Le Gouvernement, en vue des élections régionales de décembre prochain, lance un signal fort en direction des collectivités territoriales avec la ratification prochaine annoncée de la Charte des langues régionales ou minoritaires, après l’adoption du projet de loi constitutionnelle, le 31 juillet dernier en conseil des ministres, porté par Christiane Taubira, ministre de la Justice. Pourtant, la promesse numéro 56 du programme de campagne de François Hollande[1], énoncée en 2012, pourrait se heurter à un obstacle de taille, une motion de rejet préalable[2] ayant été déposée le 19 octobre 2015 sur le fondement de l’article 44 alinéa 3 du règlement du Sénat.
Celle-ci a pour objet de faire reconnaître, soit que le texte est contraire à une ou plusieurs dispositions constitutionnelles, soit qu’il n’y a pas lieu de délibérer. Si cette dernière est adoptée, le débat sur la Charte des langues régionales ou minoritaires n’aura tout simplement pas lieu. Cette motion présentée par le sénateur de la Manche, Philippe Bas, au nom de la commission des lois, reprend pour partie les arguments tirés de l’avis défavorable rendu par le Conseil d’Etat le 30 juillet[3] dernier quant à l’adoption du projet de loi constitutionnelle. Il convient alors de revenir sur cet avis substantiel.
I. La ratification de la Charte, un véritable parcours du combattant
« Toutes les choses reviennent éternellement, et nous-mêmes avec elles. Tout s’en va, tout revient ; éternellement roule la roue de l’être. Tout meurt et tout refleurit, éternellement se déroule l’année de l’être »[4]. Évoquer la théorie nietzschéenne de l’éternel retour semble ici tout indiqué pour aborder le cas de la désormais célèbre et controversée Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, véritable topos des programmes politiques depuis le milieu des années 1990.
Le Gouvernement Valls, dans le cadre de sa politique de valorisation des minorités et d’intégration européenne, a en effet élaboré un projet de loi constitutionnelle visant à autoriser la ratification de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, adoptée à Strasbourg le 5 novembre 1992. Par cette annonce, l’exécutif semble déterrer un véritable serpent de mer, enfoui depuis des années après la censure, sans équivoque, des Sages en 1999[5].
Ces derniers avaient en effet été saisis le 20 mai 1999 par Jacques Chirac, alors président de la République, sur le fondement de l’article 54 de la Constitution, afin qu’ils statuent sur la compatibilité de la ratification de la Charte des langues régionales ou minoritaires, signée à Budapest par la France le 7 mai 1999, avec la Constitution. Le Conseil, après un contrôle approfondi de ladite convention, avait estimé qu’elle était incompatible avec la norme suprême, et notamment avec des principes essentiels tels que l’indivisibilité de la République, l’égalité devant la loi, ou encore l’unicité du peuple français.
Une telle solution était parfaitement prévisible compte tenu de la jurisprudence établie par la décision Statut de la Corse du 9 mai 1991[6], dans laquelle avait été censuré l’article consacrant l’existence d’un « peuple corse, composante du peuple français », et ce au motif que la Constitution « ne connaît que le peuple français, composé de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion ». Selon Ferdinand Mélin-Soucramanien, eu égard à la solution susvisée, les juges de la rue de Montpensier ne pouvaient, « sauf à se déjuger et à rompre avec une ferme interprétation des principes d’indivisibilité de la République et d’unicité du peuple [français, que] difficilement ignorer la logique différentialiste exprimée dans la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires »[7].
Si la révision constitutionnelle était finalement passée à la trappe en 1999, le Gouvernement Valls tente une nouvelle percée. Conformément à l’article 39 de la Constitution, le Conseil d’État a été saisi pour avis, le 24 juin 2015, sur le projet de loi constitutionnelle envisagé ; projet qui viendrait alors introduire un nouvel article 53-3 à la Constitution. Cet avis a été publié sur le site du Conseil d’État sur décision du Gouvernement, conformément à la décision de François Hollande en janvier 2015 de rendre plus accessibles certains avis rendus en section administrative. Ainsi, le 30 juillet 2015, la Section de l’intérieur, réunie en Assemblée générale, s’est prononcée et a précisé qu’elle « [n’avait] pu donner un avis favorable à ce texte » (point 2 de l’avis).
