Après plusieurs journées de manifestations en mars et avril dernier contre le projet de loi sur les libertés et les protections des entreprises et des actifs, dite « loi travail » ou encore « loi El Khomri », celui-ci a finalement été adopté en première lecture à l’Assemblée Nationale le 12 mai[1]. Si la philosophie générale de ce texte est une « libéralisation de l’entreprise »[2], la majeure partie des syndicats dénonce une inversion de la hiérarchie des normes, une réforme faisant machine arrière en matière de protection des salariés et facteur de précarité. Philippe Martinez, à la tête de la CGT, souligne d’ailleurs que « le fondement de ce projet, c’est le fait qu’un Code du travail va s’appliquer dans chaque entreprise, il n’y aura plus de règles collectives »[3].
Le projet de loi, présenté mi-février par la Ministre du travail, Myriam El Khomri, a fait l’objet d’une réécriture en mars face à l’ampleur des protestations suscitées par la version initiale du texte. Mais, même après une réécriture modifiant 24 pages sur 131, le texte fait encore l’objet d’intenses contestations[4]. Le 28 avril dernier, les manifestants demandaient le retrait pur et simple de ce projet de loi. En effet, même si les dispositions phares du projet comme la barèmisation des indemnités en cas de licenciement abusif, ou de nombreuses dispositions sur le temps de travail, ont été abandonnées par le gouvernement, il n’en reste pas moins qu’aux yeux des spécialistes de la matière, c’est la logique globale de ce texte qui est à revoir.
Selon, E. Dockès, maître de conférence à l’Université Paris Ouest Nanterre, l’objectif de simplification promis par le gouvernement est un réel échec, puisque le nombre de caractères est augmenté de 27%. De plus, l’organisation du Code en trois parties le rend illisible. Cette illisibilité permettrait en réalité de faire passer des réformes impopulaires en s’appuyant sur une ligne édictée par la doctrine Combrexelle, ainsi que les lois Macron et Rebsamen entrées en vigueur à l’été 2015[5]. Cette doctrine met en œuvre une inversion de la hiérarchie des normes, à savoir la primauté de l’accord d’entreprise sur les accords de branche et la loi lorsque celle-ci le prévoit, même lorsque c’est dans un sens moins favorable aux salariés. Cette inversion apparaît largement préjudiciable, tant pour les salariés que les entreprises. Effectivement, cette primauté de l’accord d’entreprise sur la branche peut nuire aux salariés. Au niveau de la branche, le rapport de force et les pressions exercées par l’employeur sont moins efficaces qu’au niveau de l’entreprise, où l’employeur peut exercer un chantage à l’emploi sur les salariés directement concernés. Il y aussi une question de technicité, les négociateurs au niveau de la branche sont souvent plus aguerris, plus compétents[6]. Mais le Patronat ne défend pas non plus de façon unanime cette primauté de l’accord d’entreprise. Les conventions collectives négociées au niveau de la branche en matière de majoration des heures supplémentaires permettent d’uniformiser la concurrence, et ainsi de se prémunir d’une concurrence déloyale. En supprimant cet outil, les entreprises craignent de se retrouver dans un système constamment nivelé par le bas.
