Dans un entretien paru sur le site Rue89, Stéphane Hessel a déclaré « que notre Ve République est fondée sur une Constitution dangereuse, parce qu’elle donne tout le pouvoir à un président élu. Ce qui n’est pas très démocratique ». Il était interviewé suite à l’immense succès éditorial de son ouvrage : Indignez-vous ! (500 000 exemplaires vendus à l’heure où nous écrivons). Que penser d’une telle affirmation ?
Stéphane Hessel n’est pas le seul détracteur de la Ve République, loin s’en faut. François Mitterrand, durant les premières années de ce régime politique, n’hésitait pas à pourfendre les institutions, notamment avec son Coup d’Etat permanent. Plus récemment, c’est lors de la campagne présidentielle de 2007 que Madame Royal (entre autre : MM. Bayrou, Montebourg…) proposait une VIe République, revendication assez cyclique dans notre histoire constitutionnelle contemporaine.
Ces critiques, nombreuses, s’attachent très souvent à démontrer l’antidémocratisme du régime vis-à-vis de notre chef de l’Etat. Il est en effet l’homme fort de la Constitution, irresponsable politiquement, difficilement responsable pénalement, et détenant des pouvoirs considérables (droit de dissolution, signature des décrets en Conseil des ministres, nomination et révocation du Premier ministre, ainsi que de nombreux autres personnages clés de l’Etat et hauts fonctionnaires, pouvoirs exceptionnels de l’article 16, droit de grâce, arme nucléaire…).
Pour autant, est-il juste de considérer notre Constitution dangereuse, « parce qu’elle donne tout le pouvoir à un président élu », « ce qui n’est pas très démocratique » ?
Il conviendra d’abord d’examiner la notion de démocratie en tant que telle (I), pour définir ce qui peut ou non être démocratique. Ensuite, un examen des pouvoirs constitutionnels du président visera à établir qu’il ne possède pas « tout le pouvoir » (II). Enfin, il s’agira de montrer que la Constitution reste un texte juridique, c’est-à-dire une norme subordonnée à la pratique et à l’interprétation qu’en ont les gouvernants. Cette dernière seulement nous semble être porteuse de réelle dangerosité (III).
I. La Ve République : une Constitution démocratique
Le droit constitutionnel manie classiquement des termes extrêmement protéiformes, tels que l’Etat, le pouvoir, la nation, la souveraineté… Si ces termes sont d’une complexité redoutable dans leur description et leur conceptualisation, c’est parce qu’ils dissimulent une réalité sociale et politique. Ils sont porteurs de valeurs. Ils sont historiquement situés. En un mot, ils fluctuent. Ces termes sont accidentels. Souvent, ils trahissent la vision de l’auteur. Tout travail définitionnel est sujet à caution car il n’est pas innocent. Le concept de démocratie est de ceux-là. Sa polysémie est la résultante des thèses qui lui sont consacrées, chaque auteur ayant sa vision propre de l’idéal à atteindre.
Ne devrait-on pas dès lors abandonner toute étude constitutionnelle ? La réponse est bien évidemment négative. Comme le phénoménologue se donne pour horizon la caractérisation de l’esprit, le constitutionnaliste cherche à donner un corps (une âme ?) à ces concepts. Par des descriptions nombreuses, par des caractérisations successives, et par l’observation de la pratique politique, il peut approcher ces notions, leur donner une certaine identité. A tout le moins, en donner une photographie selon la période considérée dans son étude.
Mais il faut toujours garder à l’esprit l’évanescence de ces concepts, et principalement concernant celui de démocratie. Car l’ambition démocratique a pu varier à travers les âges. Sa seule analyse étymologique ne pouvant suffire à en donner l’illustration la plus approchante (A). Le concept a donc dû être renouvelé, sous l’égide des principes libéraux et des travaux des Lumières (B). La Constitution de 1958, notamment dans son article 3, tente d’opérer une synthèse de ces débats (C).
A. L’irréalisable démocratie classique
Le terme de démocratie est forgé à partir de deux racines grecques : demos pour « peuple », et cratos pour « pouvoir ». Intuitivement, on est donc tenté de considérer que la démocratie est un régime où le peuple possède le pouvoir. Et si l’on demandait au citoyen lambda ce qu’est la démocratie, ne répondrait-il pas quelque chose d’approchant ? L’expression « le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple » (formule prononcée par Lincoln en 1863) résume au mieux l’idée classique de démocratie. Pourtant, si l’on approfondit quelque peu l’analyse, cette conception a plusieurs désavantages qui la rendent particulièrement pernicieuse.
En effet, pour que le peuple possède le pouvoir, encore faut-il qu’il puisse l’exercer. Chaque individu doit pouvoir à tout moment utiliser ce pouvoir politique qu’il détient au même titre que tous ses semblables. C’est tout à fait l’idée de Rousseau dans Le contrat social. Seulement, une telle approche du pouvoir devient rigoureusement impossible dans nos systèmes modernes. Car si l’on conçoit qu’à Athènes, ou à Rome, les citoyens puissent se réunir sur l’agora ou le forum, il est aussi aisé de comprendre que tout au plus, quelques milliers d’entre eux seulement s’y rendaient. D’autant plus que les femmes, les esclaves, et certaines catégories de population ne participaient pas à la vie publique.