Une sage décision assurément eu égard au constat dressé par les membres du Palais-Royal, visiblement sans appel. Une telle publication ne serait-elle pas pour justifier un nouvel échec du Gouvernement et l’abandon, pour la troisième fois, de cette révision constitutionnelle ? Transparence ou tentative de justification toute trouvée à la veille des élections régionales ? La question reste posée.
II. Le Conseil d’État, seul rempart fragile à la future révision constitutionnelle ?
Le modèle autrichien de justice constitutionnelle, adopté en France par la Vème République, implique l’existence d’une entité unique, compétente pour trancher les conflits touchant à la constitutionnalité de la loi par rapport à la norme suprême, à savoir la Constitution. Pourtant, c’est bien le Conseil d’État qui apparaît, en l’espèce, être le seul, autre que le Parlement, à pouvoir, sinon s’opposer, du moins s’exprimer sur la viabilité de la révision constitutionnelle envisagée par l’actuel Gouvernement. Cependant, le Conseil constitutionnel pourrait bien être saisi, après l’adoption en termes identiques du projet de loi constitutionnelle, compte tenu du non-respect de l’article 54 de la Constitution par le Gouvernement.
A) L’incompétence du Conseil constitutionnel pour statuer sur une révision constitutionnelle
Si le Conseil constitutionnel a pu d’ores-et-déjà s’exprimer sur la constitutionnalité de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, par une décision n° 99-412 DC du 15 juin 1999, il semble un gardien bien impuissant de la Constitution face à la volonté souveraine du Parlement. Dans le troisième point de son avis, le Conseil d’État rappelle bien que les juges de la rue de Montpensier avaient jugé inconstitutionnelle la partie II de la Charte, en ce qu’elle méconnaissait les principes constitutionnels d’indivisibilité de la République, d’égalité devant la loi, d’unicité du peuple français et d’usage officiel de la langue française.
En effet, les Sages, dans leur décision du 15 juin 1999, ont considéré que la ratification de la Charte n’était pas compatible avec la Constitution, et ce dans la mesure où elle « reconnaît à chaque personne un droit imprescriptible de pratiquer une langue régionale ou minoritaire dans la vie privée et publique ». Cependant, une décision d’inconstitutionnalité n’empêche aucunement de réviser la Constitution. Le Conseil constitutionnel, gardien de la constitutionnalité des lois, n’en est pas pour autant juge de l’opportunité, voire même de la validité, d’une révision constitutionnelle.
Pourtant, la Constitution comporte bien en son sein les conditions de sa révision dans le cadre du titre XVI intitulé « De la révision ». Ce dernier comporte un seul et unique article : l’article 89. Il vient ainsi poser deux limites au constituant dérivé qui tire son autorité directement du texte constitutionnel.
D’une part, la Constitution pose une limite temporelle, à savoir qu’ « [aucune] procédure de révision ne peut être engagée ou poursuivie lorsqu’il est porté atteinte à l’intégrité du territoire » (alinéa 4). D’autre part, l’article 89, alinéa 5, vient interdire au constituant de remettre en cause, par une révision constitutionnelle, « [la] forme républicaine du Gouvernement ». En d’autres termes, le constituant originaire de 1958 semble avoir voulu inclure une disposition cliquet, afin d’éviter tout retour à la monarchie, ou une éventuelle dérive dictatoriale. S’agissant de la révision envisagée par le projet de loi constitutionnelle adopté le 31 juillet 2015 en conseil des ministres, il est clair que ces limites restrictives ne trouvaient pas à s’appliquer.
Cependant, même dans le cas contraire, il est peu probable que les Sages aient invalidé la révision envisagée, ces derniers faisant primer la servilité à la protection effective de la Constitution contre des révisions inconstitutionnelles intentées par le Congrès ou par le biais du référendum. S’agissant des lois référendaires portant révision constitutionnelle, le juge a toujours refusé d’effectuer un quelconque contrôle de constitutionnalité, et ce dans la mesure où il ne s’est jamais reconnu le pouvoir de contrôler la volonté du peuple souverain, comme en témoigne sa célèbre décision du 6 novembre 1962[8] relative à l’élection du Président de la République au suffrage universel direct.