Une réforme permettant une grande flexibilisation du droit du travail
Le projet de loi apporte toujours plus de souplesse aux entreprises, notamment sur la question de la tri-annualisation en matière d’heures supplémentaires. Aujourd’hui, les heures supplémentaires sont décomptées à la semaine ou au plus tard au bout d’un an. Avec le projet de loi, on passe à 3 ans. Cela revient pour les salariés à faire « crédit » à l’employeur des heures supplémentaires. Ils ne pourront alors être payés qu’au bout de ces trois ans.[7]. Tout cela va dans le sens d’une grande flexibilisation du droit du travail. Selon E. Dockès, la réécriture du projet de loi n’est en réalité qu’un leurre politique, une « stratégie communicante ». Le gouvernement a supprimé certaines des mesures qui ont fait le plus de bruit. Mais restent les dispositions plus techniques, qui ont un effet tout aussi important à l’instar des dispositions portant sur l’astreinte et la définition du licenciement économique. En matière d’astreinte, le Code du travail prévoit dans sa version actuelle que l’employeur doit prévenir le salarié de son astreinte au moins 15 jours avant celle-ci. Dans le projet de loi, est posé simplement la notion de « délai raisonnable ». La définition de la raisonnabilité sera aux mains de l’employeur, ne garantissant aucune sécurité aux salariés qui seront alors encore un peu plus à la disposition de l’employeur. La mesure la plus grave et la plus inattendue de ce projet de loi reste la définition et l’appréciation objective du licenciement pour motif économique. Le projet de loi Travail précise la définition des difficultés économiques comme pouvant être une baisse des commandes ou du chiffre d’affaires pendant deux trimestres consécutifs si accord collectif, pertes d’exploitation pendant un trimestre, importante dégradation de la trésorerie…[8] Or, pour un groupe, il est très facile d’organiser une baisse des commandes puisque les filiales sont clientes les unes des autres afin de fabriquer un produit final. De même une baisse de trésorerie est facile à créer puisqu’il suffit d’augmenter ses dépenses[9]. Le projet de loi pose un verrou de fraude à la loi, en énonçant que si l’on parvient à prouver que ces « difficultés économiques ont été créées artificiellement à la seule fin de procéder à des suppressions d’emplois », le licenciement ne sera pas justifié. Il s’agit ni plus ni moins d’une modification de l’objet de la preuve, qui plus est extrêmement difficile à prouver. Selon E. Dockès, cette disposition va peut être devoir être modifiée car elle est contraire à la convention 158 de l’OIT qui impose une vérification des motifs de licenciement. De plus, l’appréciation des difficultés économiques se fera désormais au niveau national et européen, et non plus à l’échelle internationale. Le juge ne pourra plus regarder au-delà de nos frontières pour apprécier des difficultés économiques. Ainsi, si une filiale subit une baisse de ses commandes temporaire mais que le groupe est bénéficiaire, le licenciement pour motif économique sera justifié.
Une alternative possible ?
Face à ce texte, critiqué de façon unanime par la doctrine pro-salariale et même au-delà, un projet de loi a été déposé à l’Assemblée Nationale par les Ecologistes associés aux Frondeurs et au Front de gauche, reprenant un contre-projet de réforme rédigé par une vingtaine de chercheurs spécialistes du droit du travail, proposant un texte plus protecteur des salariés. Au centre de ce contre-projet de loi, une protection plus importante des salariés et des chômeurs. Il faut, selon E. Dockès, à la tête de ce projet, « protéger ce qui doit être protégé », mais également encourager les formes d’autonomie qui se développent. Le projet est modéré, il ne traite que du Code du travail. C’est un projet également plus large que le projet de loi El Khomri, le travail dominical y est traité par exemple. Il s’agirait d’un Code du travail qui a le souci de la défense des salariés et de leurs protections, mais également de s’adapter aux difficultés de notre temps.
Chloé Rossat
[1] Article Le Monde du 28/04/2016, « Quatrième journée de mobilisation contre le projet de loi travail »
[2] Cyril Wolmark, conférence sur la « loi travail », le 14/04/2016 à l’université Paris Ouest Nanterre
[3] Article Le Monde du 28/04/2016, «Quatrième journée de mobilisation contre le projet de loi travail »
[4] Article Le Monde du 08/03/2016, « Dans le détail, ce que contient la nouvelle version du projet de loi travail »
[5] Interview E. Dockès, maitre de conférence à l’Université Paris Ouest Nanterre, le 15/04/2016
[6] Interview E. Dockès, maitre de conférence à l’Université Paris Ouest Nanterre, le 15/04/2016
[7] Cyril Wolmark, conférence sur la « loi travail », le 14/04/2016 à l’université Paris Ouest Nanterre
[8] Article Le Monde du 08/03/2016, « Dans le détail, ce que contient la nouvelle version du projet de loi travail »
[9] Cyril Wolmark, conférence sur la « loi travail », le 14/04/2016 à l’université Paris Ouest Nanterre