Perquisitions : quand la constitutionnalité s’effondre sur l’autel de la sécurité

     Le Conseil constitutionnel, dans sa décision QPC du 23 septembre 2016[1], a déclaré inconstitutionnelles les dispositions relevant du 1° de l’article 11 de la loi du 3 avril 1955[2] dans sa version résultant de l’ordonnance n° 60-372 du 15 avril 1960[3]. Malgré cette victoire éclatante sur le plan de la théorie juridique, cette décision est pourtant dépourvue de toute portée normative. Retour sur un contentieux pour le moins paradoxal dans lequel l’objectif de protection de l’ordre public était voué à prévaloir sur l’inconstitutionnalité des dispositions contestées.

 

I- Une décision soulevant différentes questions préalables de contentieux constitutionnel

 

A) Rappel préliminaire de l’objet du contentieux

 

     La question prioritaire de constitutionnalité, faisant l’objet de la décision du 23 septembre 2016, a été soulevée dans le cadre d’une procédure pénale, une perquisition intervenue le 20 novembre 2015 sur ordre du préfet ayant conduit à la saisine de stupéfiants, et à la mise en examen de deux individus pour trafic de stupéfiants.

La chambre de l’instruction de Lyon a été saisie d’une requête en nullité, afin d’obtenir l’annulation de l’ordre de perquisition du préfet. Elle a alors estimé, le 15 mars 2016, que la décision du préfet était insuffisamment précise quant aux lieux à perquisitionner et n’en justifiait pas la nécessité. Le procureur général a alors formé un pourvoi en cassation contre l’arrêt de la chambre d’instruction. Les deux défenseurs ont chacun présenté une même question prioritaire de constitutionnalité (QPC).

C’est ainsi que la chambre criminelle de la Cour de cassation, le 21 juin 2016, a estimé que le moyen tiré de ce que l’article 11 de la loi de 1955, dans sa version issue de l’ordonnance du 15 avril 1960, serait inconstitutionnel, était sérieux[4].

À noter que la question de la compétence du Conseil constitutionnel avait été tranchée par la Cour de cassation conformément à la jurisprudence constitutionnelle en la matière. En effet, il faut rappeler que ce dernier n’est compétent que pour contrôler la constitutionnalité des lois promulguées postérieurement à la proclamation de la Constitution de la Vème République aux termes de ses articles 61 et 61-1. Or, en l’espèce, la loi du 3 avril 1955 est effectivement antérieure à la Constitution du 4 octobre 1958. Néanmoins, la disposition contestée, « dans la version applicable à la cause, est issue de l’ordonnance n°60-372 du 15 avril 1960 »[5] qui a modifié certaines dispositions de la loi de 1955[6]. Ainsi, l’ordonnance était bien postérieure à 1958.

Toutefois deux difficultés perduraient : la première résultant de la question de savoir si la disposition contestée avait été effectivement modifiée par l’ordonnance de 1960, la seconde inhérente à l’existence d’une ratification de ladite ordonnance.

 

B) Débat sur la nature et l’origine des disposition contestées

 

         En premier lieu, et c’était l’argument développé par le représentant du Premier ministre, il apparaissait que le 1° de l’article 11 de la loi de 1955 n’avait pas été modifié par l’ordonnance de 1960. Seul le premier alinéa de l’article 11 avait été en réalité modifié, à l’exclusion des alinéas suivants. L’ordonnance comportait, par ailleurs, la mention « la suite sans changement ». Cependant, les Sages s’en sont référés à l’intention de l’exécutif en estimant que les auteurs de l’ordonnance ont précisé dans son article 1er que « [les] articles 2, 3, 4 et 11 de la loi n°55-385 du 3 avril 1955 instituant un état d’urgence sont remplacés par les dispositions suivantes […] ». Ainsi, il a été estimé que « [les] auteurs de l’ordonnance avaient donc bien entendu substituer aux dispositions préexistantes de l’article 11 » celles figurant dans l’ordonnance.

Le raisonnement adopté par le Conseil constitutionnel est intéressant sur ce point. Il relève, en effet, que lorsqu’une ordonnance abroge des dispositions législatives pour les codifier, sur le fondement de l’article 38 de la Constitution, les dispositions issues de l’ordonnance ont, tant que cette dernière n’a pas été ratifiée, une valeur règlementaire. Cela vaut également pour les dispositions législatives qui n’ont pas été modifiées dans leur contenu par l’ordonnance, mais qui sont néanmoins reprises dans celle-ci.

