La protection constitutionnelle allemande des droits fondamentaux

La question de la protection, a fortiori constitutionnelle, des droits fondamentaux est au centre du paysage juridique de chaque Etat. L’Allemagne s’est successivement dotée en 1949 d’une nouvelle constitution et en 1951 d’une loi organisant, si l’on s’en tient à une traduction littérale, le tribunal constitutionnel fédéral (Bundesverfassungsgericht). Pour compléter cette approche nous pouvons citer la réforme constitutionnelle de 1969 complétant l’article 93 de la constitution et instaurant la possibilité, pour la Cour constitutionnelle allemande, de statuer sur les requêtes formulées directement par le justiciable s’estimant victime d’une atteinte à un droit constitutionnellement protégé.

Rappelons qu’un système « vaguement similaire » a été introduit en France par l’instauration de la Question Prioritaire de Constitutionnalité en 2008.

Si cette possibilité offerte aux justiciables allemands d’invoquer une atteinte à un droit fondamental devant la Cour constitutionnelle allemande joue un rôle important dans le contentieux juridique allemand grâce à sa proximité et son caractère direct, cette même Cour a également entendu défendre ces droits fondamentaux garantis par la Constitution au niveau européen, donnant naissance à une jurisprudence dont la réputation n’est plus à faire.

I- La défense des droits fondamentaux dans l’ordre interne

Si l’on souhaite tenter une comparaison avec le système français, la Question Prioritaire de Constitutionnalité (QPC) semble être le mécanisme se rapprochant le plus de la « Verfassungsbeschwerde » (recours constitutionnel) dont nous étudierons le mécanisme au cours de cet article.

Mais se rapprocher ne signifie pas, de facto, en être proche.

En effet, concentrons-nous dans un premier temps sur la procédure de ce recours constitutionnel.

Si une QPC ne peut être soulevée qu’au cours d’une instance, in limine litis, le recours constitutionnel pour violation d’un droit fondamental en est, lui, totalement indépendant. En effet, l’article 93 Nr 4a de la loi fondamentale allemande (Grundgesetz/ GG) prévoit que la violation trouve sa source dans un acte des « pouvoirs publics » : elle peut donc résulter d’une décision de justice, mais aussi d’un acte administratif ou d’une loi. C’est cette action de l’autorité publique qui sera sujette à recours devant la Cour constitutionnelle là où l’article 61-1 de la Constitution vise une disposition législative.

Si l’on continue plus en avant dans la procédure, on notera que les obstacles à l’examen d’une QPC par le Conseil constitutionnel sont doubles : le premier tient à la nature de la « disposition législative » et à la question s’y attachant : elle doit être nouvelle et présenter un caractère sérieux, être applicable au litige et elle ne doit pas avoir fait l’objet d’une déclaration préalable de constitutionnalité. Rappelons simplement que le requérant peut aussi contester la constitutionnalité de la norme telle qu’interprétée par le juge[1]. Le deuxième obstacle tient au rôle de « filtre » effectué par les juges suprêmes de l’ordre judiciaire et administratif : la Cour de cassation et le Conseil d’Etat.

Le processus allemand lui se distingue sur deux points : le premier est que l’on peut, en théorie, porter autant de recours qu’il y a d’actions publiques potentiellement anticonstitutionnelles. Le caractère sérieux et nouveau n’entre donc pas en ligne de compte. En deuxième lieu, c’est l’individu et non l’organe suprême de l’ordre juridique se rattachant au litige qui décide de porter son recours. Dès lors, le justiciable devient le véritable acteur et défenseur de ses droits fondamentaux.

Il nous faut cependant préciser un point. S’il est un système juridique organisé avec précision et ne laissant que peu de place pour des largesses dans la construction d’un raisonnement, il s’agit sans doute du système allemand. Le recours constitutionnel fondé sur la violation d’un droit fondamental n’échappe pas à cette tradition.

Les juges de Karlsruhe s’attacheront donc, pour accueillir ou non ce recours, à suivre un « Prüfungsschema » (schéma-test) statuant d’une part sur l’admissibilité du recours : le requérant doit être concerné directement et personnellement par la mesure violant potentiellement un droit fondamental, enfin il conviendra de vérifier que le recours est l’ultime possibilité de faire cesser l’atteinte en ce sens que cette procédure est subsidiaire à toutes les autres étant à la disposition du requérant pour faire cesser l’atteinte[2]. D’autre part le juge constitutionnel statuera sur son bienfondé. On trouvera à ce stade un contrôle de proportionnalité « à l’allemande », c’est-à-dire une appréciation de la mesure restreignante qui doit être apte à atteindre le but poursuivi par l’autorité publique, un test de nécessité (la mesure doit être la moins intrusive possible) et un test de proportionnalité au sens strict du terme qui met en balance les intérêts antinomiques en présence.