Il faut dès lors envisager de passer par le mécanisme représentatif. « Je délègue mon pouvoir à une personne que j’aurais choisie, et qui utilisera ce pouvoir comme moi-même je l’aurais utilisé ». L’effet pervers induit par cette idée est que le système de représentation est ici un mandat impératif. Le représentant est lié par les personnes qu’il représente. Il doit leur obéir en tout point, et décider ce qu’ils auraient décidé eux-mêmes. Il est transparent.
Finalement, l’idée classique de démocratie nous permet de retrouver un concept connu depuis longtemps en droit constitutionnel : la souveraineté populaire. Elle a plusieurs caractéristiques :
- Le mandat impératif (et donc la possibilité corollaire de révoquer les représentants).
- L’électorat-droit. Chaque individu a le droit absolu d’élire son représentant. Le suffrage doit donc être universel.
- L’accent est mis sur l’égalité. Les citoyens doivent être égaux dans l’usage de leurs droits politiques, et dans le traitement que la société décide de leur appliquer.
Tocqueville, dans son ouvrage De la démocratie en Amérique, critique cette idée de la démocratie, parce qu’elle conduit à un nivellement par le bas. Si tout individu a la volonté d’être l’égal de son voisin, l’ensemble du groupe va essayer d’atteindre le niveau accessible à tous. Chacun va abaisser et uniformiser ses aspirations, ses ambitions. La société va être entraînée vers une irrépressible stagnation. Le débat actuel autour de la méritocratie, l’égalité des chances, la discrimination positive… est tout à fait porteur de valeurs démocratiques classiques. Ces thèmes posent la question de la nature de l’égalité que la société cherche à atteindre.
Rousseau lui-même ne nous prévient-il pas à la fin du Contrat social qu’ « A prendre le terme dans la rigueur de l’acception, il n’a jamais existé de véritable démocratie, et il n’en existera jamais. Il est contre l’ordre naturel que le grand nombre gouverne et que le petit soit gouverné… S’il y avait un peuple de dieux, il se gouvernerait démocratiquement. Un gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes » ?
Devant la difficulté pour atteindre cet idéal démocratique, les théories libérales ont forgé une nouvelle idée de la démocratie, plutôt fondée sur la liberté que sur l’égalité.
B. L’imparfaite démocratie libérale
L’idéal démocratique était trop élevé, et porteur de trop de virtualités néfastes (combien de régimes politiques totalitaires se sont targués d’instaurer la véritable démocratie ?). Les théories libérales ont donc renversé le paradigme. Plutôt que de créer un régime où le peuple détiendrait tout pouvoir, et où chacun serait égal, il s’agit de former une société au sein de laquelle le pouvoir, détenu majoritairement par certains, ne puisse pas porter atteinte aux citoyens.
La liberté est le point d’orgue du régime : chacun doit être libre. « Pour les libéraux, l’égalité juridique n’est au fond qu’une sorte de liberté supplémentaire permettant, si elle est bien utilisée, d’obtenir sinon la parité de fait entre les individus, du moins une égalisation des situations, malgré la prévention à l’égard de la loi de nivellement de la démocratie, dégagée par Tocqueville » (Jean Gicquel et Jean-Eric Gicquel dans leur manuel de droit constitutionnel cité infra, p.197)
Le fondement n’est dès lors plus une souveraineté populaire, pour solutionner les effets pervers présentés plus haut, mais une souveraineté nationale. Il ne faut pas oublier qu’à la base, la souveraineté nationale a la vertu de permettre une transition. La souveraineté n’est plus divine, et réceptionnée dans l’unique personne du Roi. Elle reste « transcendantale », puisqu’elle provient de la nation. Cela permet de laïciser le régime tout en évitant de fonder la source du pouvoir dans le peuple (et donc, c’est le corollaire, de préférer la médiation des représentants).
La nation. L’un des concepts les plus fluctuants, les plus indéterminés (et indéterminables) du droit constitutionnel. Classiquement, la nation peut s’appréhender comme le peuple à l’instant t, auquel seraient additionnées les générations passées et futures. Sieyès fut son grand concepteur. Et donc, la nation est une abstraction, mieux, une personnalité morale. En tant que telle, elle ne peut pas s’exprimer par elle-même, mais par des organes qu’elle met en place. Ainsi, la nation créée nécessairement une représentation pour parler en son nom. C’est le peuple de l’instant t qui a la charge d’élire ces représentants. La charge. Non le droit. L’électorat est ici une simple fonction, ce qui était donc cohérent au début de l’ère constitutionnelle écrite de la France avec la volonté de conserver un suffrage censitaire (excepté il est vrai la plus qu’éphémère Constitution montagnarde de 1793 qui prévoyait un suffrage universel). Le suffrage universel devra attendre 1848, et pour les femmes, 1946.
On le voit bien, la souveraineté nationale paraît moins « démocratique » que la populaire. Le constat s’aggrave encore lorsque l’on identifie les particularités de la représentation. Les représentants d’une souveraineté nationale sont les seuls habilités à « découvrir » les souhaits, en un mot, la volonté de la nation. Serait-on même tenté de parler de « volonté générale ». Ainsi donc, ils ne peuvent être liés comme dans le cas de la souveraineté populaire par leurs électeurs. Le mandat est donc délibératif. Le représentant est libre, il n’est pas un délégué, puisque tout bonnement, l’électeur n’a rien à déléguer.