En d’autres termes, pour le Conseil, l’ordonnance du 15 avril 1960 a eu pour effet de modifier l’entièreté de l’article 11, ne serait-ce que formellement. Les auteurs de l’ordonnance ont donc repris à leur compte les dispositions de 1955. Cette jurisprudence semble être constante comme l’illustre la décision du 4 décembre 2015[7], puisque les Sages avaient vu dans la seule substitution de base législative une reprise des dispositions antérieures à 1958. Le Conseil a donc bien estimé que les dispositions contestées étaient issues de l’ordonnance de 1960.

La deuxième difficulté résidait, quant à elle, dans le fait qu’une ordonnance au sens de l’article 38 de la Constitution, pour acquérir valeur législative, doit nécessairement être ratifiée. La Cour de cassation, dans sa décision de renvoi, a estimé que « cette disposition a été implicitement ratifiée par l’effet de la loi n°85-96 du 25 janvier 1985 relative à l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie et dépendances, dont l’article 2 a conféré au haut-commissaire le pouvoir mentionné à l’article 11, 1°, de la loi du 3 avril 1955 instituant l’état d’urgence » (point 4)[8].

C’est ce qu’a confirmé le Conseil constitutionnel dans sa décision du 23 septembre dernier (considérant 6), réitérant, dès lors, sa jurisprudence sur la ratification implicite des ordonnances de l’article 38 ; jurisprudence vouée à devenir caduque depuis la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008[9]. Cette jurisprudence avait été forgée dans la décision du 29 février 1972 où le Conseil avait estimé que « la ratification peut résulter d’une manifestation de volonté mais clairement exprimée par le Parlement »[10].

Une loi peut donc ratifier une ordonnance « sans avoir cette ratification pour objet direct »[11]. Le simple fait de modifier les dispositions issues de l’ordonnance par une loi démontre implicitement une ratification. C’est ce qu’a clairement précisé le Conseil d’État dans son arrêt M. Sueur et autres, rendu le 29 octobre 2004[12], allant jusqu’à estimer que la ratification ne peut être que partielle si les dispositions modifiées, et donc implicitement ratifiées, sont détachables des autres dispositions de l’ordonnance.

Pour en revenir à l’espèce, considérer, comme l’a fait le Conseil constitutionnel dans sa décision du 23 septembre 2016, que les dispositions contestées avaient été implicitement ratifiées par le Parlement, n’était nullement novateur au regard de la jurisprudence antérieure inhérente à l’état d’urgence. En effet, dans le cadre de l’état d’urgence déclaré en 2005, le Conseil d’État, dans sa décision, Boisvert et Rolin, ne s’était pas prononcé sur la constitutionnalité de la loi du 3 avril 1955, n’étant pas compétent pour le faire compte tenu de la ratification implicite de l’ordonnance du 1960[13].

Finalement, le Conseil constitutionnel reconnaît bien être compétent pour juger la constitutionnalité des dispositions contestées issues du 1° de l’article 11 de la loi du 3 avril 1955, dans leur rédaction issue de l’ordonnance du 15 avril 1960.

 

II- Un régime ne conciliant pas ordre public et droit au respect de la vie privée

 

            L’inconstitutionnalité avancée par les requérants était fondée sur l’article 16, mais plus particulièrement sur l’article 2 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789. Il faut rappeler que le droit au respect de la vie privée est protégé par ce même article qui dispose que « [le] but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l’oppression ». Le Conseil constitutionnel a estimé que la liberté impliquait nécessairement « le respect de la vie privée », et ce dans le cadre d’une jurisprudence constante consacrée par sa décision du 23 juillet 1999 (considérant 45)[14].

Or, en l’espèce, l’article 11 de la loi du 3 avril 1955 prévoyait, dans sa version résultant de l’ordonnance du 15 avril 1960, que le texte (décret ou loi) prorogeant l’état d’urgence pouvait expressément conférer « aux autorités administratives […] le pouvoir d’ordonner des perquisitions à domicile de jour et de nuit ».

