Privation du droit de vote dans les sociétés cotées
Le dénouement de l’affaire Sacyr-Eiffage
La Cour de cassation, par un arrêt du 15 mai 2012 rendu dans le cadre de l’affaire Sacyr-Eiffage, a apporté des précisions quant à la mise en œuvre de la sanction de privation du droit de vote des actionnaires en l’absence de notification par ceux-ci d’un franchissement de seuil dans le capital d’une société cotée.
Le droit boursier fait peser sur les actionnaires des sociétés cotées diverses obligations de transparence. Ils doivent notamment notifier à la société et à l’Autorité des Marchés Financiers le nombre total d’actions et de droits de vote qu’ils possèdent en cas de franchissement de différents seuils de participation à la hausse et à la baisse. La sanction, en principe automatique, est la suspension des droits de vote attachés aux actions excédant la fraction non régulièrement déclarée[1].
Dans cette optique de transparence, la loi dispose que sont tenues solidairement aux obligations qui leur sont faites les personnes agissant de concert. Il s’agit des personnes qui ont conclu un accord en vue d’acquérir, de céder ou d’exercer des droits de vote pour mettre en œuvre une politique commune vis-à-vis de la société ou pour obtenir le contrôle de celle-ci[2]. Cet accord peut être écrit ou non. Il pourra alors être déduit des circonstances et d’une pluralité d’indices, mais ne pourra s’inférer d’un simple parallélisme de comportements.
L’affaire Sacyr-Eiffage a notamment illustré cette problématique. La société espagnole Sacyr était montée dans le capital de la française Eiffage en déclarant régulièrement les seuils franchis, et avait stabilisé sa participation à 33,32% du capital. Le prochain seuil du tiers du capital était d’autant plus important que sous la législation antérieure, il impliquait le lancement d’une offre publique d’achat obligatoire sur l’ensemble du capital de la société cible. Parallèlement, des investisseurs espagnols se sont intéressés à Eiffage et ont acquis des titres de celle-ci. L’enjeu était de savoir s’il n’y avait qu’un simple comportement moutonnier, ou une véritable entente entre Sacyr et les investisseurs espagnols pour la prise de contrôle d’Eiffage, révélatrice d’un concert.
Lors de l’AG annuelle d’Eiffage, le président a constitué un bureau, simple organe de supervision de la réunion. Ce bureau a estimé que les actionnaires espagnols agissaient de concert, ce qui signifie qu’ils auraient du déclarer les franchissements de seuils ensemble. Cela n’ayant pas été le cas, le bureau a privé de leur droit de vote tous les actionnaires espagnols qui n’ont pas effectué les notifications nécessaires.
Cette affaire a donné lieu à une succession d’arrêts, et a une intervention de la Cour de cassation le 15 mai 2012[3]. L’enjeu était de savoir si un organe tel que le bureau pouvait faire lui-même application de la suspension des droits de vote. Le principe de réalité voudrait que l’on reconnaisse que le recours à la justice est incompatible avec les exigences du marché et donc qu’une décision du bureau est efficace. Cependant, la Haute juridiction en a décidé autrement en estimant que lorsque l’existence de l’action de concert d’où résulterait une obligation de notification de franchissement de seuil est contestée, le bureau n’a pas le pouvoir de priver des actionnaires de leurs droits de vote.
Par conséquent, il convient de conclure qu’il peut y avoir automaticité de la sanction que lorsque l’on est en présence d’une situation où l’obligation de déclaration de franchissement de seuil est évidente. Si cette dernière dépend d’une appréciation de l’existence d’un concert, cela va empêcher qu’un organe non juridictionnel comme l’est le bureau puisse lui-même priver du droit de vote les actionnaires concernés.
Ces difficultés d’application de la sanction ont conduit des auteurs à contester ce mécanisme. Le législateur a cependant préféré étendre un tel dispositif et créer de nouveaux cas de suspension[4]. La privation du droit de vote des actionnaires comme sanction en droit boursier semble donc avoir de beaux jours devant elle, malgré les obstacles pratiques à sa mise en œuvre.
Julien KOCH
Master 2 Droit des Affaires et Fiscalité
Université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne
[2] Art. L.233-10 C. com [3] Cass. com., 15 mai 2012, n°10-23.389 [4] V. loi Warsmann II, n°2012-387 du 22 mars 2012 |
Pour en savoir plus
« Les pouvoirs limités du bureau de l’assemblée générale d’une SA », Alain Couret et Bruno Dondero, La Semaine Juridique Entreprise et Affaires n°28, 12 juillet 2012, 1453. |