Les critiques sont également nombreuses contre ce système. Tout d’abord, le problème est que l’élu ne représente plus ses électeurs, ce qui peut à la fois être un bienfait (il n’est plus lié), mais ce qui peut instaurer une fracture entre les représentants et les représentés, fracture irrémédiable. Que penser également, de cette fiction selon laquelle l’assemblée est capable (seule) de découvrir la volonté générale ? Voilà une idée pour le moins mystique. Pour Rousseau, la volonté ne peut se transmettre. Elle ne peut qu’être le fait de la personne qui la détient. En d’autres termes, la volonté générale exprimée par l’assemblée élue, est en réalité la volonté de l’assemblée elle-même.
Ces débats, aussi intéressants qu’ils soient, ont bien éloigné notre propos de son but : la Ve République est-elle dangereuse ? Et notamment de notre première question : est-elle démocratique ?
C. La Ve République : une démocratie de synthèse ?
« La souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum. Aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s’en attribuer l’exercice », article 3 de la Constitution de 1958 (c’est nous qui soulignons).
Cet article bien connu des constitutionnalistes tente une synthèse (ou refuse de choisir ?) entre les deux idéaux de démocratiques, donc finalement, entre souveraineté populaire et souveraineté nationale.
Bien évidemment, les termes mêmes de l’article semblent montrer que la souveraineté nationale reste dominante. Cela pouvait paraître évident en 1958, car comment dans un pays de 60 millions d’habitants, permettre que chaque individu puisse à tout moment exercer son pouvoir ? De nos jours, avec les moyens techniques qui sont apparus, l’idée apparaît plus crédible, même si des obstacles pernicieux persistent (notamment, l’égalité d’accès de tous aux moyens de télécommunication moderne).
Pour rappel, Stéphane Hessel constate « que notre Ve République est fondée sur une Constitution dangereuse, parce qu’elle donne tout le pouvoir à un président élu. Ce qui n’est pas très démocratique ».
La Constitution donne-t-elle réellement TOUT le pouvoir au président de la République ? Bien évidemment la réponse paraît négative. Tout d’abord, la Constitution organise l’élection de représentants de la nation, que sont les parlementaires. Certes, elle n’est donc pas exempte des reproches faits à la démocratie libérale, mais force est de reconnaître qu’elle est conforme à l’idéal démocratique moderne. De plus, depuis la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, la tendance a été à l’augmentation des pouvoirs du Parlement, et donc par transitivité, des pouvoirs de la nation.
La Ve République organise également des possibilités pour le peuple de se manifester. Nous n’en prendrons qu’un seul exemple, parce qu’il est extrêmement révélateur : l’article 11 de la Constitution révisé en 2008. Selon sa nouvelle rédaction, « Un référendum portant sur [l’organisation des pouvoirs publics, sur des réformes relatives à la politique économique, sociale ou environnementale de la nation et aux services publics qui y concourent, ou tendant à autoriser la ratification d’un traité qui, sans être contraire à la Constitution, aurait des incidences sur le fonctionnement des institutions] peut être organisé à l’initiative d’un cinquième des membres du Parlement, soutenue par un dixième des électeurs inscrits sur les listes électorales ». On voit bien ici une résurgence des idées de souveraineté populaire : c’est le soutien de l’électorat qui rend possible le référendum. Les deux projets de loi actuellement en débat à l’Assemblée organisent d’ailleurs une collecte des soutiens populaires par Internet.
Mais il y a également les référendums traditionnels de l’article 11, de l’article 88-5 (obligatoire avant l’adhésion d’un nouveau membre de l’Union Européenne), et de l’article 89 (permettant une révision de la Constitution). Que dire du droit de pétition de l’article 72-1 ? Ou du référendum local de l’article 72-4 ? Ce sont bien des procédés démocratiques.
Quand bien même, la Constitution contient en son sein plusieurs références qui tendent à montrer qu’elle ne reconnaît pas seulement une nation désincarnée, mais bien un peuple de chair (la parité de l’article 3, les partis politiques de l’article 4, les langues régionales de l’article 75-1…). N’est-ce-pas le « peuple français », et non pas la nation française, qui « proclame solennellement son attachement aux Droits de l’homme et aux principes de la souveraineté nationale » ? Dans le préambule, les considérations s’inversent. De même, le principe de notre démocratie reste la phrase de Lincoln, reprise à l’article 2 : le « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ».
Ainsi, si notre président a trop de pouvoirs, il ne les a pas tous, car de nombreuses formes d’expression populaire sont contenues dans la Constitution, qui essaie de prendre le meilleur des deux idéaux démocratiques. De même, il existe de nombreux contre-pouvoirs que nous n’aurons pas l’occasion d’étudier en détail ici. Citons seulement que le Sénat est conçu comme une forme de représentation des intérêts territoriaux, preuve que des intérêts particuliers existent dans le peuple, alors qu’ils n’existent jamais dans la nation (en tout cas, dans la volonté générale qui en émane). Le raisonnement est identique pour le Conseil Economique, Social et Environnemental, représentatif des intérêts de la société civile. Nous ne nous attarderons pas non plus sur les phénomènes extra-juridiques qui permettent une prise en compte des intérêts particuliers (le lobbying notamment).
