L’univers du jeu de société est moins connu que celui du jeu vidéo. Pourtant d’un point de vue juridique, leur statut est a priori assez similaire.
En effet, les deux types d’œuvres semblent correspondre au régime de l’œuvre collective définie par l’article L. 113-2 alinéa 3 du code de la propriété intellectuelle[1]. Dans le cadre du jeu de société, l’auteur serait alors considéré comme un chef d’orchestre dans son domaine. Toutefois, on peut percevoir une différence de régime juridique entre le jeu vidéo et le jeu de société. Pour certains, le régime du dernier se rapprocherait davantage de celui de l’œuvre de collaboration, définie par la jurisprudence[2] comme la collaboration des auteurs qui, dans une intimité spirituelle ont collaboré à l’œuvre commune et l’ont crée par leurs apports artistiques dans un art semblable ou différent. Chaque auteur apporte ainsi une création distincte de celle des autres intervenants qui se situent sur un pied d’égalité. Ce régime semble mieux correspondre à la création d’un jeu de société par une structure de petite taille comprenant un illustrateur et un auteur.
Surtout, le jeu vidéo entraîne davantage d’investissements économiques et de recettes que le jeu de société. En 2013, le chiffre d’affaire pour le marché du jeu vidéo représentait en France 2,7 milliards d’euros contre 325 millions d’euros pour le secteur du jeu de société sur l’année précédente. Ainsi, les enjeux juridiques sont différents entre ces deux mondes.
L’arrêt Cryo constitue un coup dur pour les créateurs de jeux vidéo qui réclamaient un régime de droit sui generis pour leurs œuvres. Le jeu vidéo est une œuvre complexe qui ne saurait être réduite à sa seule dimension logicielle[3] et se trouve au carrefour de plusieurs genres (logiciel, musique,…). Cette décision, toujours de droit positif, pose le principe d’une application distributive des régimes juridiques concernant les différents éléments du jeu vidéo. Pour le jeu de société en revanche, les attentes des professionnels ne s’étendent pas à la détermination d’un régime juridique qui leur serait propre.
Concrètement, les différents protagonistes (éditeurs, auteurs,…) du secteur sont à la recherche de moyens de protection juridiques efficaces contre certains problèmes qui les atteignent économiquement.
La contrefaçon est un phénomène très nuisible pour ces professions artistiques. Des solutions peuvent alors être apportées par le droit d’auteur, si le jeu de société remplit bien la condition d’originalité, ouvrant ainsi droit à une protection contre des éventuels actes de contrefaçon.
Quelques rares affaires judiciaires relatant des cas de contrefaçon de jeu ont été médiatisées ces dernières années. Plusieurs critiques d’ordre juridique peuvent en être tirées. L’enjeu serait donc d’éviter le procès en matière de jeu de société. En effet, cette judiciarisation constatée ne semble pas correspondre au meilleur mode de règlement des conflits entre acteurs du domaine. Certaines solutions préventives et défensives en cas de contrefaçon peuvent alors être envisagées.
Une protection préventive contre la contrefaçon : des outils de propriété intellectuelle plus ou moins adaptés aux besoins des créateurs de jeux
La propriété industrielle propose a priori des mécanismes adaptés contre la contrefaçon. Mais au regard des spécificités du domaine, certains outils juridiques peuvent sembler préférables.
Des outils théoriquement utilisables mais inefficaces en pratique
La théorie de l’unité de l’art avancée par E. Pouillet permet de cumuler pour un même objet une protection par le droit d’auteur et le droit des Dessins et Modèles. Ainsi, un auteur de jeu pourrait se prévaloir d’un titre accordé après un dépôt effectué à l’Institut National de la Propriété Industrielle (INPI) en plus du droit d’auteur sur sa création. La seule condition est alors de dissocier les protections entre elles quant à leur objet et leur utilité respective.
On pourrait envisager la protection par Dessin et Modèle pour les figurines ou le plateau de jeu. Le dessin à deux dimensions ou le modèle à trois dimensions pourraient ainsi protéger l’apparence, le contour, la forme, la texture ou plusieurs de ces éléments sur tout ou partie de l’objet. L’inconvénient majeur pour un dépôt de dessin et modèle (mais c’est le cas aussi pour les marques et les brevets d’inventions) réside dans le coût de l’opération. Les charges d’enregistrement ne sont pas excessives mais elles peuvent déjà apparaître comme étant disproportionnées par rapport aux moyens financiers dont dispose une structure modeste telle qu’une maison d’édition.
On pourrait également envisager un brevet d’invention pour protéger un dispositif technique compris dans le jeu. A ce titre, les initiés peuvent penser aux procédés novateurs proposés par l’éditeur Libellud, comme la plaquette de programmation de Lord of Xidit. Cette plaquette est matérialisée par un support cartonné où plusieurs molettes s’agencent pour programmer les futures actions du joueur au début de chaque manche. Mais le but d’un brevet est de favoriser in fine le progrès scientifique. Or, des dispositifs tels que le dernier exposé ne répondent pas à ces attentes.
