La question de la légalité des clauses de désignation en matière de protection complémentaire d’entreprise semblait avoir été tranchée tant par le juge européen que par la Cour de Cassation. L’A.N.I. et en particulier le projet de loi portant transposition de l’accord viennent redonner à cette notion une importance toute particulière. La modification apportée par le projet de loi aux dispositions initiales de l’accord des organisation syndicales est fortement contestée notamment par les groupes d’assurance qui y voient une atteinte à la libre concurrence des organismes assureurs.
Un débat juridique tranché
Une clause de désignation peut être prévue dans une convention ou un accord collectif de branche. Son but est « d’octroyer une exclusivité de gestion à un ou plusieurs organismes en particulier, seul(s) compétent(s) pour recueillir l’adhésion de toutes les entreprises au sein de la branche d’activité »1. Le Code de la Sécurité Sociale prévoit son existence aux articles L.912-1 et L.912-2. Une désignation est prévue dans 80% des accords collectifs portant sur le remboursement complémentaire des frais de santé. Cela peut poser problème au regard des acteurs concernés.
Trois types d’organismes peuvent contracter avec l’employeur un contrat d’assurance complémentaire d’entreprise : les assurances, les mutuelles et les institutions de prévoyance. Ces dernières sont gérées de manière paritaire par des syndicats de salariés et d’employeurs. Or, ce sont également des syndicats de salariés et d’employeurs qui établissent par voie d’accord collectif le choix d’un partenaire imposé dans le cadre de la signature d’un accord de protection complémentaire d’entreprise. Considérant que ce mode de désignation favorisait les institutions de prévoyance, les groupes d’assurance ont agit en justice pour contester cette double casquette des organisations syndicales : juges et parties.
Le débat juridique a été tranché par la Cour de Justice de l’Union Européenne dans son arrêt du 3 mars 20112 : le droit européen ne s’oppose pas à l’existence de clauses de désignation et de migration dans un accord de branche portant sur la prévoyance. Ni l’argument de l’atteinte à la libre concurrence entre organismes assureurs, ni celui de l’abus de position dominante n’ont permis aux groupes d’assurance d’obtenir gain de cause auprès du juge européen. Fin 2012, la Cour de Cassation3 a repris cette analyse dans plusieurs arrêts.
L’actualité de la clause de désignation : la transposition de l’A.N.I.
L’Accord National Interprofessionnel du 11 janvier 20134 portant notamment sur la sécurisation de l’emploi s’est penché sur la question des complémentaires santé d’entreprise. L’article premier consacre la volonté d’étendre « la couverture collective à adhésion obligatoire en matière de remboursement des frais de santé complémentaires ». Les cinq millions de salariés qui n’en bénéficient pas actuellement doivent, pour s’assurer une protection complémentaire, recourir à l’assurance individuelle. Pour arriver à ce résultat, l’A.N.I. prévoit la possibilité pour les partenaires sociaux de recommander un ou plusieurs organismes à même de garantir la couverture complémentaire. La recommandation se fait dans le cadre d’une « procédure transparente de mise en concurrence » définie par un groupe de travail paritaire.
Juridiquement, l’A.N.I. ne prévoit pas de clause de désignation mais seulement une clause de recommandation laissant à l’entreprise son libre choix. En pratique, l’existence d’une telle recommandation permet tout de même au prestataire choisi de capter une grande partie des entreprises d’une branche (80 à 90% des entreprises selon Patrick Bernasconi, représentant du M.E.D.E.F.5). Cette solution a pour mérite de préserver la liberté des entreprises tout en permettant à un ou plusieurs organismes assureurs d’être mis en avant et donc de remporter de nombreux contrats de prévoyance.
C’est une autre option qui semble avoir été privilégiée par le gouvernement. L’article 1 du projet de loi6 vient renforcer l’obligation de couverture des entreprises en permettant à tout salarié, quelque soit la taille de l’entreprise auquel il appartient, de bénéficier d’une couverture santé collective à partir du 1er janvier 2016. A cette généralisation de la couverture s’ajoute la possibilité pour les organisations syndicales « d’identifier un ou plusieurs organismes, sous la forme d’une désignation s’imposant à ses entreprises ou d’une recommandation ».
La clause de désignation qui avait été écartée par l’A.N.I. retrouve ainsi la force dont elle disposait auparavant grâce à l’article L. 912-1 du Code de la Sécurité Sociale. Le projet de loi apporte une dernière modification par rapport à l’A.N.I. Il laisse au pouvoir réglementaire le soin de préciser les conditions de transparence de la mise en concurrence des organismes assureurs. A la possibilité de désignation d’un prestataire s’ajoute donc l’extension du nombre de contrats d’assurance potentiellement soumis aux clauses de désignation. Cette combinaison explique que ces dispositions techniques, relativement peu commentées en dehors du champ des spécialistes, ont soulevé, notamment de la part des groupes assurances, une vague de contestation importante.
Les enjeux autour de la clause de désignation
La clause de désignation peut apparaître comme une notion technique. Cela explique la faible couverture médiatique dont a elle fait l’objet, noyée dans la diversité des dispositions de l’A.N.I. L’importance de la protection complémentaire d’entreprise pour les salariés appelle à ne pas sous-estimer les conséquences de sa réapparition dans le projet de loi.