Si le principe même des perquisitions administratives fait partie intégrante du régime de l’état d’urgence, et qu’il n’est pas en lui-même remis en cause, le Conseil constitutionnel relève cependant que l’absence de conditions encadrant le pouvoir d’intervention des autorités administratives prive de garanties les administrés, « le législateur n’[ayant] pas assuré une conciliation équilibré entre l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public et le droit au respect de la vie privée ».

Le raisonnement observé par les Sages n’est nullement novateur et répond au principe selon lequel tout droit ou toute liberté n’est pas absolu. Une atteinte n’est donc pas un motif d’inconstitutionnalité automatique, elle ne l’est qu’en cas de disproportion manifeste. En d’autres termes, toute restriction à un droit, ou à une liberté, élevés au rang constitutionnel, doit être nécessairement encadrée. Or, en l’espèce, le Conseil constitutionnel, opérant une forme de balance des intérêts en présence, a justement estimé que les conséquences d’une annulation des mesures administratives contestées seraient « manifestement excessives » (considérant 11).

Il en résulte, dès lors, que sont contraires à la Constitution, les perquisitions administratives effectuées entre le 14 et le 21 novembre 2015, date d’entrée en vigueur de la loi du 20 novembre 2015[15]. Cette déclaration d’inconstitutionnalité peut apparaître surprenante près d’un an après que lesdites dispositions soient devenues caduques, du moins pour les perquisitions postérieures au 21 novembre, d’autant plus que le Conseil constitutionnel s’était déjà prononcé, dans une décision du 19 février 2016[16], sur la constitutionnalité de l’article 11 dans sa version résultant de la loi du 20 novembre 2015.

Cette chronologie démontre l’une des conséquences quelque peu paradoxales de la question prioritaire de constitutionnalité. Elle peut, en effet, conduire à ce que le juge constitutionnel examine des dispositions législatives dans ses versions antérieures, et ce dans un ordre chronologique inversé. Si, contrairement au cas de la saisine a priori, le Conseil constitutionnel n’est pas saisi de toute la loi, mais seulement des dispositions soulevées au cours de litiges particuliers devant l’un des deux ordres juridictionnels, il est dans tous les cas saisi d’une disposition, ou de la loi dans le cadre des décisions DC, dans une version donnée.

À noter que la décision du 23 septembre 2016 est éclairante quant à la compétence du juge de transmission s’agissant de la version soumise au Conseil constitutionnel. En l’espèce, le mémoire des requérants ne faisait référence qu’aux dispositions « du 1° de l’article 11 de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence, en leur version applicable avant l’entrée en vigueur de la loi n° 2015-1501 du 20 novembre 2015 ».

Or, « avant l’entrée en vigueur de la loi n° 2015-1501 du 20 novembre 2015 », plusieurs versions de cette disposition ont été en vigueur. À la lecture de la décision du 23 septembre 2016, les Sages ont pourtant examiné une seule version de la disposition, celle résultant de l’ordonnance du 15 avril 1960. C’est ainsi que le commentaire de la décision publiée par le Conseil précise explicitement que « [la] rédaction [du mémoire] ne permettait pas de déterminer de quel texte étaient issues les dispositions contestées »[17].

Le Conseil indique clairement qu’il s’est référé à l’arrêt de renvoi de la Cour de cassation qui avait, dans ses motifs, précisé que la disposition contestée applicable était celle résultant de l’ordonnance de 1960. Il semble dès lors en tirer une règle générale de contentieux constitutionnel, estimant, dans le commentaire de la décision, que lorsque « la version de la disposition contestée n’apparaît pas dans la QPC et que le juge du filtre a déterminé dans sa décision de transmission la disposition applicable au litige, le Conseil constitutionnel considère être saisi de la disposition dans sa version déclarée applicable aux litiges par le juge du filtre »[18].

C’est ainsi qu’à sept mois d’intervalle, les Sages ont eu à se prononcer sur deux versions de l’article 11 de la loi du 3 avril 1955, celles issues respectivement de l’ordonnance du 15 avril 1960 et de la loi 20 novembre 2015. Compte tenu de la chronologie des décisions susvisées, l’inconstitutionnalité des dispositions de l’article 11, telles que rédigées par l’ordonnance de 1960 n’ayant pas encore été soulevée, le législateur n’a donc pu s’appuyer sur ces écueils pour modifier ledit article en novembre 2015.