Un outil plus adapté au jeu de société : l’enveloppe Soleau
L’enveloppe Soleau ne constitue pas un titre de propriété industrielle. En revanche, elle constitue un moyen de preuve permettant de dater de façon certaine. L’enveloppe Soleau peut permettre d’insérer les éventuelles extensions à venir du jeu de société pour se protéger contre les copies. C’est d’ailleurs grâce à cette forme de preuve qu’un demandeur a obtenu gain de cause dans l’affaire Jungle Speed en 2010. L’inconvénient principal du procédé découle du format imposé. En effet, l’INPI n’accepte comme support que des feuillets pour l’enveloppe Soleau. On voit donc difficilement comment un auteur pourrait y regrouper d’autres éléments que la règle du jeu.
La défense contre la contrefaçon : le procès en matière de jeu de société
L’appréciation de l’existence ou non d’une contrefaçon va s’opérer par la comparaison des points de similitudes des deux produits litigieux. Pour un jeu de société, le juge devrait se référer logiquement à deux aspects pour comparer: le thème et la mécanique de jeu. L’un des deux est malheureusement souvent négligé par un défaut d’expertise.
Une judiciarisation limitée dans sa mise en œuvre
Le TGI de Paris, dans une décision du 6 Mai 2010, a été saisi d’une action en contrefaçon exercée par les auteurs du jeu « Jungle Speed » (Tom Vuarchex et Pierric Yakovenko) contre le distributeur Joué Club. L’enseigne avait autorisé la vente dans ses magasins du « Jungle Jam », jeu allemand reprenant à l’identique le concept du Jungle Speed. La comparaison entre les produits s’est effectuée sur le totem, la règle du jeu, le titre et les cartes présents dans les deux jeux.
En réalité, le jeu semble être perçu par le juge davantage comme le support matériel que va acheter le consommateur que comme le résultat d’un travail intellectuel et artistique. Monsieur Vuarchex a finalement obtenu réparation du préjudice au titre de la contrefaçon en raison de la similitude entre les règles du jeu et la retranscription de l’univers du Jungle Speed. Or, un auteur de jeu de société n’écrit pas toujours les règles…
Des solutions envisageables pour la défense du droit d’auteur devant un tribunal
Un autre prisme de comparaison serait intéressant à envisager pour le juge mais serait difficilement détectable pour un « profane ». En effet, la mécanique de jeu constitue un critère de distinction majeur pour un connaisseur. Mais il n’existe pas à ce jour d’experts capables de conseiller le juge sur cet aspect là. Des exemples peuvent démontrer l’intérêt que représenterait une telle novation.
Le jeu Copyright (dont le titre est ironique en l’espèce) est une copie quasiment identique du support matériel du jeu Vitrail. D’après l’arrêt Jungle Speed, en cas de procès, les créateurs de Copyright pourraient donc être logiquement sanctionnés pour contrefaçon après la comparaison du juge sur des éléments factuels. En revanche, tel ne serait pas le cas par exemple si un procès avait lieu entre les créateurs du jeu Boomerang et de No Mercy. Ces deux jeux ont exactement la même jouabilité mais comportent des éléments visuels (dessins, graphisme) différents. Cette similitude, aussi significative qu’elle soit pour un joueur initié, ne sera pas prise en compte par le juge au regard de la méthode actuelle employée pour comparer.
Une protection défensive envisageable contre la contrefaçon : le règlement amiable et conventionnel des litiges en matière de jeux de société
Le constat d’une protection juridique incomplète dans ses effets
Depuis le 31 octobre 2007, seuls 10 TGI sont compétents pour statuer en matière de contrefaçon. Or, on sait que pour cette procédure, la présence d’un avocat est nécessaire pour représenter les parties. Les coûts engendrés peuvent donc être conséquents. A titre indicatif, la société Asmodée éditrice du Jungle Speed a obtenu 45 000 euros de dommages et intérêts pour 10 000 euros de dépens engagés[4].
De plus, la procédure devant le TGI est écrite et les parties ne sont presque jamais entendues en personne par le juge. Cet aspect est problématique compte tenu des spécificités du jeu, telle que sa mécanique qui nécessite souvent des explications pour être comprise.
De plus, lors d’un procès, il est souvent fait droit à la demande subsidiaire reposant sur une action en concurrence déloyale[5] et non sur une action propre à la propriété intellectuelle. De surcroît, une telle solution ne prendra pas en compte les droits moraux de l’auteur, et notamment le droit au respect de l’œuvre.
Une solution mise en avant pour pallier ces carences : Le règlement amiable des litiges
Un règlement amiable peut être proposé au contrefacteur. Celui-ci est plus confidentiel car il n’engendre pas de mesures de publicité à l’égard des tiers. Il est aussi plus rapide que la procédure menée devant un tribunal.
