plainte contre X devra être déposée. Dans les deux cas, l’enquête sera confiée par les autorités administratives et judiciaires à l’IGPN (Inspection générale de la police nationale), qui a pour mission de veiller au respect des lois, des règlements et au respect du code de déontologie de la police nationale par les fonctionnaires de police.
Cependant, l’irresponsabilité pénale de l’auteur des faits est à prendre en compte. Un policier peut, dans le cadre de ses fonctions, légitimement user de son arme, « en cas d’absolue nécessité et de manière strictement proportionnée » (art. L. 435-1 du Code de la sécurité intérieure). Au regard de ce principe, la victime ne pourra pas engager la responsabilité pénale de son auteur, sauf si cette intervention est manifestement illégale.
Entre le respect d’un ordre et le fait d’outrepasser ce dernier, c’est au juge de déterminer si la ligne a été franchie. Au-delà, le policier sera condamné pour « non-respect de la loi » et sera passible d’une condamnation pénale. Toutefois, il peut faire appel à la légitime défense et ainsi plaider une atteinte injuste et actuelle contre lui-même, une personne ou un bien, le forçant à accomplir un acte nécessaire, simultané et proportionné.
La victime peut également demander des réparations par le biais d’une procédure administrative. L’enjeu est de reconnaître la responsabilité de l’Etat, un principe acquis en 1905 dans la jurisprudence Tomasco Grecco et inscrite à l’article L. 211-10 du Code de sécurité intérieure.
Le 5 juillet 2018, la cour administrative d’appel de Nantes a précisé le régime de responsabilité dans le cadre de manifestations. Il se distingue selon que la victime était visée, ou non, par les opérations de police. Il s’agira d’une responsabilité pour risque, même sans faute, pour « les dommages subis par des personnes ou des biens étrangers aux opérations de police qui les ont causés », “ lorsque les dommages subis dans de telles circonstances excèdent, par leur gravité, les charges qui doivent être normalement supportées par les particuliers en contrepartie des avantages résultant de l’existence de ce service public”. En revanche, il s’agira d’une responsabilité pour faute si la victime est une personne visée par ces opérations, ainsi “le service de police ne peut être tenu pour responsable que lorsque le dommage est imputable à une faute commise par les agents de ce service dans l’exercice de leurs fonctions”.
Vers une interdiction des armes non létales ?
L’usage des flashballs est dénoncé en ce qui concerne le respect du droit de manifester, du droit de ne pas être soumis à des traitements inhumains ou dégradants, ou encore du droit à la vie. Ainsi, sommes nous en passe l’usage d’armes non létales afin de garantir les droits des citoyens ?
Du côté des juridictions internes, la légalité de ces armes n’est pas contestée, notamment au regard des exigences de proportionnalité et d’absolue nécessité (voir ord. TA de Paris, 25 janvier 2019, n° 1901194/9). Le juge des référés du Conseil d’État a été saisi le 1er février 2019 d’une demande de suspension des LBD lors des manifestations des « gilets jaunes ». Au sens de la procédure de référé-liberté, s’il juge que l’usage des armes porte “une atteinte grave et manifestement illégale” (art. L.521-2 du Code de la justice administrative) à la liberté de manifester et au droit de ne pas être soumis à des traitements inhumains ou dégradants, celles-ci pourront être interdites. Le Conseil d’État a répondu par la négative. Il retient que « l’organisation des opérations de maintien de l’ordre mises en place lors des récentes manifestations ne révélait pas une intention des autorités de ne pas respecter les conditions d’usage, strictes, mises à l’utilisation de ces armes. » Par conséquent, les conditions de nécessité et de proportionnalité sont mises en avant par le juge et rappelle que les manifestations, qui se déroulent depuis plusieurs semaines, n’ont pas été déclarées et ont engendré des dégâts.
Cette controverse se propage bien au-delà de nos frontières et ouvrent de véritables débats d’envergure. La Cour européenne des droits de l’Homme a récemment rejeté une demande de mesures provisoires, en vue d’interdire les flashballs en France, aux motifs que « La Cour ne fait droit aux demandes de mesures provisoires qu’à titre exceptionnel, lorsque les requérants seraient exposés – en l’absence de telles mesures – à un risque réel de dommages irréparables ». Toutefois, si la demande de mesures provisoires a été rejetée, « cela ne présage pas » des décisions ultérieures de la Cour sur la recevabilité ou sur le fond des affaires, précise-t-elle.
Le Parlement européen a pris part au débat, conformément à l’article 123 du règlement intérieur, en adoptant une résolution le 14 février 2019 sur « le droit à manifester pacifiquement et l’usage proportionné de la force ». Il est demandé « aux États membres de respecter le droit à la liberté de réunion pacifique, la liberté d’association et la liberté d’expression » par conséquent il condamne “le recours à des interventions violentes et disproportionnées par les autorités publiques lors de protestations et de manifestations pacifiques” et « encourage les autorités compétentes à garantir une enquête transparente, impartiale, indépendante et efficace en cas de soupçon ou d’allégation de recours disproportionné à la force ». On ne peut juridiquement conclure à la force contraignante de ce texte, les résolutions sont des actes non contraignants au sein de la hiérarchie des normes du droit de l’Union et expriment une prise de position sur des événements précis.
La Commissaire aux droits de l’Homme du Conseil de l’Europe, Dunja Mijatović, a également ouvert le dialogue en effectuant plusieurs recommandations dans son Mémorandum. Elle est allée plus loin dans ses observations puisqu’il est également question des poursuites, ainsi que des dégâts subis du côté des forces de l’ordre. Concernant les flashballs, cette dernière invite les autorités à respecter les droits fondamentaux lors des opérations de maintien de l’ordre, afin de ne pas apporter de restrictions excessives à la liberté de réunion. De plus, les autorités devraient appliquer une politique stricte en matière de violences policières et veiller à ce que toutes « les personnes se prétendant victimes de tels abus puissent non seulement les signaler à l’IGPN ainsi qu‘au Défenseur des droits, mais aussi saisir la justice d’une plainte et demander réparation ». C’est dans le même ordre d’idée que les experts des Nations Unies ont exprimé leurs points de vue en rappelant que « garantir l’ordre public et la sécurité dans le cadre de mesures de gestion de foule ou d’encadrement des manifestations implique la nécessité de respecter et de protéger les manifestants qui se rendent pacifiquement à une manifestation pour s’exprimer ».
Auprès des institutions internationales, la suspension des LBD 40 n’est pas explicitement prônée. En France, seul le Défenseur des droits Jacques Toubon recommande aux autorités d’interdire l’usage des lanceurs de balle de défense afin de “prévenir plutôt que soigner”.
Cependant pour l’heure, l’interdiction n’est pas envisagée par les autorités françaises puisque le Ministère de l’Intérieur a lancé en décembre 2018 un appel d’offre afin d’acquérir 1 200 nouveaux flashballs, un marché qui durera 48 mois.
Éléonore Arrial
En savoir +
Site conseil-etat.fr – Actualité – Communiqué – Usage des lanceurs de balles de défense
Site defenseurdesdroits.fr – Publications – Rapports – Le maintien de l’ordre au regard des règles de déontologie
Site europarl.europa.eu – Plénière – Textes adoptés – P8_TA-PROV(2019)0127 (référence à noter dans la barre de recherche)
Site coe.int – Commissaire aux droits de l’Homme – Actualités – Mémorandum sur la France dans le contexte des “gilets jaunes”