Le marché de la complémentaire santé est estimé à une trentaine de milliards d’euros de chiffre d’affaires annuel. L’extension de l’obligation d’une couverture aurait pour principale conséquence la migration des assurances individuelles des cinq millions de salariés vers un mécanisme d’assurance collective. Or, du fait de la reconnaissance des clauses de désignation, de nombreux acteurs risquent d’être écartésde ce marché en pleine évolution. Le risque pèse principalement sur les sociétés d’assurance et les mutuelles. En effet, lorsqu’un accord de branche désigne un prestataire particulier, il a été remarqué que dans une majorité des cas ce sont des institutions de prévoyance qui sont choisies. Cela explique pourquoi ces institutions qui ne représentent aujourd’hui qu’un peu plus de 4% des organismes complémentaires, constituent environ 45% du marché de la prévoyance collective et de l’assurance santé complémentaire.
La clause de désignation apparaît, notamment pour les groupes d’assurances, comme une entrave à la libre concurrence entre organismes assureurs. Cependant, plusieurs raisons expliquent son développement dans les accords de branche. Le premier argument se base sur le principe qui gouverne la protection sociale, qu’elle soit complémentaire ou obligatoire. C’est la mutualisation des risques qui permet d’assurer une meilleure couverture aux assurés, une pérennité pour les organismes assureurs et un montant relativement faible des cotisations pour les entreprises et les salariés. La clause de désignation permet d’assurer une mutualisation verticale des risques des entreprises à l’intérieur d’une branche. Ce mécanisme entraine une solidarité entre les bénéficiaires qui partagent les risques. Cet avantage ne peut être retrouvé lorsque des organismes assureurs différents sont choisis par les entreprises d’une branche.
Toutefois, la mutualisation des risques est également réalisée lorsque chaque entreprise est libre de choisir son prestataire. La principale différence tient au fait que cette mutualisation n’est plus faite au niveau dans la branche en question mais à un niveau interprofessionnel. Cette caractéristique permet une répartition plus diverse des risques évitant à une branche en difficulté de supporter le poids des difficultés qui la touche.
Le second argument porte sur l’avantage économique qu’apporterait la désignation des organismes assureurs. En raison de la mutualisation des risques, l’organisme désigné serait plus à même de proposer une tarification attractive. L’essor de possibles monopoles dans les branches permet de douter de la pérennité de cet argument. Sur un autre plan, la désignation d’un prestataire pour une branche a pour conséquence de permettre à toutes les sociétés d’être couvertes. En effet, le prestataire désigné ne peut refuser de couvrir une société de la branche. Le poids des risques au sein d’une société particulière est supporté au final par la communauté des assurés.
Enfin, l’argument de l’absence de concurrence se heurte aux dispositions de l’A.N.I. et du projet de loi prévoyant une procédure transparente de mise en compétition des organismes assureurs. La concurrence évoquée est simplement déplacée du niveau de l’entreprise à celui de la branche. Il reviendra au pouvoir réglementaire de prévoir des dispositions suffisamment précises et contraignantes pour permettre à la meilleure offre d’être désignée. L’analyse pourra porter principalement sur le coût de la couverture santé. Elle pourra aussi avoir un champ plus large et s’étendre notamment à la réalisation d’actions sociales au niveau de la branche (lutte contre l’alcoolisme, prévention de certaines maladies).
L’hypothèse la plus probable serait que les textes règlementaires ne fixent que des règles de forme pour la mise en concurrence. Les organisations syndicales bénéficieraient donc d’une certaine marge de manoeuvre pour définir le cahier des charges. Ainsi, organiser de manière indirecte la concurrence au profit d’un ou plusieurs acteurs particuliers reste possible. Les modalités de la mise en concurrence peuvent dans le futur amener les juges à rouvrir le débat sur la légalité d’une désignation. En effet, tant le juge national que le juge européen semblent être attachés au respect des règles de libre concurrence. Un mécanisme d’appel d’offre consisterait une première garantie à l’image des dispositifs prévus pour les marchés publics.
Face à l’ajustement du modèle économique, les groupes d’assurance et les mutuelles devront s’adapter pour conserver leur place. Il revient au législateur de trancher début avril. Les parlementaires ont affirmé leur volonté de coller au plus près du texte de l’A.N.I. Le régime de la clause de désignation semble faire exception, en témoigne la différence entre l’accord des organisations syndicales et le projet de loi. C’est sur ce terrain que se placent aujourd’hui les différents représentants des groupes d’assurance. Leur but est d’obtenir un retour aux dispositions initiales de l’A.N.I. prévoyant une simple recommandation. L’autorité de la concurrence a été saisie dans ce but début février et devrait rendre ses conclusions dans les semaines à venir. Dossier à suivre…
Geoffrey ROCHE
Etudiant en Master I Droit Social, Université Paris-II Panthéon-Assas
Pour en savoir plus :
1 Droit de la protection sociale, Patrick Morvan, édition LexisNexis
2Arrêt de la CJUE du 3 mars 2011, AG2R Prévoyance contre Beaudout Père et Fils SARL, C-437/09
3 Cass. Soc., 21 novembre 2012, n n°10-21.254 ; Cass. Soc., 27 novembre 2012, n°11-19.781 ; Cass. Soc., 27 novembre 2012, n°11-18.556 ; Cass. Soc., 5 décembre 2012, n°11-18.716
4 Accord national interprofessionnel du 11 janvier 2013 pour un nouveau modèle économique et social au service de la compétitivité des entreprises et de la sécurisation de l’emploi et des parcours professionnels des salariés.
http://direccte.gouv.fr/accord-national-interprofessionnel-du-11-janvier-2013-la.html
5 Commission des Affaires Sociales de l’Assemblée Nationale, du 19 mars 2013
6 Projet de loi relatif à la sécurisation de l’emploi
http://www.emploi.gouv.fr/files/files/projet-loi-securisation-emploi.pdf