Pour autant, la rédaction du I de l’article 11 a permis une meilleure conciliation des impératifs d’ordre public et de protection de la vie privée puisque l’article 4 modifie la loi de 1955 en précisant que « le décret déclarant ou la loi prorogeant l’état d’urgence peut, par une disposition expresse, conférer aux autorités administratives […] le pouvoir d’ordonner des perquisitions […] lorsqu’il existe des raisons sérieuses de penser que ce lieu est fréquenté par une personne dont le comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics ».

C’est ce qu’a jugé le Conseil constitutionnel dans sa décision du 19 février dernier, en estimant que « ces mesures de perquisition, qui relèvent de la seule police administrative, y compris lorsqu’elles ont lieu dans un domicile, ne peuvent avoir d’autre but que de préserver l’ordre public et de prévenir des infractions » (considérant 4). Considérant, par ailleurs, qu’elles « n’affectent pas la liberté individuelle au sens de l’article 66 de la Constitution », ce qui n’était nullement évident, et qu’en conséquence ces perquisitions « n’ont pas à être placées sous la direction et le contrôle de l’autorité judiciaire », la méconnaissance de l’article 66 de la Constitution ne peut qu’être écartée.

III- La primauté apparente de l’ordre public sur le respect des libertés

 

        Reprochant au législateur de 1960 de n’avoir pas suffisamment concilié la sauvegarde de l’ordre public avec le respect de la vie privée, le Conseil constitutionnel fait paradoxalement de même en jugeant que les mesures prises sur le fondement de dispositions inconstitutionnelles ne sont pas annulées, même si inconstitutionnelles en portant atteinte au respect de la vie privée. Il faut dire que le raisonnement retenu par les Sages est cocasse de par l’invocation de l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public à deux stades.

En premier lieu, l’objectif est invoqué au stade de l’examen de la constitutionnalité, puisque le Conseil relève bien que les dispositions sont inconstitutionnelles dans la mesure où le législateur n’a justement pas concilié cet objectif avec le droit au respect de la vie privée. En d’autres termes, la sauvegarde de l’ordre public a été privilégiée de manière à priver de manière manifestement disproportionnée le droit au respect de la vie privée.

En second lieu, l’objectif est de nouveau invoqué au moment de tirer les conséquences de la déclaration d’inconstitutionnalité, puisqu’il est jugé que « la remise en cause des actes de procédure pénale consécutifs à une mesure prise sur le fondement des dispositions déclarées contraires à la Constitution méconnaîtrait l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public ».

Ce raisonnement pose la question de la hiérarchie des normes, et de l’articulation entre droits et objectifs de valeur constitutionnelle (OVC). Alors que les OVC sont conçus comme des devoirs à la charge de l’État, et plus particulièrement du législateur, dans le cadre de la mise en œuvre des politiques publiques, les droits et libertés constitutionnels sont eux reconnus au bénéfice des citoyens.

L’une des conséquences contentieuses réside dans l’impossibilité d’invoquer un OVC, du moins s’il n’est pas le socle d’un autre droit ou liberté à valeur constitutionnelle, dans le cadre des droits et libertés garantis par la Constitution, au soutien d’une question prioritaire de constitutionnalité. C’est ce qu’a jugé le Conseil constitutionnel dans sa décision du 17 octobre 2014[19] à propos de l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public. Ce dernier fait partie des premiers OVC consacrés par les Sages dans leur décision de principe de 1982[20].

La décision du 23 septembre 2016 illustre avec éclat la plasticité des OVC. Certains commentateurs avisés ont d’ailleurs pu relever que « [ce] qui frappe au premier abord l’observateur, c’est l’ambivalence, l’incohérence, et l’incertitude que marquent les objectifs de valeur constitutionnelle »[21]. À la lecture des décisions du Conseil, les OVC apparaissent « avoir pour fonction d’éviter de conférer un caractère absolu aux principes de valeur constitutionnelle »[22].