Il convient à présent de détailler les conséquences qui s’attachent à la disposition législative ou la mesure de l’autorité publique déclarée contraire à la constitution ou à une mesure illicite et violant un droit fondamental. C’est certainement sur ce point que les deux procédures à l’étude se rejoignent le plus. L’article 62 de la Constitution dispose en effet que la disposition déclarée contraire à la Constitution à l’issue de la procédure de l’article 61-1 C doit être abrogée (le Conseil Constitutionnel peut soit instaurer un délai, à défaut l’abrogation vaut à partir de la décision). Pour ce qui est du système allemand, l’acte administratif ou encore la loi restreignant illicitement le droit fondamental sera également abrogé. S’il s’agit d’une décision de justice elle sera annulée et la Cour constitutionnelle renverra à une autre juridiction le jugement du litige ayant donné lieu à cette décision[3].

Enfin, il convient de se demander, après avoir étudié la procédure s’attachant à restreindre les atteintes aux droits fondamentaux, quels sont les droits effectivement protégés par cette procédure. L’article 93 de la loi fondamentale allemande renvoie aux « Grundrechte » c’est-à-dire les droits fondamentaux, contenus dans les dix neuf premiers articles de la loi fondamentale allemande (GG) ainsi qu’à d’autres droits fondamentaux, notamment de l’article 20 al4, 33, 38, 101, 103 (droits fondamentaux devant le juge) et 104 GG (droits fondamentaux à l’occasion d’une peine privative de liberté). L’article 61-1 C renvoie aux « droits et libertés que la Constitution garantit », ainsi donc les droits et libertés contenus dans le bloc de constitutionnalité : les Principes Fondamentaux Reconnus par les Lois de la République, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, la Charte de l’environnement, le Préambule de la Constitution de 1946 et la Constitution de 1958.

A l’issue de cette étude, on peut donc estimer que les droits fondamentaux protégés, sans se livrer à une analyse comptable, sont entendus aussi largement dans les deux systèmes.

Cependant, la procédure allemande et la saisine indépendante sur tout acte de l’autorité allemande, offre au justiciable la possibilité de faire valoir indépendamment de toute autre procédure ses droits en ce sens qu’ils sont directement opposables à l’Etat.

Mais si le Tribunal fédéral constitutionnel permet aux justiciables allemands, dans l’ordre interne, de faire valoir ces droits fondamentaux, il est, au niveau européen, un acteur primordial permettant de garantir une protection d’égale valeur à celle conférée par la procédure précédemment détaillée.

II- Le Bundesverfassungsgericht : instrument de la construction européenne

Tout un chacun connaît, après l’étude de la protection européenne des droits fondamentaux, l’existence de la jurisprudence dite « Solange », entendez « aussi longtemps que ». Il convient de rappeler et de montrer en quoi celle-ci s’inclut dans un processus plus large qu’est celui de la construction européenne.

Mais tout d’abord, rappelons dans quel contexte s’inscrit cette jurisprudence. En effet, le premier arrêt de cette construction jurisprudentielle a été rendu par le Bundesverfassungsgericht en 1974[4]. A cette date, la construction européenne n’était pas encore achevée et sous l’empire du traité de Rome de 1957, la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) n’avait pas pour objectif premier de contrôler la conformité des actes de la communauté aux droits fondamentaux. En effet, cette Communauté européenne était fondée sur des droits fondamentaux de nature économique. Mais la protection des droits fondamentaux telle que garantie par les constitutions nationales va entrer en conflit avec les droits fondamentaux de la Communauté économique européenne.

En effet, depuis 1970, et notamment sous la pression de la Cour Constitutionnelle allemande, la CJCE va être amenée à reconnaître de nouveaux principes généraux du droit pour en garantir la protection. Cependant aucun de ces principes ne se trouvent dans les traités alors en vigueur ; cette recherche a donc eu lieu dans les constitutions nationales ou dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Les meilleurs témoins du développement de cette recherche sont certainement les arrêts « Stauder »[5] et « Internationale Handellsgesellschaft »[6]. Dans le dernier nommé la Cour dévoile explicitement ses sources d’influence et d’inspiration[7].

