« Le vrai critérium pour la propriété est qu’elle est légitime, pour autant qu’elle est réelle »[1].
Cette citation prend tout son sens lorsqu’elle est lue à la lumière de l’arrêt que le Conseil d’État a rendu récemment au sujet de la remise en cause rétroactive du bénéfice mondial consolidé et de la potentialité de la perte d’une espérance légitime par la société Vivendi.
Par son arrêt du 25 octobre 2017 le Conseil d’État a confirmé les décisions rendues par les cours inferieures au sujet de la requête de la société Vivendi à propos de la remise en cause du régime fiscal du bénéfice mondial consolidé.
En l’espèce la société Vivendi avait souscrit en 2004 au régime du bénéfice mondial consolidé tel qu’il était prévu par l’article 209 quinquies du Code général des impôts. Elle avait ensuite renouvelé ce régime pour une durée de 3 ans en 2009. La dernière année le Parlement vota la loi de finances rectificative pour 2011 emportant suppression dudit régime et de ce fait, des crédits d’impôts auxquels la société pouvait espérer. Se heurtant au refus de l’administration de lui accorder ces avantages fiscaux elle formula une requête devant le Tribunal administratif de Montreuil qui accueillit sa demande en lui donnant raison et en ordonnant à l’État de rembourser les sommes dues.
L’administration fiscale se pourvut devant la Cour administrative d’appel de Versailles afin qu’elle annule le jugement rendu par le Tribunal administratif de Montreuil. Malheureusement pour elle, la Cour d’appel donna raison une nouvelle fois au contribuable, ce qui poussa le ministre des Finances à saisir le Conseil d’État afin de trancher définitivement ce litige.
Le Conseil d’État était confronté à la question suivante :
Le principe d’espérance légitime de l’article 1 du premier protocole additionnel à la CESDH (ci-après article 1P1 de la CEDH) peut-il remettre en cause la suppression rétroactive d’un régime fiscal avantageux dont bénéficiait le contribuable ?
La Haute juridiction finit par donner définitivement raison à la société Vivendi en acceptant son argumentation et en ordonnant à l’État la restitution des sommes en cause.
Afin de comprendre l’enjeu de la décision il conviendra d’abord de s’attarder sur la place importante qui est progressivement accordée à l’espérance légitime en droit fiscal (1), pour enfin souligner un élargissement des libertés fondamentales en droit fiscal (2).
1) L’espérance légitime en droit fiscal : une jurisprudence récente et croissante en matière fiscale
Tout part de l’article 1P1 de la CEDH qui dispose que : « Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international. / Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour (…) assurer le paiement des impôts (…) ».
La Cour EDH a développé à partir de cet article une notion de bien autonome et plus large par rapport aux droits nationaux du fait qu’elle englobe les créances actuelles mais aussi virtuelles (ou l’espérance légitime d’obtenir une valeur patrimoniale) à la condition que cette espérance repose sur une base juridique suffisante [2]. Ainsi l’espérance légitime s’analyse comme la croyance légitime en la maintenance d’un régime fiscal favorable pour le contribuable. Dès lors que l’État veut y porter atteinte, il doit le faire selon un motif d’intérêt général et sans que cela ne porte atteinte rétroactivement aux droits octroyés.
Prenant acte de cette jurisprudence, le Conseil d’État a consacré pour la première fois le principe d’espérance légitime en droit fiscal français, par son arrêt du 19 novembre 2008, société Getecom. Cependant il avait refusé d’en faire bénéficier le contribuable au motif que le Gouvernement avait fait savoir qu’il entendait modifier l’état du droit en la matière.
Il fallut attendre trois ans de plus pour que le Conseil d’État donne satisfaction au contribuable requérant sur le fondement de l’espérance légitime de l’article 1P1 de la CEDH. En effet, dans son arrêt du 21 octobre 2011 SNC Peugeot Citroën Mulhouse le Conseil d’État a reconnu au profit de la société l’existence d’une espérance légitime du fait de la croyance par le contribuable au maintien d’une jurisprudence du Conseil d’État le favorisant. La Haute juridiction avait aussi refusé l’argumentation du Gouvernement qui se fondait sur des motifs d’intérêt général et budgétaire, en estimant que cela ne constituait pas un motif suffisant pour justifier la rétroactivité de la loi.
