L’arrêt Duvignères rendu le 18 décembre 2002 par la Section du contentieux du Conseil d’État a été un véritable bouleversement jurisprudentiel dans le paysage juridique français. À cette occasion, le juge administratif a distingué les circulaires dites interprétatives, ne faisant pas grief et ayant vocation à éclaircir un point de droit, à aiguiller l’administration, des circulaires dites impératives ayant valeur normative et étant, de ce fait, susceptibles de recours. Nul ne pouvait douter qu’une telle extension du champ du recours pour excès de pouvoir allait ouvrir la porte à un vaste contentieux.
Le 4 février 2015, dans un arrêt Ministre de l’Intérieur c/ M. B… A…, la Section du contentieux a pu se prononcer sur une affaire relative au droit des étrangers. Dans les faits, le requérant, ressortissant colombien, a saisi l’administration préfectorale pour obtenir une carte de séjour temporaire portant la mention « vie privée et familiale », conformément aux dispositions des articles L. 313-11 et L. 313-14 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile. Le 22 avril 2013, cette demande a été rejetée par le préfet de police qui l’a contraint à quitter le territoire national dans les trente jours sous peine de reconduite à la frontière.
Prenant acte de la décision préfectorale, le requérant l’a contesté devant le tribunal administratif de Paris en invoquant la nature impérative de la circulaire du 28 novembre 2012, dans laquelle le ministre de l’Intérieur fixait des orientations aux services compétents pour les demandes en matière de séjour des étrangers. Les juges du fond, dans un jugement du 18 décembre 2013, ont annulé l’arrêté du 22 avril 2013 portant refus de délivrer un titre de séjour au demandeur.
Le préfet de police a alors interjeté appel devant la cour administrative d’appel de Paris qui a rejeté la requête par un arrêt du 4 juin 2014. Le ministère de l’Intérieur s’est pourvu en cassation contre ce dernier, invoquant le caractère interprétatif de la circulaire invoquée. La question était alors de savoir si la circulaire du 28 novembre 2012, dite Valls, contenait ou non des « lignes directrices » comme l’ont estimé les juges du fond.
Or, le Conseil d’État, considérant que les juges d’appel ont commis une erreur de droit, va juger que « s’il est loisible […] à l’autorité compétente de définir des orientations générales pour l’octroi de ce type de mesures, l’intéressé ne saurait se prévaloir de telles orientations à l’appui d’un recours formé devant le juge administratif ». Concrètement, le juge se fonde sur la notion d’ « orientations » pour justifier l’absence d’invocabilité de la présente circulaire. L’arrêt fixe dans le même temps le régime applicable.
I. L’admission confirmée du recours contre les seules « lignes directrices »
Tout d’abord, le Conseil d’État précise, en termes généraux, que dans le cas où « un texte prévoit l’attribution d’un avantage sans avoir défini l’ensemble des conditions permettant de déterminer à qui l’attribuer parmi ceux qui sont en droit d’y prétendre, l’autorité compétente peut […] encadrer l’action de l’administration, dans le but d’en assurer la cohérence, en déterminant, par la voie de lignes directrices, sans édicter aucune condition nouvelle, des critères permettant de mettre en œuvre le texte en cause ». Ici, le juge administratif fait référence à un texte imprécis dans la mesure où « l’ensemble des conditions » nécessaires à son application effective et cohérente ne sont pas clairement fixées. Dans cette situation, une autorité ne possédant pas le pouvoir réglementaire peut « encadrer » l’action de l’administration pour permettre l’application du texte.
Or, fidèle à sa jurisprudence de principe systématisée par l’arrêt Duvignères, le juge poursuit en estimant que « dans ce cas, la personne en droit de prétendre à l’avantage en cause peut se prévaloir, devant le juge administratif, de telles lignes directrices ». Il en résulte que ces lignes directrices sont invocables devant le juge et, qu’en conséquence, la décision administrative qui s’en écarte sans pouvoir le justifier est illégale. L’admission de l’invocabilité des « lignes directrices », alors opposables à l’administration, s’explique par le fait que le requérant a le « droit de prétendre à l’avantage en cause ». Or, comme nous le verrons, ce n’était pas le cas en l’espèce, le requérant ne pouvant avoir de droit acquis en matière de régularisation. De plus, les juges du Palais-Royal subordonnent leur invocabilité à leur publication.