Cependant, en l’espèce, l’objectif de sauvegarde de l’ordre public n’a pas simplement pour fonction de concilier le droit au respect de la vie privée avec d’autres impératifs, mais conduit bien à priver ce droit de toute effectivité dans le cadre des perquisitions administratives, la sauvegarde de l’ordre public justifiant l’impossibilité d’invoquer l’inconstitutionnalité de l’article 11 de la loi de 1955 telle que tranchée par le Conseil constitutionnel.

Pour autant, la décision rendue par le Conseil le 23 septembre dernier ne conduit pas à une atteinte irraisonnée aux libertés, la sauvegarde de l’ordre public ne leur étant nullement étranger. C’est d’ailleurs ce qui ressort de la première évocation de l’OVC de sauvegarde de l’ordre public dans le cadre d’une QPC[23]. Le Conseil avait en effet relevé qu’il « appartient au législateur d’opérer la conciliation nécessaire entre le respect des libertés et la sauvegarde de l’ordre public sans lequel l’exercice des libertés ne saurait être assuré » (considérant 7). Cette décision rappelle l’absence d’opposition entre libertés et ordre public, le maintien du second étant une condition nécessaire à la protection des premières.

 

IV- Une inconstitutionnalité théorique n’ayant aucun effet pratique, à juste titre ?

 

A) L’absence de bénéfice pour les requérants de la déclaration de constitutionnalité prononcée par le Conseil

 

        Si le Conseil constitutionnel donne effectivement raison aux requérants en jugeant inconstitutionnelles les dispositions de l’article 11, car dépourvues de garanties minimales nécessaires à la préservation des libertés, la seconde partie de la décision précise pourtant que les mesures prises sur leur fondement ne sont pas annulées conformément à l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public.

Il semblerait, dès lors, que les Sages aient admis pour la beauté du Droit, pourrait-on dire, que lesdites dispositions sont bien inconstitutionnelles, précisant au grand damne des requérants qu’elles « ne peuvent, dans le cadre de l’ensemble des procédures pénales qui leur sont consécutives, être contestées sur le fondement de cette inconstitutionnalité ». Une telle solution est ainsi fondée sur l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public, ainsi que sur l’existence de « conséquences manifestement excessives ».

Cette décision a été jugée « hypocrite » par Maître Patrice Spinosi, puisque si « [ces] perquisitions sont inconstitutionnelles, elles devraient donc être nulles »[24].  Il faut dire qu’en l’espèce la décision apparaît totalement dépourvue d’effets pratiques dans la mesure où les dispositions censurées ne sont plus elles-mêmes en vigueur.

En effet, si le Conseil constitutionnel module régulièrement dans le temps l’effet de ses décisions de justice, en estimant que si les procédures en cours ne sont pas remises en cause, les dispositions sont abrogées pour l’avenir, il ne pouvait nullement appliquer ce mécanisme en l’espèce. En effet, la version censurée n’a été applicable qu’entre le 14 novembre 2015, date de déclaration de l’état d’urgence, et l’entrée en vigueur de la loi du 20 novembre 2015[25] ; période durant laquelle pas moins de 780 perquisitions auraient été effectuées selon Mediapart qui dénonce une décision « invraisemblable »[26].

Le Conseil constitutionnel avait déjà pu estimer que des dispositions bien inconstitutionnelles ne pourraient être contestées sur ce fondement en raison des conséquences « manifestement excessives » qu’une telle décision emportait, notamment s’agissant de la « prévention des atteintes à l’ordre public »[27]. Cependant, dans cette décision rendue le 9 juin 2011[28], les dispositions contestées étaient toujours en vigueur, ce qui a permis aux Sages de moduler efficacement les effets dans le temps de la censure « afin de permettre au législateur de remédier à cette inconstitutionnalité », d’où un report « au 1er aout 2011 » de l’abrogation.

On retrouve dès lors la formulation utilisée le 23 septembre dernier, le Conseil précisant que les mesures « prises avant cette date en application des dispositions déclarées contraires à la Constitution ne peuvent être contestées sur le fondement de cette inconstitutionnalité », à la différence près que l’impossibilité d’invoquer l’inconstitutionnalité n’était que temporaire en 2011 (« avant cette date »).