De plus, TOUT le pouvoir n’est pas donné au président de la République, puisque justement, des trois pouvoirs classiquement reconnus (exécutif, législatif et judiciaire), le président de la République n’est en charge que de l’exécutif. Certes, il faudrait revenir longuement sur l’idée erronée de séparation des pouvoirs. Il serait plus juste d’indiquer qu’il existe une séparation des organes. Mais chaque organe a une fonction primordiale (le Parlement a pour fonction d’exercer le pouvoir législatif par exemple). Cela dit, un autre organe peut concourir à la même fonction. Le but est d’empêcher un organe de détenir la totalité de deux pouvoirs ou plus. Ce que la Ve République réalise bien. Or, quand l’on sait que la séparation des pouvoirs est l’un des points cardinaux des démocraties modernes, l’argument n’apparaît pas dirimant, loin s’en faut (article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de constitution »).
Enfin, à titre accessoire (mais l’accessoire ne suit-il pas le principal ?), notons que le président est élu. Cela peut paraître très anecdotique, mais le chef de l’Etat est loin d’être toujours élu. Prenons le cas du Royaume-Uni, où le chef de l’Etat (la Reine Elizabeth II actuellement) est désigné de manière héréditaire. La comparaison n’est pas moins probante quand l’on étudie le système américain. Le président des Etats-Unis est élu au suffrage universel indirect, par le biais des grands électeurs. Et il ressort de ce système abscons des effets pervers importants (M. Gore perdant l’élection face à M. Bush alors qu’il avait plus de voix populaires que son adversaire en 2000, mais moins de votes des grands électeurs, après recomptage de certains suffrages).
Ainsi, la Ve République organise un système d’élection du président, au suffrage universel direct, ce qui paraît non seulement démocratique, mais surtout, plutôt conforme à l’idée classique de démocratie. Il est toujours possible d’ergoter sur le mode de suffrage (uninominal à deux tours avec ballotage), mais il est également certain qu’existent des modes de suffrages apparemment moins démocratiques (le scrutin britannique typiquement).
Tout le problème français réside dans l’équation suivante : le chef d’Etat n’est pas responsable politiquement parce qu’il assure la pérennité des institutions (constante classique des Etats démocratiques). Et, puisqu’il n’est pas responsable, il n’a donc pas de pouvoirs importants. Cela signifie que le chef de l’exécutif est en général différent du chef de l’Etat. Au Royaume-Uni, le chef de l’Etat (la Reine, irresponsable politiquement) ne se confond bien évidemment pas avec le chef de l’exécutif (le Premier ministre, responsable devant le Parlement). Au chef de l’Etat les grands débats nationaux, la voix du pays à l’étranger, et les solennités nationales, au chef de l’exécutif la politique quotidienne.
Or en France, le chef de l’Etat et le chef de l’exécutif sont confondus. Ce qui pose problème. Le président de la République a des pouvoirs importants, et il n’en répond devant personne. Est-ce anti-démocratique ? Seulement s’il peut en abuser de telle manière qu’il prive de liberté les citoyens (on en revient à l’idéal moderne de démocratie). Pour cela, il faut analyser consciencieusement ses principaux pouvoirs.
II. Pour une lecture raisonnable des pouvoirs présidentiels
La Constitution liste les pouvoirs du président dans le titre qui lui est directement consacré, le Titre II. On remarque déjà ici une certaine prééminence, puisque l’examen de la fonction présidentielle intervient juste après celui de la souveraineté (Titre I), et bien avant la représentation nationale (Titre IV). Il est aisé de reconnaître ici la marque du Général de Gaulle, la Constitution étant la mise en pratique de son discours de Bagneux du 16 juin 1946.
La conception de la fonction présidentielle est au départ orléaniste : le président dispose de pouvoirs étendus, mais il est censé être en retrait des considérations politiques et partisanes. C’est le président-arbitre. L’article 5 est à ce titre extrêmement révélateur : « Le Président de la République veille au respect de la Constitution. Il assure, par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l’État. Il est le garant de l’indépendance nationale, de l’intégrité du territoire et du respect des traités ». On remarque ici que la fonction est dépolitisée.
Le Titre II contient 15 articles, c’est à dire qu’il constitue la subdivision la plus importante du texte constitutionnel après les rapports entre le gouvernement et le parlement (Titre V, 18 articles), ce qui pourrait encore être un signe de prééminence. La première question délicate à analyser est celle de la fonction présidentielle en elle-même. Le président de la République a-t-il un mandat qui, en lui-même, est anti-démocratique ? (A). Quoi qu’il en soit, le président français possède deux pouvoirs tout à fait originaux par rapport à nos homologues européens : les pouvoirs exceptionnels et le droit de dissolution discrétionnaire. Ceux-ci sont-ils porteurs d’une dangerosité intrinsèque ? (B). A noter que l’on analysera pas d’autres pouvoirs du président de la République, eux aussi extrêmement importants, mais que l’on retrouve en règle général dans d’autres Constitutions et qui ne sont là que l’apanage d’un élément important de l’exécutif, ou d’un chef d’Etat (nominations des fonctionnaires, armée…).
A. Une fonction présidentielle démocratique
Les articles 6 et 7 concernent la fonction présidentielle elle-même : le mandat et l’élection. Nous n’analyserons pas ici l’élection du président de la République, car cela nous entraînerait sur un débat très intéressant mais tout autre : existe-t-il des modes de scrutins plus démocratiques que d’autres ? (pour rappel, le scrutin présidentiel français est majoritaire, uninominal à deux tours avec ballotage). Tout au plus envisagerons-nous infra quelques effets de l’élection présidentielle sur notre régime.