Mais c’est surtout par son célèbre arrêt Société EPI du 9 mai 2012 que le Conseil d’État statuant en formation plénière, a abordé la question de l’espérance légitime confrontée à la remise en cause de régimes fiscaux existants. Dans cet arrêt, la Haute juridiction accepte d’étendre l’article 1P1 aux situations de remise en cause d’avantages au profit du contribuable du fait que le législateur ne peut pas rétroactivement remettre en cause des droits patrimoniaux fondés sur une législation existante.
Il ajoute une précision supplémentaire : même si l’atteinte est justifiée par un motif d’intérêt général, le législateur en modifiant des régimes préexistants, doit ménager un juste équilibre entre l’atteinte portée à ces droits et les motifs d’intérêt général invoqués. Ainsi il doit être fait un contrôle de proportionnalité de la mesure attentatoire à l’espérance légitime du contribuable. C’est donc dans cette jurisprudence évolutive que s’incorpore l’arrêt société Vivendi du Conseil d’État.
2) L’arrêt Société VIVENDI : une décision favorable aux libertés du contribuable en matière fiscale
Le Conseil d’État était ici confronté à deux questions :
1. Peut-on considérer que le régime du bénéfice mondial consolidé est un bien au sens de l’article 1P1 de la CEDH ?
2. Si oui : le motif d’intérêt général justifiant l’abrogation du régime du bénéfice mondial consolidé est-il proportionnel à l’atteinte à cette espérance légitime ?
La décision rendue est entièrement favorable au contribuable, car le Conseil d’État a décidé dans son considérant 5 que la cour n’a pas commis d’erreur de droit en estimant que la société Vivendi escomptait retirer un gain fiscal du régime du bénéfice mondial consolidé, et que cette suppression ne pouvait être anticipée à la date de délivrance de l’agrément.
La Haute juridiction en a déduit que les gains fiscaux attachés au maintien du régime devaient être regardés comme un bien au sens des stipulations de l’article 1P1 de la CEDH. C’est donc la croyance par la société que le régime va lui être appliqué au bout des trois ans qui constitue une espérance jugée légitime car fondée sur une base juridique suffisante (à savoir l’ancien article 209 quinquies du CGI), à laquelle il ne peut être portée atteinte sauf motifs d’intérêt général proportionnels.
Quand audit motif avancé par le Gouvernement : le Conseil d’État rappelle au considérant 6 que si le Gouvernement peut porter atteinte rétroactivement aux droits patrimoniaux découlant des lois en vigueur et ayant le caractère d’un bien au sens de l’article 1P1 de la CEDH, c’est à la condition de ménager un juste équilibre entre l’atteinte portée a ces droits et les motifs d’intérêt général susceptibles de la justifier.
Le gouvernement avançait deux arguments : le premier tenait à la contrariété du régime du bénéfice mondial consolidé au droit de l’Union européenne. Le second tenait au coût budgétaire que constituait le régime en cause comparé à son inefficacité au regard du peu de personnes l’ayant souscrit. Cependant, dans ses considérants 7 et 8 le Conseil d’État écarte ces motifs en estimant qu’ils ne pouvaient ni constituer des motifs invocables (refus de l’intérêt général budgétaire), ni être proportionnels à l’atteinte à la liberté en cause.
L’arrêt du Conseil d’État peut être accueilli avec beaucoup d’enthousiasme. En effet, même si pour certains il était prévisible, il n’empêche qu’il constitue un nouveau pas dans la place qui est faite aux libertés des contribuables.
Non seulement l’article 1P1 permet de protéger le contribuable contre un changement rétroactif de la loi fiscale lorsque ce dernier détient une créance légitime sur l’État, mais en plus il est définitivement un instrument de sécurité juridique obligeant ainsi les États à se montrer prévisibles quant à leur législation fiscale. Enfin, c’est un principe encadré par la jurisprudence du Conseil d’État qui veille à ce que l’atteinte soit proportionnelle.
Guillaume Ghanem
[1] Simone Weil, L’Enracinement, prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain.
[2] CEDH 28/09/2004 KOPECKY contre Slovaquie.