Quand la Cour européenne libère la parole de la Grande Muette

          Le 2 octobre 2014, la Cour européenne des droits de l’Homme (Cour EDH) s’est prononcée, dans l’arrêt Matelly c/ France[1], en faveur de l’ouverture de nouveaux droits au profit des militaires français. Elle s’inscrit ainsi dans un mouvement de modernisation d’une armée nationale, produit d’un héritage séculaire, avec ses pratiques, ses codes, ses règles et traditions. Il semble dès lors que le « cantonnement juridique »[2] des militaires, mis en exergue par le doyen Hauriou, est plus que jamais remis en cause, le Parlement français ayant adopté, les 16 et 17 juillet derniers, le projet de loi de programmation militaire marquant la possibilité de créer des associations professionnelles nationales de militaires (APNM).

La France jouit d’une grande tradition militaire, produit de son histoire, et qui a inspiré, jusqu’à présent, une organisation administrative stricte des forces armées. En ce sens, l’article L. 4111-1 du code de la défense expose ce qui est attendu seulement de la part d’un militaire. Pour avoir l’esprit du texte bien en tête, il est utile d’en citer un passage: « L’état militaire exige en toute circonstance esprit de sacrifice, pouvant aller jusqu’au sacrifice suprême, discipline, disponibilité, loyalisme et neutralité. Les devoirs qu’il comporte et les sujétions qu’il implique méritent le respect des citoyens et la considération de la Nation. ». C’est en référence à cette rigidité qu’Alfred de Vigny écrivait, dès 1835, que « [la] servitude militaire est lourde et inflexible, comme le masque de fer du prisonnier sans nom, et donne à tout homme de guerre une figure uniforme et froide »[3].

Nul doute que notre armée nationale bénéficie d’un statut extrêmement particulier dans le cadre de la fonction publique. Pourtant, depuis quelques années, l’exception militaire perd de son originalité au profit d’un statut plus normalisé, et donc plus proche à la fois du statut de citoyen et du fonctionnaire traditionnel.

I- Vers la fin de l’exception militaire française

 

        Si l’armée française a pu, pendant de nombreuses années, être qualifiée de Grande Muette, c’est bien en raison de l’absence de droit de vote au profit des militaires, fondée sur leur devoir de sujétion à l’État. Cependant, la Libération ayant mis en avant le rôle majeur joué par les militaires, le pouvoir en place a dû revenir sur sa position en leur octroyant enfin un tel droit. Ainsi, l’ordonnance du 17 août 1945 est venue préciser dans son article 1er que les militaires « sont électeurs dans les mêmes conditions que les autres citoyens ».

Cette ordonnance, méconnue, a ouvert un courant qui, jusqu’à aujourd’hui, a considérablement fait évoluer le statut du militaire, pour le transformer in fine en citoyen français. Dans l’état actuel du droit, l’article L. 4121-1 du code de la défense garantit aux militaires des droits égaux aux autres citoyens, mais dans un cadre strict, ce dernier disposant que « [les]militaires jouissent de tous les droits et libertés reconnus aux citoyens. Toutefois, l’exercice de certains d’entre eux est soit interdit, soit restreint dans les conditions fixées au présent livre. »

Dans le même sens, le droit de se présenter aux élections, sous réserve de certaines restrictions d’incompatibilité, non moins contraignantes que dans le cadre général de la fonction publique, constitue une énième démonstration de l’évolution d’un statut que l’histoire semblait avoir gravé dans le marbre. Il en va de même en matière de vie personnelle, comme le démontre la loi du 24 mars 2005 qui est venue supprimer l’obligation de demander une autorisation préalable pour contracter un mariage.

L’évolution de la législation met donc clairement en exergue la volonté de normaliser le droit applicable aux militaires. D’ailleurs, de nouvelles possibilités furent ouvertes ces dernières années, augmentant considérablement l’ampleur de ce mouvement. Ce dernier, loin d’arriver à son terme, a été relancé en octobre 2014, la Cour EDH étant venue écrire une nouvelle page symbolique dans l’histoire de la fonction publique militaire.