En revanche, l’article 6 permet de mieux saisir ce président de la République élu à qui tous les pouvoirs sont offerts : « Le Président de la République est élu pour cinq ans au suffrage universel direct. Nul ne peut exercer plus de deux mandats consécutifs ».
Le deuxième alinéa concernant la limitation du mandat présidentiel ne peut se comprendre sans un bref retour sur les dernières grandes évolutions de la fonction présidentielle. En effet, la révision constitutionnelle de 2008 est la conséquence finale d’un mouvement qui a tendu d’une part à modifier la durée du mandat présidentiel, du septennat vers le quinquennat (loi de révision constitutionnelle de 2000), d’autre part à inverser le calendrier pour permettre une conjonction entre élections législatives et présidentielles avec une prégnance de cette dernière. Le but était d’empêcher la tendance des électeurs à opter pour la cohabitation. Grâce à un hasard des calendriers, ces deux réformes aboutissent à permettre de faire échoir la même année, à peu de mois d’intervalle, les élections présidentielle et législative. L’effet serait le suivant : l’électorat, votant pour un candidat « A », va logiquement quelques mois plus tard voter pour le parti « A ». On évitera ainsi la cohabitation.
Mais cette réforme paraît absurde. En effet, si pour l’instant les deux échéances concordent, rien ne dit qu’une interruption du mandat présidentiel (démission, décès…), ou qu’une dissolution de l’Assemblée, n’entraîne à nouveau un risque de cohabitation
Concernant la durée du mandat
Il apparaît normal qu’un mandat de cinq ans soit renouvelable. En effet, c’est un temps d’action finalement très court. Pourtant, si l’on considère, comme le fait Monsieur Turpin, qu’une seule année du quinquennat est réellement utile (les deux premières servant à l’apprentissage de la fonction, et les deux dernières à la précampagne pour le renouvellement), alors la question du renouvellement entraîne presque une ineffectivité globale du premier quinquennat.
Le président Pompidou, à l’origine du premier projet de révision constitutionnelle (avorté) dans le sens du quinquennat, observait que « deux fois cinq c’est mieux qu’une fois sept ». Mais, la durée de cinq ans est-elle mieux adaptée à l’exercice du pouvoir que le septennat ? Statistiquement, depuis 1873, et l’avènement du septennat du Maréchal Mac Mahon censé permettre le retour de la royauté, 11 présidents sur 22 ont assuré un véritable septennat (manuel de MM. Gicquel). Si l’on pousse plus loin la statistique, on se rend compte que sur les 11 présidents qui n’ont donc pas assuré leur septennat, seuls trois ont assuré cinq ans d’exercice du pouvoir (Mac Mahon, Coty, Pompidou). Autrement dit, cinq ans de mandat n’assurent pas plus d’effectivité totale d’exercice du pouvoir que sept ans, et l’on voit bien la vanité de la réforme tendant à empêcher la cohabitation : les interruptions de mandat présidentiel sont légion, même sous forme d’un quinquennat.
La seule idée forte que l’on peut dégager, entre le septennat et le quinquennat, est que la réélection sera moins ardue dans le second cas que dans le premier. Seul le président Mitterrand ayant réalisé la prouesse d’être réélu pour un second septennat et de le mener à terme, « réputé de mauvaise augure, telle une vallée de larmes » pour reprendre les termes de MM. Gicquel.
Le renouvellement du quinquennat semble donc se justifier, en tout cas mieux que celui du septennat. Dans une société démocratique, il est difficile de s’accorder d’une durée trop longue d’exercice du pouvoir. Il faut que chacun ait (virtuellement) une chance de gouverner. Cette chance est offerte en permettant une rotation assez rapide des gouvernants. Le président de la République ne peut échapper à la règle. Un septennat doublé semble transformer la fonction présidentielle en une fonction dynastique. Cela défavorise également l’alternance, l’une des clés de la démocratie moderne.
Concernant la limitation du nombre de mandats
Bien évidemment, cette limitation paraît ici encore démocratique, et limite fortement la toute-puissance du président de la République. Car il serait vain de réduire la durée du mandat, si parallèlement, le président peut se représenter ad vitam aeternam (ce qui, rappelons-le, était pourtant le cas quand le septennat était d’actualité). Mais, la rédaction de l’article 6 pose quelques questions sémantiques intéressantes.
Notons que l’interdiction porte seulement sur les mandats successifs. Rien n’interdit donc à un candidat qui se serait présenté deux fois, d’attendre cinq ans pour se représenter une troisième fois.
S’il a effectué son premier mandat jeune (par exemple, à 50 ans), il terminerait son deuxième mandat à 60 ans. Il pourrait donc sans aucun problème se représenter à 65 ans pour un troisième mandat (il n’y a pas en France d’inconvénient majeur à ce qu’un président accède une nouvelle fois au poste suprême à un âgé un peu avancé : le Général de Gaulle avait 75 ans en 1965, Mitterrand avait 72 ans en 1988, Monsieur Chirac avait 70 ans en 2002).