Il en résulte, en l’espèce, que par la modulation des effets dans le temps de sa décision, le Conseil en vient à la priver de toutes conséquences pratiques. Rappelons que cette technique, développée par le Conseil constitutionnel sur le modèle de son voisin du Palais-Royal, n’est qu’une dérogation découlant du deuxième alinéa de l’article 62 de la Constitution qui dispose qu’une « disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d’une date ultérieure fixée par cette décision. Le Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d’être remis en cause » ».

Les Sages estiment sur ce fondement que, même s’il est possible au Conseil « tant de fixer la date d’abrogation et reporter dans le temps ses effets que de prévoir la remise en cause des effets que la disposition a produits avant l’intervention de cette déclaration », le « principe, [reste que] la déclaration d’inconstitutionnalité doit bénéficier à l’auteur de la question prioritaire de constitutionnalité »[29].

 

B) Cette modulation spécifique des effets de la décision est-elle pour autant véritablement critiquable ?

      Une telle décision ne peut que faire directement écho à la décision rendue le 4 mai 2012[30] relative à l’inconstitutionnalité des dispositions portant sur la qualification de harcèlement sexuel. Les Sages avaient, dans cette affaire polémique, déclaré inconstitutionnel l’article 222-33 du code pénal définissant le harcèlement sexuel tel que « [le] fait de harceler autrui dans le but d’obtenir des faveurs de nature sexuelle », alors « puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende ».

Or, cette décision avait fait scandale compte tenu de la position du Conseil constitutionnel qui avait refusé de moduler les effets dans le temps de celle-ci, décidant que l’annulation dudit article était « applicable à toutes les affaires non jugées définitivement ». Il en résultait, dès lors, que toute personne coupable d’harcèlement sexuel ne pouvait plus être condamnée eu égard au vide juridique laissé par la décision.

Si la déclaration d’inconstitutionnalité, fondée sur les articles 34 de la Constitution et 8 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, n’était pas en elle-même critiquable, l’avocate de la demande ayant notamment fait valoir que l’article laissait une trop grande marge d’appréciation s’agissant des éléments constitutifs du délit, permettant alors « tous les débordements, toutes les interprétations »[31], c’est bien l’absence d’atténuation des effets de la décision qui a été pointée du doigt par la doctrine, mais surtout par l’opinion publique. Ainsi, avait-on pu estimer qu’un « message d’impunité [avait] été ainsi adressé aux harceleurs ».

Le Conseil constitutionnel aurait alors pu estimer, comme il l’a fait dans la récente décision du 23 septembre dernier, que l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public devait primer, en l’espèce, sur l’incompétence négative du législateur qui n’avait pas défini de manière suffisamment claire et précise les éléments constitutifs du délit de harcèlement. Le cas était similaire dans la mesure où dans les deux affaires, le législateur n’avait pas épuisé sa compétence. L’un des paramètres pouvant expliquer cette différence de traitement, outre le contexte, pourrait résider dans la distinction entre le domaine pénal et administratif.

Cependant, cette position ne semble pouvoir tenir à la lecture du considérant 11 de la décision du 23 septembre 2016 puisque le Conseil estime que « la remise en cause des actes de procédure pénale […] méconnaîtrait l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public et aurait des conséquences manifestement excessives ». En 2012, c’est pourtant bien le « principe de légalité des délits et des peines » (considérant 5) qui l’avait emporté. 

Dans sa décision du 23 septembre dernier, dans un contexte bien distinct, puisqu’en lien direct avec le climat terroriste qui a justifié le déclenchement de l’état d’urgence, les Sages ont estimé que les perquisitions, bien qu’inconstitutionnelles, ne devaient pas être remises en cause pour des raisons d’ordre public. Il est clair qu’une annulation pure et simple de ces mesures administratives aurait été difficilement justifiables, non en droit, mais bien politiquement vis-à-vis de l’opinion publique. Il suffit de voir l’émoi qu’avait déjà causé la décision susvisée relative au harcèlement sexuel.

Il semblerait finalement que la modulation des effets dans le temps de ses décisions par le Conseil constitutionnel constitue un véritable exercice d’équilibriste entre les différents droits, libertés et objectifs constitutionnels consacrés par ce dernier. Cette conciliation s’avère d’autant plus difficile que la hiérarchie des normes ne peut jouer un véritable rôle décisionnaire face à des principes ayant la place la plus haute au sein de cette pyramide kelsennienne, même si l’on peut s’étonner qu’un objectif à valeur constitutionnel permette, à lui seul, de justifier une telle solution.