Néanmoins, malgré le refus de contrôler les lois constitutionnelles référendaires, il semblait que le Conseil acceptait d’exercer son contrôle sur les projets ou les propositions de lois constitutionnelles adoptées par le biais du Congrès, du moins par rapport à l’article 89 de la Constitution. C’est en effet ce que laissait présager la décision dite Maastricht II[9], rendue le 2 septembre 1992, les Sages ayant estimé que si « le pouvoir constituant est souverain », il reste soumis à « des limitations […]qui résultent des articles 7, 16 et 89, alinéa 4, du texte constitutionnel et, d’autre part, du respect des prescriptions du cinquième alinéa de l’article 89 ».
Cette décision du Conseil a pu laisser croire à une partie de la doctrine qu’une proposition ou un projet de loi constitutionnelle pouvait être déclaré inconstitutionnel. Cependant, l’espoir fut de courte durée, rattrapé par la réalité de la pratique constitutionnelle française. En effet, le 26 mars 2003[10], le juge constitutionnel a mis fin à ces hypothèses par sa décision portant sur la loi constitutionnelle relative à la décentralisation de la République. Dans le deuxième considérant de la décision, il précise que « le Conseil constitutionnel ne tient ni de l’article 61, ni de l’article 89, ni d’aucune autre disposition de la Constitution le pouvoir de statuer sur une révision constitutionnelle ».
Ce considérant est plus que surprenant. Comment le Conseil peut-il juger que la Constitution ne lui donne pas le « pouvoir de statuer sur une révision constitutionnelle », alors même que l’article 89 pose des limites à cette dernière ? Le Conseil ne serait alors pas le gardien de l’entièreté de la Constitution, ce qui apparaît éminent critiquable.
Le Conseil d’État semble donc le seul rempart à toute révision constitutionnelle ; rempart toutefois friable, ce dernier n’ayant qu’un rôle consultatif.
B) Une saisine éventuelle du Conseil constitutionnel ?
Cependant, le Conseil constitutionnel pourrait bien être saisi sur un tout autre fondement que la validité substantielle de la révision constitutionnelle. En effet, à la lecture de l’exposé des motifs du projet de loi constitutionnelle, adopté en conseil des ministres le 31 juillet 2015, un passage attire particulièrement l’attention, le Gouvernement précisant qu’il « autorise directement la ratification » de la Charte des langues régionales ou minoritaires, « en dérogeant en tant que de besoin à la procédure prévues par les articles 53 et 54 de la Constitution »[11].
Le but affiché est donc bien « d’éviter que le Parlement doive être saisi à deux reprises du même texte ». Une telle dérogation à la Constitution résulte du fait que son article 54 dispose bien que « [si] le Conseil constitutionnel […] a déclaré qu’un engagement international comporte une clause contraire à la Constitution, l’autorisation de ratifier ou d’approuver l’engagement international en cause ne peut intervenir qu’après la révision de la Constitution ».
Ainsi, cet article impose une chronologie en cas d’incompatibilité entre la norme suprême et un accord ou traité international, la ratification devant intervenir « après la révision de la Constitution ». Or, ce que le Gouvernement fait valoir c’est justement que le Parlement ne sera pas saisi deux fois, à savoir « une première fois pour lever l’obstacle constitutionnel, et une seconde pour autoriser la ratification ». C’est d’ailleurs bien ce qui ressort de l’intitulé du projet, puisqu’il s’agit du « projet de loi constitutionnelle autorisant la ratification de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires ». Cette formulation apparaît d’ailleurs inédite pour un projet de loi constitutionnelle qui n’a normalement pour objet que de procéder à une révision de la Constitution.
Si à première vue, le fait que la révision et la ratification résultent du même texte ne paraît emporter de conséquence particulière, il va en réalité à l’encontre de garanties processuelles fondamentales. De toute évidence, la concomitance des deux opérations aura nécessairement pour conséquence de priver les parlementaires, le Premier ministre, ou le Président de la République, d’une saisine du Conseil constitutionnel. En effet, il est tout à fait envisageable que la révision de la Constitution opérée ne permette pas de rendre compatible le traité ou accord en cause avec la première, et qu’une nouvelle modification de la norme suprême doive être envisagée avant de procéder à la ratification.
C’est clairement ce qui ressort de la jurisprudence constitutionnelle, et notamment de la décision du 2 septembre 1992 (dite Maastricht II)[12]. Le Conseil constitutionnel avait accepté d’examiner une deuxième fois la compatibilité d’un traité à la Constitution après révision de cette dernière. En effet, un nouveau contrôle est possible « dans deux hypothèses ; d’une part, s’il apparaît que la Constitution, une fois révisée, demeure contraire à une ou plusieurs stipulations du traité ; d’autre part, s’il est inséré dans la Constitution une disposition nouvelle qui a pour effet de créer une incompatibilité avec une ou des stipulations du traité ». Le risque était de se heurter à l’autorité de la chose jugée résultant de l’article 62 de la Constitution, ce qui n’est pas le cas compte tenu du changement de l’une des normes de référence.