Un autre problème est celui de la fin du second mandat présidentiel. Si le premier est marqué sur les deux dernières années par le fait que le président de la République soit en campagne, le second est marqué par un manque certain d’autorité du président puisque celui-ci ne sera plus rééligible (du moins pas avant cinq ans). Autrement dit, et le cas est observable très régulièrement aux Etats-Unis, les deux dernières années sont peu prolifiques. D’aucuns indiqueront que le président peut ainsi prendre des décisions courageuses puisqu’il n’a pas à s’inquiéter de sa réélection. Mais non seulement le président peut par la suite souhaiter briguer d’autres postes, et donc continuer à agir en homme politique prudent, mais en plus, comment prendre des décisions courageuses si l’autorité le permettant s’étiole ?
Ainsi, la Constitution de 1958 semble avoir évolué dans deux directions différentes. D’abord, le mandat présidentiel est devenu plus satisfaisant face aux exigences démocratique : de sept ans et illimité, il est passé à cinq ans, et seulement renouvelable une fois successivement. En revanche, cette exigence de démocratie s’accompagne d’un corollaire plus sombre sur la question de l’autorité du président lors de ces deux mandats, et également, sur la volonté des gouvernants d’éviter une cohabitation politique pourtant appréciée des citoyens. Il est quoi qu’il en soit difficile de considérer que le président, de par les caractéristiques de son mandat, soit un danger pour notre régime politique.
B. Article 16 et dissolution : les armes d’un despote ?
La Constitution française a fait beaucoup d’émules en Europe (Philippe Lauvaux parlant d’épigones). Mais il est remarquable de constater qu’aucune autre Constitution n’a pérennisé le schéma de l’article 16, et qu’une seule a offert à son président un tel droit de dissolution (le Portugal).
Concernant l’article 16.
« Lorsque les institutions de la République, l’indépendance de la Nation, l’intégrité de son territoire ou l’exécution de ses engagements internationaux sont menacés d’une manière grave et immédiate et que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels est interrompu, le Président de la République prend les mesures exigées par ces circonstances, après consultation officielle du Premier ministre, des Présidents des Assemblées ainsi que du Conseil constitutionnel.
Il en informe la Nation par un message.
Ces mesures doivent être inspirées par la volonté d’assurer aux pouvoirs publics constitutionnels, dans les moindres délais, les moyens d’accomplir leur mission. Le Conseil constitutionnel est consulté à leur sujet.
Le Parlement se réunit de plein droit.
L’Assemblée nationale ne peut être dissoute pendant l’exercice des pouvoirs exceptionnels.
Après trente jours d’exercice des pouvoirs exceptionnels, le Conseil constitutionnel peut être saisi par le Président de l’Assemblée nationale, le Président du Sénat, soixante députés ou soixante sénateurs, aux fins d’examiner si les conditions énoncées au premier alinéa demeurent réunies. Il se prononce dans les délais les plus brefs par un avis public. Il procède de plein droit à cet examen et se prononce dans les mêmes conditions au terme de soixante jours d’exercice des pouvoirs exceptionnels et à tout moment au-delà de cette durée ». |
Cet article n’a été utilisé qu’une fois depuis 1958, par son principal instigateur, le Général de Gaulle, lors du Putsch des Généraux qui s’est déroulé à Alger du 21 au 25 avril 1961. Le Général déclenchera la procédure le 23 avril, et le cours normal des institutions ne reprendra pas avant le 29 septembre.
L’article 16 tend à donner des pouvoirs exceptionnels au président de la République en cas de crise grave, notamment, lorsque l’intégrité du territoire est menacée. Le président peut alors prendre des décisions qui ne sont pas du domaine règlementaire, et qui donc seraient invalidées en temps normal. Tout le problème d’une telle disposition est qu’elle montre la limite du droit.
Cet article permet de répondre à une situation de crise, c’est à dire, impossible à prévoir par les gouvernés et les gouvernants. Donc, il est improbable d’espérer créer une législation véritablement adéquate. Si l’article 16 n’existait pas, et que de telles circonstances se faisaient jour, le président ou le gouvernement auraient quoi qu’il arrive, à prendre des décisions en dehors des canons constitutionnels classiques (habituellement, les juridictions avalisent ou non après coup de telles actions : c’est la théorie des circonstances exceptionnelles que le Conseil d’Etat a particulièrement utilisé dans les années succédant à la Première Guerre Mondiale). L’article 16 ne fait que chercher à instaurer un cadre, dans lequel le non-droit, nécessaire et obligatoire, qui s’attache à ces circonstances funestes, puisse s’inscrire.
La seule utilisation de l’article 16 a été abusive, aucun doute ne peut persister sur ce point. Le Général de Gaulle aurait tout aussi bien pu délaisser les pouvoirs exceptionnels le 1er mai 1961. Mais ce n’est pas pour cette raison que cet article 16 est forcément un danger aujourd’hui. A l’époque en effet, les moyens de contrôle envisagés étaient très en deçà de ce qu’ils sont actuellement.
- Le Conseil constitutionnel, qui est consulté lors du déclenchement des pouvoirs exceptionnels, n’était à l’époque qu’un triste sire, dominé par la personnalité du Général. Il est maintenant un organe crucial de notre régime, et l’on voit mal un organe constitué s’opposer à lui dans de telles circonstances. Pour s’en convaincre, il suffit de consulter les deux premiers chapitres de l’ouvrage de Madame Schnapper, cité infra.
- La révision de 2008 a permis d’adopter le dernier alinéa, selon lequel le Conseil peut après 30 jours réexaminer les conditions de déclenchement des pouvoirs exceptionnels. Cela permet d’éviter tout usage abusif comme en 1961.