II- L’arrêt Matelly c/ France : de la distinction entre l’existence de la liberté d’association et son exercice

          En opportunité, l’interdiction des syndicats dans l’armée se comprend aisément. Le principe hiérarchique qui irrigue le droit des différentes fonctions publiques n’est nulle part aussi fort que dans le cadre de la défense nationale. Ainsi, l’ouverture d’un droit syndical au profit des militaires serait en contradiction avec le principe d’obéissance aux ordres. En effet, l’article L. 4121-4 du code de la défense expose explicitement que « [l’existence] de groupements professionnels militaires à caractère syndical ainsi que, sauf dans les conditions prévues au troisième alinéa, l’adhésion des militaires en activité de service à des groupements professionnels sont incompatibles avec les règles de la discipline militaire. »

En raison de telles restrictions, un officier de gendarmerie qui, après avoir créé un simple site de discussion intitulé « Forum gendarmes et citoyens », avait monté une association ayant pour objet « la défense de la situation matérielle et morale des gendarmes », s’était vu enjoindre de quitter cette dernière en raison de sa nature de groupement à caractère syndical. Obéissant à l’ordre donné, il avait démissionné tout en formant un recours devant le Conseil d’État, le 5 novembre 2008, afin de demander l’annulation de la décision ministérielle.

La Section du contentieux rejeta sa requête dans un arrêt du 26 février 2010[4], qui mérite que l’on s’y attarde un instant. Tout d’abord, il est intéressant de noter que le requérant invoquait devant le juge administratif, juge de la conventionnalité, une atteinte à la Convention EDH sur le fondement du défaut de prévisibilité de la norme juridique, et ce en raison de l’absence de « définition juridique de la notion de groupement professionnel militaire à caractère syndical ». Le Conseil d’État estima que le moyen n’était pas « assorti de précisions suffisantes ». Par ailleurs, l’officier arguait surtout de l’inconstitutionnalité de l’article L. 4121-4 précité, et demandait, à ce titre, la transmission d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) sur le fondement de l’article 61-1 de la Constitution. Or, comme chacun le sait, la première QPC a été posée au Conseil constitutionnel le 28 mai 2010.

En l’espèce, la Haute Juridiction administrative relève que la loi organique, nécessaire à l’entrée en vigueur des dispositions, « [n’était] pas entrée en vigueur », et qu’en conséquence, les « dispositions de l’article 61-1 [n’étaient] pas applicables ». Il en résulte que le litige aurait potentiellement pu être réglé sur le fondement de la Constitution, et non sur celui de la Convention EDH, le requérant invoquant l’inconstitutionnalité de la loi par rapport aux « dispositions constitutionnelles qui garantissent la liberté d’association et le droit syndical ». Cette affaire apparaît donc comme un nouvel exemple de l’utilité de la QPC dans le cadre de la concurrence entre les sources nationales et européennes. Son pourvoi ayant été rejeté, le requérant saisit alors, sur le fondement de l’article 34 de la Convention EDH, la Cour de Strasbourg, devant laquelle il obtint finalement gain de cause.

L’arrêt Matelly c/ France, rendu le 2 octobre 2014, censure, sur le fondement de la Convention EDH, l’interdiction générale et absolue faite aux militaires d’adhérer à un groupement syndical ou à une quelconque association. Ainsi peut-on lire, dans le communiqué de presse du 2 octobre 2014, émanant du Conseil de l’Europe, que « [si] la Cour note que l’État français a mis en place des instances et des procédures spéciales pour prendre en compte les préoccupations des personnels militaires, elle estime toutefois que ces institutions ne remplacent pas la reconnaissance au profit des militaires d’une liberté d’association, laquelle comprend le droit de fonder des syndicats et de s’y affilier. »

La Cour condamne donc la France sur le fondement de l’article 11 de la Convention, qui dispose notamment que « [toute] personne a le droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts » (alinéa 1er).

Cependant, le second alinéa dudit article vient largement nuancer cette liberté en précisant qu’elle peut légitimement faire l’objet de « restrictions  (…) prévues par la loi » si ces dernières sont « nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime (…) ou de à la protection des droits et libertés d’autrui ».

Les auteurs de la Convention en ont alors conclu que « [le] présent article n’interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l’exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’État ». En conséquence, la France s’est vue condamner en ce qu’elle interdisait de manière absolue et générale d’adhérer à tout syndicat ou association.

En effet, conformément à l’article 11 précité, la Cour a considéré que « [si] la liberté d’association des militaires [pouvait]  faire l’objet de restrictions légitimes, l’interdiction pure et simple de constituer un syndicat ou d’y adhérer [portait,] à l’essence même de cette liberté, une atteinte prohibée par la Convention ». En d’autres termes, et comme l’a souligné Béatrice Thomas-Tual,  « [la] Cour fait une différence entre d’une part l’existence même des libertés de réunion pacifique, d’association et du droit syndical, existence à laquelle aucun État membre de la Convention ne peut porter atteinte […], et d’autre part, l’exercice de ces droits », pour lequel « des restrictions peuvent être acceptées »[5].