Il est d’ailleurs frappant que, dans le commentaire de sa décision, le Conseil constitutionnel ne justifie aucunement cette prise de position, ce qui démontre une véritable gêne. En effet, sur 18 pages de commentaire, seule une demi-page est consacrée à la modulation des effets de sa décision. Or, sur ces quelques lignes, pas un seul motif n’est avancé, le Conseil se contentant simplement en deux paragraphes de reprendre sa décision du 23 septembre dernier. L’on ne peut alors que rejoindre les commentateurs[32] appelant de leurs vœux la mise en pratique des recommandations issues du discours de Laurent Fabius qui préconisait un renforcement de la motivation des décisions du Conseil constitutionnel. Ce dernier avait en effet estimé que « [la] juridictionnalisation implique […] d’améliorer encore la motivation de nos décisions : sans dériver vers des rédactions fleuves, nous devons éviter les affirmations qui seraient insuffisamment argumentées »[33].

 

V- La Convention européenne des droits de l’Homme : protectrice en dernier ressort des droits et libertés ?

 

        Cependant, comme dans toute question prioritaire de constitutionnalité, la solution du litige pendant sera rendue par le juge ordinaire, et, en l’espèce, par la Cour de cassation. Or, compte tenu de la décision du Conseil constitutionnel, il est évident que le procès est loin d’être terminé, le juge judiciaire pouvant encore juger que les perquisitions étaient bien illégales, cette fois, sur le fondement de la Convention européenne des droits de l’Homme. Comme l’a souligné Maître Patrice Spinozi, « c’est aux juridictions judiciaires d’apprécier comment cette décision va être mise en œuvre au regard de la Convention européenne des droits de l’homme »[34].

Les requérants pourront notamment invoquer judicieusement l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’Homme relatif au droit au respect de la vie privée et familiale. Celui-ci stipule, dans son 1°, que « toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance ».

Néanmoins, ce droit n’est pas absolu, l’article 2 prévoyant ses propres limites dans son 2°, précisant qu’ « [il] ne peut y avoir d’ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui ».

S’il est clair qu’en l’espèce la limitation au droit au respect de la vie privée était justifiée par différents motifs tels que la sécurité nationale, la sûreté publique, la défense de l’ordre et la prévention des infractions pénales, voire la protection des droits et libertés d’autrui, il n’en demeure pas moins que l’atteinte à ce droit semble plus que disproportionné par l’absence de conditions justifiant l’organisation de perquisitions administrative de jour comme de nuit.

Si la Cour de cassation, juge de la conventionnalité, ne censure pas lesdites dispositions sur ce fondement, ce qui apparaît peu probable, il n’y a pas à douter du fait que la Cour européenne des droits de l’Homme sera saisie de l’affaire. Or, difficile d’imaginer l’absence de condamnation de la France, alors même que le Conseil constitutionnel a estimé lui-même que l’atteinte au droit au respect de la vie privée était manifestement disproportionnée ! Il semble assez inenvisageable que la Cour EDH ne prête pas attention à la décision rendue par le Conseil constitutionnel le 23 septembre 2016.

 

Si “[l’Histoire] nous enseigne qu’une civilisation, pour garder la maîtrise de son destin, doit se donner les moyens de sa sécurité.” (J. Chirac), le Conseil constitutionnel devra, quant à lui, veiller à respecter l’État de Droit tout en n’annihilant pas tous les effets de l’état d’urgence.

 

 

Laure MENA

Pour en savoir + :

  • Cheval (F), « Décryptage : exploitation des données informatiques sous l’état d’urgence », Octobre 2016, Le Petit Juriste : https://www.lepetitjuriste.fr/droit-administratif/exploitation-donnees-informatiques-etat-durgence/

 

[1] CC, n° 2016-567/568 QPC, 23 septembre 2016, Georges F. et autre.

[2] Loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence.

[3] Ordonnance n° 60-372 du 15 avril 1960 modifiant certaines dispositions de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 instituant un état d’urgence.

[4] C. Cass, Chambre criminelle, nos 3780 et 3781, 21 juin 2016.

