La plus haute juridiction judiciaire des Pays-Bas (Hoge Raad der Nederlanden) a récemment saisi la Cour de justice de l’Union européenne d’une question préjudicielle relative à l’interprétation de l’article 5, § 2, de la première directive 89/104/CEE du Conseil, du 21 décembre 1988, rapprochant les législations des États membres sur les marques.
Avant d’en venir à la réponse de la Cour, rappelons-les faits : De Vries, titulaire de la marque «The Bulldog», se sert de sa marque comme dénomination commerciale d’une activité d’hôtellerie et de débit de boissons antérieurement au dépôt de la marque « Red Bull Krating-Daeng », effectué en 1983 pour des boissons énergétiques. Red Bull a décidé d’attraire De Vries devant le juge néerlandais, considérant qu’il subit un préjudice lié à la présence de l’élément verbal « Bull » dans la marque « The Bulldog », notamment en ce que cette dernière tire indûment profit de sa réputation et ce malgré son existence antérieure.
La juridiction de renvoi a interrogé la Cour sur le point de savoir si l’article 5 §2 de la directive doit être interprété en ce sens qu’est susceptible d’être qualifié de « juste motif », l’usage par un tiers d’un signe similaire à une marque renommée pour un produit identique à celui pour lequel cette marque a été enregistrée, dès lors qu’il est avéré que ce signe a été utilisé antérieurement au dépôt de ladite marque.
La Cour commence par rappeler que la fonction du droit des marques est de protéger ses intérêts spécifiques, à savoir notamment le fait de « garantir aux consommateurs la provenance du produit ou du service en cause ». Les juges luxembourgeois exposent ensuite les conditions dans lesquelles l’usage d’un signe similaire à une marque renommée est susceptible de constituer un « juste motif », lorsque ce signe a été utilisé antérieurement au dépôt de la marque. Le juge national devra à cet effet prendre en compte trois critères distincts et complémentaires :
– de l’implantation et de la réputation dudit signe auprès du public concerné ;
– du degré de proximité entre les produits et les services pour lesquels le même signe a été originairement utilisé et le produit pour lequel la marque renommée a été enregistrée ;
– de la pertinence économique et commerciale de l’usage pour ce produit du signe similaire à cette marque.
La Cour conclut que le titulaire d’une marque renommée peut se voir contraindre, en vertu d’un juste motif, de tolérer l’usage d’un signe similaire à sa marque par un tiers, lorsqu’il est avéré que ce signe a été utilisé de bonne foi avant le dépôt de la marque.
Cet arrêt, bien qu’interprétatif, c’est-à-dire prononcé in abstracto, peut néanmoins s’inscrire dans une jurisprudence importante en matière de marque renommée. Deux arrêts majeurs peuvent être cités aux fins de mettre en exergue l’interprétation de la directive 89/104/CEE du Conseil, du 21 décembre 1988 ((version codifiée Directive 2008/95/CE).
En premier lieu, dans son arrêt préjudiciel « Adidas-Salomon AG/Adidas Benelux contre Fitnessworld Trading Ltd », daté 23 octobre 2003, la Cour de justice avait confirmé sa jurisprudence Davidoff en affirmant que l’article 5, §2 de la directive 89/104/CEE s’applique « (…) aussi bien pour des produits ou des services non similaires que pour des produits ou des services identiques ou similaires (…) ». Elle avait d’ailleurs ajouté que pour constater si l’usage d’un signe ultérieur tire indûment profit du caractère distinctif, de la renommée de la marque antérieure ou lui porte préjudice, les juridictions nationales devaient uniquement rechercher « l’usage incriminé, fût-ce par voie de dilution, de dégradation ou de parasitisme ». Ce préjudice était établi, au sens de l’article 5, §2, de la directive dès lors que « (…) le degré de similitude entre la marque renommée et le signe [avait] pour effet que le public concerné établisse un lien entre le signe et la marque. »
En second lieu, dans son arrêt Intel Corporation daté du 27 novembre 2008, la Haute juridiction venait préciser quelque peu sa jurisprudence Adidas en énumérant un certain nombre de critères aux fins d’établir l’existence d’un lien entre la marque renommée et le signe litigieux au sens de ladite directive. Selon les juges de l’Union européenne, en sus de prouver le degré de similitude entre les deux signes, encore fallait-il notamment prendre en considération le caractère distinctif ou l’intensité de la marque renommée antérieure.
Ainsi, avec l’arrêt De Vries c. Red Bull, les juges luxembourgeois viennent-ils poser les conditions d’une coexistence précaire entre une marque renommée et un signe similaire lorsque ce signe a été utilisé antérieurement au dépôt de la marque. Précaire, car nul n’imagine que la partie demanderesse – titulaire de la marque renommée – puisse se contenter d’une « situation boiteuse » caractérisée, selon elle, par le fait que son concurrent tire ou non indûment profit de sa réputation. Elle essayera de multiplier les actions en justice, notamment sur le terrain de la concurrence déloyale, pour faire pression sur l’autre partie. On passera alors d’une guerre froide, à laquelle se livrent toutes les marques renommées ou pas, à une véritable guerre chaude. En tout cas, entre De Vries c. Red Bull, c’est déjà Verdun !
Rydian Dieyi