L’article 16 est l’article qui choque le plus dans la Constitution de 1958, car il semble livrer une porte ouverte aux dérives arbitraires. Mais il a une vertu incontestable : celle d’exister. Sans lui, la période de crise risquerait de s’ouvrir sans le moindre cadre de déploiement des réponses gouvernementales. Il est loin d’être parfait, mais il permet au moins un contrôle. On peut d’ailleurs raisonnablement douter de son usage à l’avenir, si bien que sa présence reste très anecdotique. Quel président osera proclamer le recours à l’article 16 ? Et quel président, s’il osait, aurait l’autorité suffisante pour ne pas avoir un usage irréprochable de ses pouvoirs exceptionnels ?
Concernant la dissolution.
Le pouvoir de dissolution nous paraît être le pouvoir le plus problématique du président de la République. L’article 12 de la Constitution disposant que :
« Le Président de la République peut, après consultation du Premier ministre et des présidents des assemblées, prononcer la dissolution de l’Assemblée nationale. Les élections générales ont lieu vingt jours au moins et quarante jours au plus après la dissolution. L’Assemblée nationale se réunit de plein droit le deuxième jeudi qui suit son élection. Si cette réunion a lieu en dehors de la période prévue pour la session ordinaire, une session est ouverte de droit pour une durée de quinze jours. Il ne peut être procédé à une nouvelle dissolution dans l’année qui suit ces élections ». |
L’erreur est souvent faite de croire que tout régime parlementaire suppose une possibilité de destruction réciproque des pouvoirs législatif et exécutif (autrement dit, des mécanismes de censure et de dissolution). Le seul critère de définition du régime parlementaire, c’est que le gouvernement soit responsable devant le Parlement. La dissolution du Parlement ne définit pas le régime parlementaire, elle est superfétatoire. Le mécanisme provient de la volonté d’armer l’exécutif face aux dérives du Parlement. Préoccupation très franco-française, nos régimes politiques ayant connu de fortes dérives parlementaires (IIIe et IVe Républiques pour ne pas citer les années 1790-1800, et dans une certaine mesure, l’indiscipline de 1815-1848).
Le président de la République peut dissoudre la représentation nationale. Est-ce démocratique ?
Il faut tout d’abord analyser deux faits.
- La question des consultations. Le président est censé consulter le Premier ministre et les présidents des assemblées. Mais l’on sait que dans certaines configurations, il se passe aisément de cette formalité. Ici, dès lors, certains garde-fous de la procédure s’inclinent, et l’on peut s’interroger sur le bien-fondé de l’article 12. D’autant que ce pouvoir du Président s’exerce sans contreseing, ce qui, nous le verrons, est crucial.
- La légitimité. Le raccourci est souvent fait : l’Assemblée, c’est le peuple. Nous avons vu supra que les choses n’étaient pas aussi simples. Néanmoins, il est fréquent de reprocher au président élu de dissoudre une assemblée censée représenter la nation. Pourtant se fonder ici sur la légitimité est un faux débat, les deux protagonistes étant issus du suffrage universel direct.
La seule manière de porter un regard objectif sur la dissolution, est d’en analyser les manifestations depuis 1958. Elle a été utilisée cinq fois, et l’on remarque certaines tendances tout à fait intéressantes.
- Les dissolutions de convenance. La Ve République étant un régime parlementaire, le Premier ministre doit disposer d’une majorité pour gouverner. Or, en 1981, puis en 1988, François Mitterrand est élu président de la République en présence d’une Assemblée nationale de droite. Dans une logique purement parlementaire, son arrivée au pouvoir coïncide avec une dissolution de l’assemblée, censée lui offrir une majorité conforme à son programme politique. Ici, il n’y a aucune question d’abus de pouvoir ou de démocratie à envisager. Le peuple, par son suffrage universel, a donné un mandat politique au président. Celui-ci a plus de légitimité que l’Assemblée en place depuis plusieurs années, et afin de respecter la volonté populaire, doit permettre l’élection d’une assemblée conformes aux exigences de l’instant t.
- Les dissolutions de combat, ou de résolution de crise. Ici, un désaccord intervient entre l’Assemblée et le président. Dès lors, pour sortir de la crise et discipliner l’Assemblée, le président dissout. C’est le Général de Gaulle qui, en 1962 et 1968, dans les circonstances que l’on sait, a employé ces techniques. Ces dissolutions semblent-elles anti-démocratiques ? A l’y bien regarder, 1962 peut s’analyser de deux manières. C’est une réponse à la motion de censure issue de l’Assemblée, et ce n’est donc que l’expression d’un contre-pouvoir. Ou, à la manière dont l’interprète Philippe Lauvaux, il s’agit d’une dissolution de convenance, visant à faire coïncider la composition de l’Assemblée à la couleur politique du président nouvellement élu au suffrage universel direct (la réforme de l’élection présidentielle datant de 1962). En 1968, suite à la grave crise politique qu’a traversée le pays, parait-il anormal que le président dissolve l’Assemblée ?
Il s’agira d’étudier à part la dissolution ratée de 1997 qui aurait pu être un tournant de notre régime politique. Lors de la campagne présidentielle pour 1995, Monsieur Chirac assure qu’il ne dissoudra pas l’Assemblée issue des urnes en 1993 s’il accède au pouvoir. Il tient sa promesse en 1995. Mais en 1997, l’idée semble judicieuse de dissoudre l’assemblée. En effet, cela entraînerait une concomitance des élections législative et présidentielle en 2002, et les sondages semblaient donner la droite gagnante en 1997.