Par ailleurs, outre les conséquences susvisées, le fait même pour l’Exécutif de déroger dans son projet à la Constitution apparaît éminemment critiquable au regard de la hiérarchie des normes. On ne voit pas très bien sur quel fondement cette dérogation serait possible, à moins de considérer que la réunion du Congrès, qui devrait intervenir en 2016, et l’approbation du projet de loi constitutionnelle par ce dernier, emporte une modification implicite de la Constitution, ou du moins de la pratique constitutionnelle.
Le pouvoir constituant dérivé rendrait donc possible une dérogation à la norme suprême et donc une nouvelle interprétation. Se poserait également, en l’absence de toute modification envisagée de l’article 54, qui ne semble aucunement envisagée pour l’heure, la question de savoir sur quels motifs pourraient se baser une telle dérogation. Le raisonnement pourrait également être articulé sur le fait que, de manière implicite mais volontaire, les parlementaires, le Premier ministre et le Président de la République renonceraient à une nouvelle saisine du Conseil constitutionnel en adoptant le projet de loi constitutionnelle qui autorise la révision constitutionnelle et la ratification de la Charte. Quoi qu’il en soit, il semble donc bien que le Gouvernement cherche à passer en force, quitte à ébranler au passage certains principes constitutionnels.
III. Le Conseil d’État, gardien de la cohérence constitutionnelle
À l’appui de son avis défavorable adressé au Gouvernement, quant à la révision constitutionnelle en vue de la ratification de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, le Conseil d’État invoque sa profonde incohérence.
Si le projet de loi constitutionnelle est critiquable, il est au moins pourvu d’une grande qualité, en comparaison avec l’inflation législative ambiante : sa brièveté. Un seul article, un nouvel article 53-3. À noter au passage la grande inventivité du Gouvernement, qui s’est paré de sa plus belle prose, le singulier article disposant que « [la] République peut ratifier la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires adoptée à Strasbourg le 5 novembre 1992, signée le 7 mai 1999 ». La révision de la Constitution ne sera donc a priori pas substantielle, et c’est justement le problème.
En effet, le Conseil d’État pointe l’incohérence de ce qui pourrait devenir notre norme suprême nationale une fois révisée. La reconnaissance de langues régionales ou minoritaires paraît, en l’occurrence, difficilement compatible avec l’esprit, la philosophie de notre actuelle Constitution. Ainsi, les membres du Palais-Royal estiment que l’insertion du nouvel article 53-3 serait incohérente vis-à-vis des articles 1er, 2 et 3 de la Constitution, articles qui constituent, selon eux, « le fondement du pacte social dans notre pays ».
Or, c’est bien de ces articles que le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 15 juin 1999, a extrait les principes constitutionnels sur lesquels il a fondé sa déclaration d’inconstitutionnalité. Les Sages ont en effet considéré que « la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, en ce qu’elle confère des droits spécifiques à des « groupes » de locuteurs de langues régionales ou minoritaires, à l’intérieur de « territoires » dans lesquels ces langues sont pratiquées, porte atteinte aux principes constitutionnels d’indivisibilité de la République, d’égalité devant la loi et d’unicité du peuple français ».
Le principe d’indivisibilité, ainsi que d’égalité devant la loi, sont directement tirés de l’article 1er de la Constitution, et celui d’unicité de l’article 3 qui dispose, rappelons-le, qu’« [aucune] section du peuple ni aucun individu ne peut s’en attribuer l’exercice ». Par ailleurs, le Conseil constitutionnel a également précisé que « ces dispositions sont également contraires au premier alinéa de l’article 2 de la Constitution en ce qu’elles tendent à reconnaître un droit à pratiquer une langue autre que le français non seulement dans la « vie privée », mais également dans la » vie publique », à laquelle la Charte rattache la justice et les autorités administratives et services publics ».