[5] Prise sur le fondement de la loi n° 60-101 du 4 février 1960.

[6] Le principal changement figure à l’article 2 puisqu’il octroie la compétence pour déclarer l’état d’urgence au pouvoir exécutif par la prise d’un décret en conseil des ministres et non plus à la loi comme prévu par la loi d’origine de 1955.

[7] CC, n° 2015-506 QPC, 4 décembre 2015, M. Gilbert A.

[8] C. Cass, Chambre criminelle, nos 3780 et 3781, 21 juin 2016 (point 4).

[9] La ratification doit désormais être expresse.

[10] CC, n° 72-73 L, 29 février 1972.

[11] CC, n° 86-224 DC, 23 janvier 1987.

[12] CE, 29 octobre 2004, M. Sueur et autres. Confirmé par : CC, n° 2004-506 DC, 2 décembre 2004, Loi de simplification du droit, cons. 13.

[13] Claire Landais, Frédéric Lenica, « Contentieux de la légalité de l’état d’urgence », Dalloz, AJDA, 2006, p. 1033.

[14] CC, n° 99-416 DC, 3 juillet 1999, Loi portant création d’une couverture maladie universelle.

[15] Loi n° 2015-1501 du 20 novembre 2015 prorogeant l’application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence et renforçant l’efficacité de ses dispositions.

[16] CC, n° 2016-536 QPC, 19 février 2016, Perquisitions et saisies administratives dans le cadre de l’état d’urgence.

[17] Commentaire sous la décision n° 2016-567/568 QPC du 23 septembre 2016, site du Conseil constitutionnel : http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/root/bank/download/2016567_568QPC2016567_568qpc_ccc.pdf

[18] Ibid.

[19] CC, n° 2014-422 QPC, 17 octobre 2014, Chambre syndicale des cochers chauffeurs CGT-taxis.

[20] CC, n° 82-141 DC, 27 juillet 1982, Loi sur la communication audiovisuelle.

[21] Pierre de Montalivet, « Les objectifs de valeur constitutionnelle », Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 20 – Juin 2006.

[22] Cons. const., « Le contrôle de constitutionnalité des normes juridiques par le Conseil constitutionnel », rapport présenté par la délégation française à la VIIe conférence des Cours constitutionnelles européennes (Lisbonne, 26-30 avr. 1987), RFD adm., 1987, p. 851 (souligné par nous).

[23] CC, n° 2010-13 QPC, 9 juillet 2010, M. Orient O. et autre.

[24] Caroline Fleuriot, « État d’urgence : l’ancien régime des perquisitions retoqué », Dalloz Actualité, 26 septembre 2016.

[25] Loi n° 2015-1501 du 20 novembre 2015 prorogeant l’application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence et renforçant l’efficacité de ses dispositions.

[26] Paul Cassia, « Les perquisitions de l’état d’urgence devant le Conseil constitutionnel : acte II », 23 septembre 2016, Mediapart.

[27] Bien un OVC (n° 2011-209 QPC, 17 janvier 2012) : « Considérant, d’autre part, que, par les dispositions contestées, le législateur a entendu assurer la prévention des atteintes à l’ordre public, qui constitue un objectif de valeur constitutionnelle »

[28] CC, n° 2011-135/140 QPC, 9 juin 2011, Hospitalisation d’office.

[29] CC, N° 2012-235 QPC, 20 avril 2012, Association Cercle de réflexion et de proposition d’actions sur la psychiatrie (considérant 30).

[30] CC, n° 2012-240 QPC, 4 mai 2012, Définition du délit de harcèlement sexuel.

[31] « Le Conseil constitutionnel censure la loi sur le harcèlement sexuel », AFP et Reuters, Le Monde, 4 mai 2012.

[32] Paul Cassia, « Les perquisitions de l’état d’urgence devant le Conseil constitutionnel : acte II », 23 septembre 2016, Mediapart.

[33] Patrick Roger et Jean-Baptiste Jacquin (interview), « Laurent Fabius présente ses projets pour le Conseil constitutionnel », Le Monde, 18 avril 2016.

[34] Caroline Fleuriot, « État d’urgence : l’ancien régime des perquisitions retoqué », Dalloz Actualité, 26 septembre 2016.

    

     

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