Dans le détail, la question était donc celle de savoir si la circulaire dite Valls du 28 septembre comportait des « lignes directrices » et était donc invocable devant le juge au soutien d’une demande de régularisation. Certains éléments allaient en réalité dans ce sens. Tout d’abord, le Conseil d’État, dans son étude annuelle pour 2013 susvisée, avait affirmé que les circulaires de régularisation, et en particulier celle du 28 novembre 2012, étaient susceptibles de contenir des lignes directrices [1]. Or, « [il] n’en fallait pas plus pour que les juges administratifs, en bons apôtres de la parole du Palais-Royal, se décident à […] étendre [la] qualification [de directives] aux circulaires de régularisation » [2].
C’est ce que démontrent les arrêts successifs de différentes cours administratives d’appel en 2014 [3], alors même qu’aucune d’entre elles n’avait fait droit à ce moyen auparavant. Par ailleurs, la circulaire en cause en l’espèce, indique, dans son introduction, que son objectif est de permettre l’examen « approfondi, objectif et individualisé » des « demandes des étrangers en situation irrégulière ». La cour administrative d’appel de Nancy, dans son arrêt du 13 novembre 2014, a notamment précisé que le troisième alinéa de la circulaire du 28 novembre 2012 dispose que « [la] présente circulaire […] précise les critères d’admission au séjour sur la base desquels [les préfets pourront] fonder [leurs] décisions ».
Selon Serge Slama, la volonté d’encadrer le pouvoir préfectoral est encore plus assumée dans le document officiel distribué lors de la présentation publique puisqu’il précise que le « sens de la circulaire » est, tout d’abord, de « définir des critères objectifs et transparents pour permettre l’admission au séjour des étrangers en situation irrégulière » et, d’autre part, « de guider les préfets dans leur pouvoir d’appréciation et ainsi limiter les disparités, souvent perçues comme des injustices ».
Cependant, le Conseil d’État, fidèle à sa jurisprudence antérieure, va rejeter la qualification de « lignes directrices » en estimant la circulaire inopposable à l’administration. Précisons que la notion de « lignes directrices » a d’ailleurs vu le jour dans l’arrêt du 19 septembre 2014 [4], M. Jousselin. À l’occasion de cette jurisprudence, le juge administratif a substitué à la notion de « directives », au sens de la jurisprudence Crédit foncier de France [5], celle de « lignes directives ». Ce renouvellement sémantique a été motivé par la Haute Juridiction administrative même dans son rapport consacré au « droit souple » en 2013.
II. L’absence de recours contre les « orientations générales » guidant le pouvoir gracieux préfectoral
En effet, le juge administratif considère « qu’en revanche, il en va autrement dans le cas où l’administration peut légalement accorder une mesure de faveur […] que s’il est loisible, dans ce dernier cas, à l’autorité compétente de définir des orientations générales pour l’octroi de ce type de mesures, l’intéressé ne saurait se prévaloir de telles orientations à l’appui d’un recours formé devant le juge administratif ».
Le Conseil d’État, refusant de suivre la cour administrative d’appel de Paris dans son revirement, rappelle sa jurisprudence constante illustrée par l’arrêt Époux Useyin rendu le 22 février 1999 [6], selon laquelle une circulaire dite de « régularisation » ne peut être invocable à l’appui d’un recours en ce qu’elle ne contient pas de directives, nouvellement « lignes directrices », mais bien des « orientations générales ». Une telle solution est fondamentalement liée à la nature des pouvoirs préfectoraux en la matière qui sont très étendus puisque quasi discrétionnaires. En effet, la jurisprudence reconnaît au préfet la faculté de délivrer un titre de séjour à un étranger qui ne remplirait pas les conditions légales, et donc de régulariser sa situation.
Selon M. Girardot, commissaire du gouvernement, dans ses conclusions sur l’arrêt Mlle Aïdara [7], un tel pouvoir discrétionnaire trouve son origine dans le constat que la loi « n’interdit pas, en principe, la délivrance des titres, mais a pour objet de définir les cas dans lesquels les étrangers ont droit à la délivrance d’un titre ». Il en résulte que, sauf hypothèses exceptionnelles où le législateur est intervenu pour interdire l’octroi d’un titre de séjour, le préfet n’est jamais tenu de le refuser [8]. Il s’agit en filigrane d’une marge de manœuvre politique puisque les programmes en matière d’immigration sont variables en fonction des contextes.