En effet, il ne faut pas oublier que l’article 7 paragraphe 1, compris dans la partie II de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, prévoit notamment que l’un des objectifs des États doit être « la facilitation et/ou l’encouragement de l’usage oral et écrit des langues régionales ou minoritaires dans la vie publique et dans la vie privée ». La ratification de celle-ci aurait cependant pu s’avérer cohérente sur le fondement de l’article 11 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789 qui implique le droit, au profit des individus, de s’exprimer librement.
Cependant, les Sages ont estimé le contraire, en considérant que la Constitution dispose dans son article 2, depuis 1992, que « la langue de la République est le français », et qu’en conséquence, dans la mesure où la Charte tend « à reconnaître un droit à pratiquer une langue autre que le français non seulement dans la vie privée mais également dans la vie publique », notamment dans le cadre de la justice et dans les relations avec les autorités administratives et les services publics, elle ne pouvait être ratifiée sans une modification préalable de la Constitution.
La position des membres du Palais-Royal, dans l’avis du 30 juillet dernier, n’est aucunement étonnante, et ce dans la mesure où elle avait déjà fait l’objet d’un précédant avis en date du 7 mars 2013 relatif au projet de loi constitutionnelle portant renouveau de la vie démocratique. Le Gouvernement avait déjà tenté d’insérer un nouvel article 53-3 à la Constitution. Or, le Conseil d’État évoquait déjà « les sources de difficultés » et « les risques de contentieux » qu’occasionnerait cette révision constitutionnelle. Si la reconnaissance d’un statut officiel des langues régionales et minoritaires risque de se heurter inévitablement aux fondements mêmes de notre norme suprême, une « application minimaliste de la partie III de la Charte pourrait susciter les critiques des organes du Conseil de l’Europe chargés de veiller à sa bonne application ».
IV. Le Conseil d’État, gardien du respect au droit international
Le Conseil d’État se permet également, dans son avis rendu le 30 juillet dernier, de rappeler au Gouvernement les règles fondamentales, voire même élémentaires, du droit international public concernant les réserves faites aux traités internationaux.
Aux termes de l’article 2 paragraphe 1er de la Convention de Vienne, une réserve est une déclaration unilatérale faite par un État, ou une organisation internationale, engagé par traité et qui vise à exclure ou modifier l’effet juridique de certaines dispositions. Or, la France, le 7 mai 1999, a, par une déclaration précisant l’interprétation qu’elle comptait faire de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, formulé une réserve à cette dernière. Elle a notamment précisé que les autorités françaises n’interprèteraient pas le texte comme « conférant des droits collectifs aux locateurs des langues régionales et minoritaires » (point 6 de l’avis), et ce afin de ne pas aller à l’encontre « du principe d’usage officiel du français énoncé par l’article 2 de la Constitution ».
Par cette déclaration, il semblerait que le Gouvernement français se soit largement affranchi des règles du droit international, et particulièrement celle selon laquelle une réserve touchant à l’objet même du traité est nulle. En effet, la Cour internationale de justice (CIJ), dans son célèbre avis consultatif rendu le 28 mai 1951 concernant la licéité d’une réserve relative à la Convention contre le génocide, a estimé que cette dernière, pour être valide, devait nécessairement être compatible avec l’objet et le but même de ladite convention.
Or, si une réserve est considérée comme nulle par une juridiction internationale, qu’il s’agisse de la CIJ, de la Cour EDH ou encore de la CJUE, la conséquence est, qu’en droit international du moins, l’État ayant ratifié le traité est lié par ses dispositions, peu importe la déclaration qu’il a pu formuler. Il semble donc, même s’il existe de nombreux débats sur le sujet, que c’est la théorie dite de la réserve détachable qui prévaut, à savoir que l’engagement de l’État subsiste pour l’intégralité du traité, mais sans la réserve.
C’est ce qui ressort notamment du célèbre arrêt de la Cour EDH, Belilos contre Suisse, rendu le 29 avril 1988, dans lequel elle a estimé que malgré la nullité de la réserve qu’elle avait formulé, la Suisse restait liée par l’intégralité du traité. Cette position a été confirmée par le Comité des droits de l’Homme dans le cadre de son observation générale numéro 24/52.
Or, le Conseil d’État, dans le point 6 de son avis, précise que la déclaration de la France formulée le 7 mai 1999 « contredit l’objet de la Charte » qui vise « à donner des droits aux groupes de locuteurs de langues régionales ou minoritaires et à permettre à ces locuteurs d’utiliser leur langue dans la sphère publique ». Par ailleurs, l’article 21 de la Charte interdit, par ses stipulations, l’émission de réserves sur ce point. En effet, l’article 21 § 1 stipule bien que si « [tout] État peut, au moment de la signature ou au moment du dépôt de son instrument de ratification […] formuler une ou plusieurs réserve(s) aux paragraphes 2 à 5 de l’article 7 de la présente Charte », « [aucune] autre réserve n’est admise ».