III- Une nouvelle place pour les associations dans l’armée française

          Aux termes de son arrêt, rendu le 2 octobre 2014, la Cour EDH condamne explicitement la France en ouvrant la liberté d’association aux principaux intéressés : les militaires. Les juges de Strasbourg ayant conclu à une violation de l’article 11 de la Convention, les autorités françaises ne pouvaient pas rester sourdes face à cette décision.

Si la Cour EDH s’est rangée du côté des militaires, en leur permettant de créer des associations professionnelles, il n’est toutefois pas à l’ordre du jour d’autoriser les syndicats traditionnels. Le rapport Pêcheur, rendu pour le compte de l’Élysée le 18 décembre 2014, vient proposer une réforme d’ensemble tendant à concilier la liberté d’association avec les intérêts supérieurs de la Nation. Ainsi, l’avant-projet de loi présenté au gouvernement au sein du rapport suggère de modifier l’article précédemment cité (article L.4121-4 du code de la défense) par les dispositions suivantes : « Les militaires peuvent librement créer une association professionnelle nationale de militaires régie par les dispositions du chapitre VI du présent titre, y adhérer et y exercer des responsabilités. »

Pourtant, ces associations seront plus que de simples amicales et se rapprocheront drastiquement des syndicats, puisqu’elles pourront ester en justice pour toute question touchant la condition militaire en France. Concrètement, l’objectif est de créer un système de représentation du personnel militaire autonome de la nébuleuse syndicale française. En somme, isoler l’armée pour mieux la contrôler.

 Les évolutions apportées par la jurisprudence n’ont souvent de sens qu’à partir du moment où des individus intéressés se saisissent de cette avancée pour la concrétiser dans la vie quotidienne. Ainsi, le 2 janvier 2015, le lieutenant-colonel Jean-Hugues Matelly a déclaré officiellement la première association professionnelle, « Gend XXI », œuvrant dans le cadre de la gendarmerie nationale. Le fondateur n’est ni plus ni moins que le requérant qui s’est présenté quelques mois auparavant devant la Cour européenne des droits de l’Homme. Le créateur de « Gend XXI » reconnaît volontiers que le moyen d’action sera « le verbe », qu’il considère comme « une arme essentielle et efficace »[6]. Cette avancée peut paraître modeste, mais dans le cadre de la vie militaire, les petits acquis sont généralement considérés comme de grandes avancées sociales. Les nouveaux droits ouverts à l’armée française démontrent une progression lente mais assurée.

Ces évolutions confirment un mouvement plus large de travaillisation de la fonction publique française mis en exergue par Jacques Fialaire, qui estime que « [depuis] près d’une quinzaine d’années prospère l’idée que le cadre de gestion des fonctionnaires doit sortir d’une approche strictement juridique pour évoluer dans une perspective de réalisme économique. Dès lors, partant d’une situation où un processus de « travaillisation » du droit de la fonction publique territoriale (FPT) est déjà engagé, des thèses se sont élevées « pour le retour de la fonction publique dans le droit commun »[7] ».

Droit mouvant, le droit de la fonction publique, dont le militaire n’a jamais vraiment reçu l’intégralité des acquis, tend donc à s’aligner progressivement sur le droit du travail. Même si la fonction publique militaire constitue toujours une dérogation au régime général, nul doute que cette dernière évoluera vers un cadre de plus en plus protecteur des intérêts de ses fonctionnaires.

IV- Un phénomène déjà observable dans l’espace européen

 

        Quand une évolution juridique prend l’apparence d’un changement radical de position, il est souvent intéressant de se tourner vers les solutions que le droit comparé peut apporter.

L’Allemagne reconnaît, par les dispositions de l’article 9-3 de la Loi fondamentale, « [le] droit de fonder des associations pour la sauvegarde et l’amélioration des conditions de travail […] pour tous et dans toutes les professions ». Ainsi, une majorité écrasante des militaires allemands est membre de la Deutsche Bundeswehrverband, qui possède un statut d’association professionnelle. Au sein de cette structure sont défendus les militaires, ainsi que l’institution militaire elle-même. Toutefois, le ministre de la Défense est membre de cette association professionnelle, comme pour incarner une continuité du contrôle étatique sur les effectifs de la défense allemande. La France pourrait d’ailleurs prendre l’Allemagne pour modèle, eu égard à l’absence totale de volonté, justifiée et justifiable, d’abandonner les militaires dans une sphère de libertés qui risquerait de remettre en cause le principe hiérarchique.