L’un des dispositifs découlant de cette amiable composition peut consister en la conclusion d’un contrat de licence, prévoyant la cession des droits d’exploitation du jeu, ainsi que des droits relatifs à l’amélioration, l’extension, la reprise du thème précis… De nombreuses illustrations du mode de résolution amiable peuvent être citées telle que l’affaire Time Line. Ce jeu est édité et distribué par Asmodée mais un jeu similaire est aussi édité chez un homologue allemand. Les éditeurs français et allemand ont donc convenu par accord d’une zone géographique de vente leur étant propre. Le territoire français a été attribué à l’éditeur français pour son jeu Timeline, et le marché d’outre-Rhin à l’éditeur étranger pour sa réplique de Timeline.
Le jeu Glory to Rome a été édité chez Uchronia et Filosofia. Un autre jeu très similaire intitulé La Gloire de Rome a quant à lui été édité chez Yellow. Cette ressemblance qui existe entre les deux produits est expliquée par le fait qu’un des auteurs du premier jeu a aussi participé à la création du second. Cette entreprise périlleuse s’est heureusement achevée par une solution amiable entre les deux éditeurs. Uchronia et Filosofia ont accepté par accord avec Yellow de différer la mise en vente de leur produit afin d’y apporter des modifications. On voit là comment un éditeur de bonne foi peut être victime du comportement de ses auteurs par moment.
L’éditeur doit donc se munir d’outils juridiques pour se protéger contre ce genre d’écueil. L’insertion d’une clause de non concurrence dans le contrat d’édition peut alors être judicieuse.
Aussi, les engagements en Droit français ne pouvant être perpétuels, le contrat d’édition comprend obligatoirement un terme. Or, des risques peuvent subsister au-delà de ce terme. C’est le cas lorsqu’il y a un échange d’informations confidentielles entre l’éditeur et l’auteur portant sur un nouveau genre de jeu. Un tel projet est souvent anticipé sur plusieurs années comme pour l’éditeur Space Cowboy et son jeu Time Stories. Une clause de confidentialité peut alors constituer un solide bouclier. Elle est souvent rédigée en faveur de l’éditeur car elle contraint l’auteur à ne pas révéler son jeu à d’autres éditeurs. Mais elle peut aussi être favorable à l’auteur si elle oblige l’éditeur à ne pas divulguer d’informations.
Enfin, une clause compromissoire pourra être insérée au sein du contrat d’édition pour décider à l’avance du mode de règlement à l’amiable qui aura lieu entre les parties en cas de différend, ainsi que de ses modalités d’exécution.
Cette voix négociée de règlement des conflits va de plus en plus être imposée par la structure même du marché du jeu qui se sature. Pour le jeu de plateau classique, on constate par moment une « panne d’inspiration » en ce qui concerne les thèmes abordés. Odyssée et Ulysse sont deux jeux abordant l’univers régulièrement exploité de la mythologie grecque. Les praticiens de propriété industrielle, en observant leur titre, pourraient en déduire une similitude conceptuelle. Le problème n’est pas tant la similitude des thèmes mais plutôt sa matérialisation à travers des décors de plateaux semblables, des cartes renvoyant dans les deux jeux aux dieux grecs et à la mer méditerranée. Les illustrations, le scénario, les figurines se ressemblent… Le tout forme ainsi une confusion dans l’esprit du joueur entre les deux produits.
D’ailleurs, l’auteur Friedmann Friese avec son jeu Copycat revendique ouvertement l’inspiration qu’il a puisée à travers les mécaniques d’autres jeux. Cela pourrait correspondre à une forme d’œuvre contemporaine. Néanmoins, certains créateurs comme Fred Henry y voient là un pillage des idées de l’auteur au lieu d’y voir une simple transformation des formes du jeu de société.
Cette problématique concerne non seulement le jeu de société mais aussi et plus largement l’ensemble du droit d’auteur en France. La question est de savoir en fait où l’on se place sur l’échiquier de la propriété littéraire et artistique. Allons-nous rester attachés à notre conception française du droit d’auteur, protecteur des artistes et du lien de droit moral qui les lie à leurs œuvres ? Ou allons-nous glisser progressivement vers un système de logique plus économique et moins favorable à l’auteur individuel tel que celui du Copyright issu de la Common Law ?
Lucas TISON
[1]Œuvre créée sous la direction d’une personne physique ou morale avec une fusion des contributions entre auteurs sans qu’il soit possible d’attribuer à chacun d’eux un droit distinct sur l’ensemble réalisé.
[2] Cour d’Appel de Paris, 11 mai 1965
[3]Arrêt n°732 du 25 juin 2009 (07-20.387) – Cour de cassation – Première chambre civile
[4]Frais de justice inhérents au procès énumérés par l’article 695 du code de procédure civil qui renvoie notamment aux frais de traduction, aux indemnités des témoins ainsi qu’à la rémunération des techniciens et des avocats.
[5]Action en responsabilité délictuelle des articles 1382 et 1383 du code civil.