La solution peut également s’expliquer par la difficulté en l’espèce de déceler de réelles « lignes directrices » dans la formulation de la circulaire. Le ministre avait pris garde de ne pas utiliser l’impératif, mais bien les verbes pouvoir ou guider. D’ailleurs, les conclusions du commissaire du gouvernement Laurent Boissy sur l’arrêt de la cour administrative d’appel de Paris du 4 juin 2014 démontrent la difficulté de déceler l’existence de telles lignes directrices. Il relève notamment la très « faible densité juridique » de la circulaire, des indications « trop molles, creuses, plastiques ». Il conclut dès lors à l’inopérance du moyen et à l’annulation du jugement du tribunal administratif de Paris. La cour d’appel de Paris ne l’a cependant pas suivi. Le Conseil d’État ne fait donc que confirmer les conclusions d’appel en cassant l’arrêt pour erreur de droit.
III. L’absence incidente de droit acquis à un titre de séjour
Discipline largement contextuelle, l’arrêt insiste sur les pouvoirs respectifs des différentes autorités. Le juge administratif appuie cette réalité en précisant dans le même arrêt : « Considérant qu’en dehors des cas où il satisfait aux conditions fixées par la loi, ou par un engagement international, pour la délivrance d’un titre de séjour, un étranger ne saurait se prévaloir d’un droit à l’obtention d’un tel titre ». In fine, nul n’a de droit acquis en matière de titre de séjour puisque l’appréciation de l’opportunité de l’obtention de ce document ne tient qu’à une volonté qui ne dépend pas des compétences de l’autorité judiciaire.
Le Conseil d’État, en ce sens, reprend la jurisprudence du Conseil constitutionnel, qui avait estimé, dans sa décision n° 2011-631 DC du 9 juin 2011, qu’ « aucune règle de valeur constitutionnelle n’assure aux étrangers des droits de caractère général et absolu d’accès et de séjour sur le territoire national » (considérant 65). Il vient également confirmer sa propre appréciation développée dans un avis non contentieux rendu le 22 août 1996 par l’Assemblée générale, dans lequel il avait estimé « qu’il ne peut exister de droit à la régularisation, expression contradictoire en elle-même », dès lors que « la régularisation est accordée par définition dans l’hypothèse où le demandeur d’un titre de séjour ne bénéficie d’aucun droit, sinon il suffirait qu’il le fasse valoir ».
Toutefois, le juge vient ici préciser que si le requérant ne peut « utilement se prévaloir des orientations générales que le ministre de l’Intérieur a pu adresser aux préfets pour les éclairer dans la mise en œuvre de leur pouvoir de régularisation », il n’en exerce pas moins un contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation sur la « décision préfectorale refusant de régulariser [la] situation [du requérant] par la délivrance d’un titre de séjour ». Le juge exerce donc bien un contrôle minimum en l’espèce.
Ainsi, le présent arrêt possède certes une portée relative, mais donne l’occasion à la Haute Juridiction administrative de réaffirmer sa jurisprudence concernant l’inopposabilité des orientations générales en matière de régularisation des étrangers. En touchant le point sensible qu’est le droit des étrangers, le Conseil d’État se place dans une mouvance jurisprudentielle qui développe avec prudence l’espace normatif sans remettre en cause les compétences discrétionnaires inhérentes à l’administration. Nul ne peut douter que cet arrêt fera date dans les cours de droit administratif général, eu égard à sa portée pédagogique assumée.
Pascal Loubet
Licence 3 Droit – Antenne de Narbonne – Université de Perpignan Via Domitia
En collaboration avec Laure Mena & Mathilde Lemaire
[1] L. Cytermann, « Le droit souple, un nouveau regard sur la jurisprudence Crédit foncier de France », RFDA 2013.
[2] Serge Slama « L’invocabilité des lignes directrices dans les procédures de régularisation de sans-papiers », AJDA 2014, p. 1773.
[3] CAA Nancy, 12 juin 2014, n° 14NC00131 ; CAA Paris, 12 juin 2014, n° 13PA04607 ; CAA Paris, 27 juin 2014, n° 13PA04077.
[4] CE, 19 sept. 2014, M. Jousselin, n° 364385.
[5] CE, 11 déc. 1970, Crédit foncier de France, n° 78880, Lebon, p. 750.
[6] CE, 22 févr. 1999, n° 197243 et 197244, Époux Useyin, Lebon T.
[7] CE, 16 oct. 1998, n° 147141 et 154883, Lebon p. 537.
[8] CE, 6 déc. 2013, n° 362324, Ministre de l’Intérieur c/ Ndong, Lebon T., p. 631.
Pour en savoir + :-Jean Lessi & Louis Dutheillet de Lamothe, « L’obligation, le choix, la grâce », AJDA 2015, p. 443.
-Laurent Boissy, « Les lignes directrices de la circulaire du 28 novembre 2012 : nouvelles découvertes », AJDA 2014, p. 1541. |