Les dispositions du droit belge représentent, quant à elles, une avancée encore plus poussée en autorisant les forces armées à adhérer à un syndicat professionnel militaire. Le syndicalisme revendicatif est donc reconnu de facto, puisque le cadre libéral offert aux militaires permet la constitution de syndicats incarnant un véritable pluralisme politique. Toutefois, il est important de relever l’existence d’une limitation, inscrite dans la loi de 1975, qui prohibe la grève pour les militaires.

Pour synthétiser les différentes positions européennes, il est intéressant de dégager deux modèles. Tout d’abord, le modèle germanique, incarné par l’Allemagne, la Belgique ou les Pays-Bas, au caractère extrêmement libéral et généralement favorable au syndicalisme militaire ou, a minima, à la constitution d’associations professionnelles. Ensuite, le second modèle latin, incarné par le Portugal, l’Espagne, l’Italie, ou encore le Royaume-Uni, qui consacre une vision beaucoup plus restrictive de la liberté associatives. Si les associations professionnelles ou les syndicats peuvent exister, ils ne constituent qu’une exception et non un principe.

Cette synthèse en droit comparé, opérée par le Sénat en 2002[8], est évocatrice de la volonté du pouvoir législatif de trouver des solutions tendant à la modernisation de la fonction publique militaire. Finalement, les 16 et 17 juillet derniers, la position française a été avancée. En effet, par le biais d’une commission mixte paritaire, les députés et les sénateurs ont définitivement adopté le projet de loi actualisant la programmation militaire pour les années 2015 à 2019. Le modèle s’avèrera strict en isolant totalement les associations militaires qui seront constituées. Il ne sera par exemple pas question de procéder à des fédérations de ces structures.

La loi limite exclusivement la finalité de ces dernières à la défense de la condition militaire, en interdisant formellement toute attaque de la politique de défense de l’État. En empêchant des civils d’adhérer à ces associations, l’isolement est parachevé pour éliminer toute possibilité de compromission avec les syndicats traditionnels. Toutefois, le monde militaire contemporain relève d’une grande complexité avec plusieurs types de régimes. Ainsi, nous pouvons légitimement nous poser la question des possibilités qui seront ouvertes aux militaires réservistes, qui œuvrent majoritairement dans la vie civile, quant à ces associations professionnelles.

Dans tous les cas, il apparaît clair que la France va devoir accorder de nouveaux droits aux militaires, ne serait-ce que pour satisfaire aux exigences de la Convention européenne. La question des restrictions, dont ces derniers seront assortis, reste alors plus que jamais posée. L’enjeu, pour reprendre le titre de l’œuvre d’Alfred de Vigny, Servitude et grandeur militaires (1835), reste d’opérer un équilibre entre, d’une part, la soumission accrue des militaires à leur hiérarchie, et, d’autre part, l’octroi de nouveaux droits ; l’infléchissement de la servitude pouvant entraîner, à terme, celui de la grandeur de ces fonctionnaires si particuliers.

Pascal Loubet

En collaboration avec Laure Mena

Pour en savoir + :

 

[1] CEDH, 2 octobre 2014, Matelly c/ France (requête n°10609/10) et ADEFDROMIL c/ France (requête n°32191/09).

[2] M. Hauriou, Précis de droit constitutionnel, Sirey, 1929, 2e éd., 759 pages, spéc., p. 111.

[3] Alfred de Vigny, Servitude et grandeur militaires, 1835.

[4] Conseil d’État, Section, 26 février 2010, n°322176.

[5] Béatrice Thomas-Tual, « De nouvelles libertés pour les militaires français », La Semaine juridique Administrations et Collectivités territoriales, n°9, 2 mars 2015.

[6] William Molinié, « Création du premier « syndicat» de gendarmes: « L’armée ne sera plus la grande muette » », 20 Minutes, 5 janvier 2015.

[7] Titre d’un article de François Dupuy, JCP A 2003, n° 11, 1260.

[8] Sénat, « Les droits politiques et syndicaux des personnels militaires », Service des affaires étrangères, mai 2002.

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