Mais la Cour Constitutionnelle allemande va décider de ne pas suivre totalement la CJCE dans cette démarche. Bien que cette recherche ait été enclenchée, elle ne demeure pas suffisante pour la Cour de Karlsruhe. On pourrait alors résumer l’arrêt Solange I de la manière suivante : aussi longtemps qu’au niveau européen il n’existe aucune protection effective des droits fondamentaux, les tribunaux nationaux s’en tiendront à contrôler les actes de la Communauté européenne au regard des droits fondamentaux nationalement protégés. En somme le Bundesverfassungsgericht ne reconnaît pas la primauté du droit européen sur le droit national constitutionnel.

Cette construction jurisprudentielle, nous l’avons dit, s’inscrit dans un contexte bien précis qu’est celui de la construction européenne.

Dès lors, avec l’évolution et la progression de celle-ci la position du Bundesverfasssungsgericht avait vocation à évoluer. Cette évolution de la construction européenne se matérialise en 1986, quand la Cour Constitutionnelle allemande rend son arrêt Solange II[8], qui énonce que tant que la Communauté européenne assure une protection effective des droits fondamentaux alors le Bundesverfassungsgericht n’effectuera plus son contrôle tel qu’il avait été amené à le faire sous l’empire de la jurisprudence Solange I. Il s’agit là d’une véritable reconnaissance de la Communauté européenne en tant qu’organe protecteur des principes généraux du droit, rôle qui n’était pas le sien à l’origine et qui textuellement ne le sera (pour ce qui concerne les droits fondamentaux) qu’à partir de l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne en 2009, ce dernier conférant une véritable valeur juridique à la Charte européenne des droits fondamentaux.

Bien évidemment, l’histoire ne s’arrête pas là. En 2000, par son arrêt « Bananenmarktordnung »[9], parfois qualifié de Solange III, la Cour constitutionnelle allemande va continuer à appliquer la jurisprudence de 1986.

Nous aurions encore pu connaître un arrêt Solange IV à l’issue de l’arrêt Omega porté devant la CJCE en 2004[10]. Dans cette affaire était en conflit, d’une part, la libre prestation de service (et notamment l’exportation de produits entre l’Angleterre et l’Allemagne), et, d’autre part, la dignité humaine qui est l’objet d’une attention toute particulière en droit allemand. Dès lors la CJCE devait trouver un compromis et elle reconnaît qu’une liberté fondamentale peut être restreinte par un droit fondamental. Ce dernier constitue pour la Cour un intérêt légitime justifiant la restriction d’une liberté garantie par le traité[11]. Si elle avait statué à l’inverse, dire au juge constitutionnel allemand que le respect de la dignité humaine doit s’incliner devant la libre prestation de service aurait déclenché un nouveau conflit de juridiction.

A l’issue de ce que l’on pourrait qualifier de « saga jurisprudentielle » on peut aisément constater le rôle prépondérant qu’ont eu les juges de Karlsruhe dans l’évolution de la protection des droits fondamentaux lors de la construction européenne[12]. En somme ce dialogue des juges a permis de combler un vide juridique et dans un souci d’effectivité a permis d’assurer une protection toujours croissante de ces droits au sein de l’Union européenne. On pourrait alors se demander si ce dialogue d’un autre siècle ne devrait pas servir de ligne directrice à d’autres constructions jurisprudentielles à une époque où la question de l’adhésion de l’Union européenne à la CEDH (induisant ainsi le contrôle de ses normes par rapport à la Convention) fait déjà naître un contentieux entre la CEDH et la CJUE, qui, par son abondance et sa qualité, n’aura rien à envier à celui forgé par le Bundesverfassungsgericht.

Pauline Lazzarotto

 

Pour aller plus loin :

 

  • Gerrit Mansen, Staatsrecht II Grundrechte, Verlag C.H Beck
  • Francis Hamon, Michel Troper, Droit constitutionnel, 34ème édition, LGDJ
  • http://www.europainstitut.de

[1]   Conseil constitutionnel 6 octobre 2010, n° 2010-39 QPC – Conseil constitutionnel 14 octobre 2010, n °2010-52 QPC

[2]   §90 II Gesetz über das Bundesverfassungsgericht / loi pour le tribunal constitutionnel, BVerfGG

[3]   §95 BVerfGG

[4]   29.5.1974 BvL 57/71, BVerfGE 37,271

[5]   CJCE, affaire 29/62, 12 novembre 1969

[6]   CJCE affaire 11/70 , 17 décembre 1970

[7]     op.cit point n°4

[8]   BVerfG 22.10.1986, 2 BvR 197/83, BVerfGE 73,339

[9]   2 BvL 1/97

[10] C.J.C.E., 14 oct. 2004, C-36/02

[11] op.cit point n°35

[12]  C. Autexier, « Introduction audroit public allemand », Chap. 6, PUF, 1997 ; Reprint Revue générale du droit

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.