Or, à première vue, le champ des réserves apparaît large, l’article 7 de la Charte présentant les divers objectifs de cette dernière. Ainsi, les États peuvent émettre des réserves notamment quant à « l’adoption de mesures spéciales en faveur des langues régionales ou minoritaires, destinées à promouvoir une égalité entre les locuteurs de ces langues et le reste de la population » (article 7§2), ou encore à la prise « en considération [des] besoins et [des] vœux exprimés par les groupes pratiquant ces langues » (article 7§4).
Cependant, il n’en va pas de même concernant le premier paragraphe de l’article 7 qui stipule notamment qu’en « matière de langues régionales ou minoritaires […] les Parties fondent leur politique, leur législation et leur pratique sur les objectifs et principes suivants : […] la facilitation et/ou l’encouragement de l’usage oral et écrit des langues régionales ou minoritaires dans la vie publique et dans la vie privée ».
Or, la France, comme l’a rappelé le Conseil d’État, « a annoncé « envisager de formuler dans son instrument de ratification » une déclaration affirmant notamment qu’elle interprétait ce texte comme ne conférant pas de droits collectifs aux locuteurs des langues régionales et minoritaires et n’allant pas à l’encontre du principe d’usage officiel du français énoncé par l’article 2 de la Constitution » (point 6 de l’avis). Une telle déclaration, comme l’a reconnu Dominique Chagnollaud, « est [donc] absurde puisque c’est l’objet même des dispositions de ce texte ! »[13]. Compte tenu de la formulation de l’article 21 de la Charte, le Gouvernement français n’avait donc aucune excuse puisque la simple lecture de la Charte suffisait à voir qu’une telle réserve ne pouvait être licite.
Le projet de révision constitutionnelle introduirait, dès lors, de par la référence aux textes susvisés (la Charte et la déclaration de la France), une « contradiction interne génératrice d’insécurité juridique » en raison de leur incompatibilité. En effet, le projet de loi constitutionnelle prévoit l’insertion de l’article 53-3 de la Constitution qui dispose que « [la] République peut ratifier la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires adoptée à Strasbourg le 5 novembre 1992, signée le 7 mai 1999, complétée par la déclaration interprétative ».
Une telle contradiction se poserait encore davantage au niveau international. Si l’interprétation au niveau interne serait faite conformément à la déclaration française, une telle réserve serait sûrement inopérante au niveau de l’ordre juridique international. Il en résulterait, dès lors, selon le Conseil d’État, « une contradiction entre l’ordre juridique interne et l’ordre juridique international », et exposerait « tant à des incertitudes dans les procédures contentieuses nationales qu’à des critiques émanant des organes du Conseil de l’Europe chargé du contrôle de l’application de sa partie IV ». Le projet de loi constitutionnelle introduit donc « une forme de schizophrénie juridique »[14].
V. Le Conseil d’État, opposant perpétuel au principe de supraconstitutionnalité
Quelle norme permet de juger la validité d’une révision constitutionnelle ? Le Conseil d’État répond à cette question, en estimant que, selon lui, « il n’existe pas de principes de niveau supra-constitutionnel au regard desquels pourrait être appréciée une révision de la Constitution » (point 7 de l’avis). Il en résulte qu’il ne peut que « constater » les défauts d’une telle révision, sans pour autant les invalider juridiquement, les dispositions de l’article 89 n’étant pas applicables au cas d’espèce.
Le débat sur l’existence de la notion de supraconstitutionnalité ne peut être détaché de celui relatif à la fondamentalité. Or, sur ce point, la question essentielle est celle de savoir si la Constitution comporte l’entièreté des droits fondamentaux, ou si elle ne constitue que l’un des pans de la fondamentalité. En d’autres termes, un droit est-il élevé au rang de norme constitutionnelle en ce qu’il est fondamental, ou au contraire, est-il fondamental en ce qu’il est constitutionnel ? À cet éternel débat, le Conseil d’État tranche en faveur de la seconde hypothèse en estimant, dès lors, que la fondamentalité, permettant notamment de trancher sur la validité d’une révision constitutionnelle, est comprise elle-même dans la Constitution. La norme suprême contient donc, en son sein, les principes qui permettent de la modifier ; elle est donc sa propre référence.
Les membres du Palais-Royal, rejetant la conception substantielle de la fondamentalité, en déduisent, en conséquence, l’inexistence de la notion de supraconstitutionnalité. En cela, ils rejoignent la vision du Conseil constitutionnel, qui, statuant sur la révision constitutionnelle en vue de la ratification du Traité de Maastricht[15], a refusé de reconnaître d’autres limites au pouvoir du constituant dérivé que celles énoncées à l’article 89 de la Constitution. En effet, les parlementaires saisissants invoquaient, en l’espèce, une limite matérielle à la révision constitutionnelle, ne figurant pas à l’article 89 et touchant à la souveraineté nationale ainsi qu’aux conditions d’exercice de cette dernière. Le Conseil constitutionnel se trouvait, dès lors, devant une alternative, soit consacrer une vision procédurale, soit une vision davantage substantielle en faisant appel à l’esprit de la Constitution. Le risque était bien sûr de dériver vers la supraconstitutionnalité.
Les Sages, fidèles à leur réputation, firent preuve de prudence ; prudence renouvelée lors de la décision relative à la loi autorisant le mariage homosexuel[16]. En l’espèce, si la position adoptée par la Cour de cassation visait à empêcher le contrôle de constitutionnalité de l’interprétation jurisprudentielle de la loi, consacrant ainsi une forme d’extra-constitutionnalité flirtant « dangereusement avec la supraconstitutionnalité »[17], le Conseil constitutionnel a rejeté une telle vision.
En effet, une telle position aurait eu pour conséquence d’extraire une grande partie du droit positif du champ d’application du contrôle de constitutionnalité. Le champ de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) en aurait été considérablement réduit, puisque, comme l’a très justement souligné le Professeur Nicolas Molfessis, « [la] loi sèche, la loi nue, une fois qu’elle est entrée en vigueur, n’existe plus ». Par-là, en acceptant de contrôler les normes telles qu’interprétées par les juridictions suprêmes des ordres administratif et judiciaire, les juges de la rue de Montpensier ont rejeté une nouvelle fois l’existence de toute forme de supraconstitutionnalité.
De toute évidence, la notion de supraconstitutionnalité n’a vraisemblablement pas réussi à s’imposer en droit français, à l’inverse du droit international au travers de la notion controversée de jus cogens. Même le Professeur, désormais émérite, Étienne Picard, célèbre pour sa théorie minoritaire des droits fondamentaux, concède que ces derniers « n’ont pu imposer la supraconstitutionnalité, au moins en ce qui concerne le contrôle de la loi constitutionnelle par le juge constitutionnel, car, en France, le juge constitutionnel ne tient son pouvoir que de la Constitution et non du droit lui-même »[18]. Cependant, cette absence de reconnaissance apparaît selon ce dernier « infiniment préférable dans une démocratie comme la nôtre ». La supraconstitutionnalité pourrait en effet, en raison de ses possibles détournements, mettre en danger le régime démocratique et se retourner, à terme, contre les représentants du peuple souverain.
Ainsi, l’avis conclut sobrement que « le Conseil d’État ne peut que constater que le projet qui lui est soumis ne permet pas d’atteindre l’objectif que le Gouvernement s’est fixé », à défaut de pouvoir exprimer toute autre réserve d’ampleur constitutionnelle. En d’autres termes, le pouvoir constituant, même dérivé, reste souverains. Comme le souligne Dominique Chagnollaud, « [bien] sûr, il n’existe pas de principes supraconstitutionnels qui empêcheraient une révision de la Constitution », mais « on démolit les principes qui fondent l’existence même du pacte républicain autour d’une révision. Il faut qu’on le sache, tout simplement »[19].
Reste à savoir quelle sera la décision du Sénat le 27 octobre prochain, et si le Gouvernement parviendra à mener à bout ce projet jusqu’à la convocation du Congrès en juillet 2016, afin de réviser la Constitution de 1958 conformément à son article 89. Il devra alors obtenir la majorité des trois cinquièmes des suffrages exprimés ; un véritable défi en somme. Les paris sont pris. Par ailleurs, au-delà des débats purement juridiques, le maintien d’un tel projet de révision constitutionnelle ne manquera pas de relancer, avec vigueur, le débat inhérent à la sauvegarde de l’identité nationale face aux langues régionales et minoritaires, mis en exergue par l’Académie française dès 2008. Si la presse fait passer ce débat de société pour un sujet arriéré, habité par le conservatisme, ce dernier est pourtant évocateur d’un mouvement plus large de réflexion sur l’État, et sur son dépassement en tant que structure de référence. Comme le souligne Dominique Hoppe, président de l’AFFOI[20], « [s’engager] pour la langue française n’est pas un combat d’arrière-garde ! C’est au contraire une cause juste et moderne qui ne sera définitivement perdue que lorsque tous ceux qui doivent la défendre l’auront abandonnée. Alors agissons ! »
Cet article est aussi l’occasion de rendre hommage au grand constitutionnaliste Guy Carcassonne, auteur d’un rapport en 1998[21] sur la compatibilité entre le Charte et la Constitution sur demande du Premier ministre de l’époque, Lionel Jospin, qui avait estimé qu’aucune révision constitutionnelle n’était nécessaire à sa ratification, avant d’être contredit par le Conseil constitutionnel. Ce dernier avait conclu son rapport avec l’humour qui le caractérise, et estimé qu’ « un coup de châsse en chanfrein du côté dulouchebem, du loufiat, du loche de poids, sans bonir que t’chi des courtines ni groumer de passer la zone à l’as, et son verlan souvent leaubiche, suffirait à rappeler l’existence des argots, idiomes traditionnels et minoritaires s’il en est, de la France sans conteste, mais qui, faute d’être maternels pour quiconque, ni vernaculaires où que ce soit, n’entrent pas dans le champ de la Charte ».
Bon courage pour le decryptage!
Laure MENA
Master 2 Droit public de l’économie
Université Paris 2 Panthéon-Assas
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[1] Proposition numéro 56 du programme de campagne du candidat François Hollande en 2012 : « Je ferai ratifier la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires. »
[2] Site du Sénat : http://www.senat.fr/amendements/2014-2015/662/Amdt_1.html.
[3] CE, Ass, Section de l’Intérieur, n°390-268, 30 juillet 2015.
[4] Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Partie III, 1883-1885.
[5] CC, DC, n° 99-412, 15 juin 1999, Charte européenne des langues régionales ou minoritaires.
[6] CC, DC, n°91-290, 9 mai 1991, Loi portant statut de la collectivité territoriale de Corse.
[7] Ferdinand Mélin-Soucramanien, « Charte européenne des langues régionales ou minoritaires », Recueil Dalloz 2000, p. 198.
[8] CC, n° 62-20 DC, 6 novembre 1962, Loi relative à l’élection du Président de la République au suffrage universel direct, adoptée par le référendum du 28 octobre 1962.
[9] CC, DC, n°92-312, 2 septembre 1992, Traité sur l’Union européenne.
[10] CC, DC, n°2003-469, 26 mars 2003, Révision constitutionnelle relative à l’organisation décentralisée de la République.
[11] Site Légifrance : Projet de loi constitutionnelle autorisant la ratification de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires.
[12] CC, DC, n°92-312, 2 septembre 1992, Traité sur l’Union européenne.
[13] Dominique Chagnollaud de Sabouret, « Charte européenne des langues régionales et minoritaires : une révision de la Constitution ? », Recueil Dalloz, 15 octobre 2015 p. 2064.
[14] Idem n°13.
[15] CC, n° 92-312 DC, 2 septembre 1992, Maastricht II (§ 19), Les Grandes Décisions du Conseil constitutionnel.
[16] CC, n°2013-669 DC, 17 mai 2014, Loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe.
[17] François Chénedé, « QPC : le contrôle de l’interprétation jurisprudentielle et l’interdiction de l’adoption au sein d’un couple homosexuel », Recueil Dalloz, 2010, p. 2744.
[18] Étienne Picard, « L’émergence des droits fondamentaux en France », ADJA, Dalloz, 1998, p. 6.
[19] Dominique Chagnollaud de Sabouret, « Charte européenne des langues régionales et minoritaires : une révision de la Constitution ? », Recueil Dalloz, 15 octobre 2015, p. 2064.
[20] AFFOI : Assemblée des francophones fonctionnaires des organisations internationales.
[21] Guy Carcassonne, « Étude sur la compatibilité entre la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires et la Constitution », rapport au Premier ministre, septembre 1998.