Juridiquement, on remarque bien qu’il s’agit d’une dissolution de convenance. Aucune crise politique ne supposait la dissolution de l’Assemblée. Mais justement, le mécanisme classique de la prévention des conflits, marque de la dissolution de convenance, manque ici, puisque le Président et le Premier ministre pouvaient gouverner en 1997. Cette dissolution sera donc mal comprise, mal vécue, et entraînera la sanction immédiate des suffrages : une cohabitation longue, jusqu’en 2002.
Typiquement, cette dissolution apparaît comme anti-démocratique, car fondée seulement sur des calculs partisans qui n’ont rien à voir avec la bonne marche des institutions. Et le devenir de cette expérience malencontreuse n’a fait aucun doute : le président de la République a lourdement pati, jusqu’en 2007 tout du moins, de cette erreur. Les conséquences n’étaient certes pas prévues par le texte constitutionnel, qui lui laissait toute latitude pour dissoudre ou non. Mais c’est oublier que dans toute Constitution, le texte n’est qu’un canevas sur lequel se brode, peu à peu, la vie politique.
III. Dangers constitutionnels et dangers politiques
Stéphane Hessel se situe sur deux axes. Le premier est celui selon lequel le président de la République, élu, détient tous les pouvoirs. Le second est de considérer que c’est la Constitution, qui lui conférant ces pouvoirs, est dangereuse.
Ces deux présupposés doivent être étudiés et critiqués. Comme vu infra, le président de la République ne détient pas TOUT le pouvoir. De même, les compétences qui lui sont confiées par le texte de 1958 sont parfois très importantes, mais elles ne font pas de lui un dictateur, ou en tout cas, un personnage politique pouvant agir à sa guise.
En réalité, le constat que porte Stéphane Hessel sur la question du président de la République est intrinsèquement lié à celui qu’il porte sur la Constitution. Il s’agit d’une image dont les étudiants ont en général beaucoup de difficultés à se départir : celle d’un droit performatif. La règle de droit, la norme, est un objet cherchant à réguler des comportements. C’est indéniable. Mais ce n’est pas parce que la règle existe qu’elle modifie forcément le comportement visé. Il existe toujours des règles qui ne sont pas suivies, des coutumes qui végètent et survivent, des interprétations différentes, des violations caractérisées qui quelques fois se perpétuent. Il s’agit d’indiquer que la Constitution est certes un texte juridique, mais qu’il est marqué dès sa naissance, et tout au long de son utilisation, par une irrémédiable et irrépressible dimension politique. Par-là, il est impossible de pouvoir jeter un regard objectif sur la fonction présidentielle de notre régime sans prendre en compte des aspects de science politique, révélant notamment que l’irresponsabilité du chef de l’Etat issue du texte constitutionnel se double en revanche d’une certaine responsabilité politique de fait (A). Et plus loin, il ne peut paraître que saugrenu de considérer que la Constitution de la Ve République soit dangereuse en vertu de sa composition elle-même. Non pas que les Constitutions ne puissent être mal rédigées, il y en eut des exemples fameux, mais très souvent, c’est le comportement politique des différents acteurs constitutionnels qui est porteur de dangerosité (B).
A. Un irresponsable président de la République ?
Dans un régime parlementaire, le gouvernement est responsable devant le Parlement. Ce dernier a donc la possibilité de censurer le gouvernement par un vote à majorité qualifié (article 49 alinéa 2 de la Constitution). Le pouvoir exécutif doit donc se conformer à l’expression de la volonté générale, et le Premier ministre, chef de l’exécutif classique de ce type de régime, est le premier responsable du gouvernement. Cette préoccupation est directement observable dans notre Constitution, où le Premier ministre a la charge de présenter la question de confiance ou le discours de politique générale, ou encore, d’engager la responsabilité du gouvernement sur un texte particulier (ce sont les différents alinéas de l’article 49, dont le non moins célèbre 49 alinéa 3).
La Convention de la Constitution selon laquelle le président de la République choisit toujours un Premier ministre issu du parti ayant dominé l’élection législative apparaît moins comme un accord entre les différents protagonistes du jeu constitutionnel que comme un corollaire nécessaire de cette responsabilité : quel avenir aurait un Premier ministre qui serait choisi sans prendre garde à la représentation nationale ?
Le système est donc parfaitement étalonné. Le Premier ministre dispose de l’administration de l’Etat (articles 20-21), et il engage régulièrement sa responsabilité devant le Parlement. Le problème français provient du fait que le président de la République dispose de pouvoirs importants, tels que de chef de l’Etat, il en vient à confisquer au Premier ministre sa stature de chef de l’exécutif. Bien sur, comme dans tout système parlementaire où le chef de l’Etat a quelques pouvoirs, il existe la tactique du contreseing : un acte du président, irresponsable, porte la signature du Premier ministre afin d’être validé. Ainsi, si cet acte entraîne des conséquences politiques, le contreseing entraînera une sanction portée contre le Premier ministre, puisqu’il a consenti l’action du président par apposition de sa signature. Egalement, s’accompagne un détournement de la motion de censure. Typiquement en 1962, mais également depuis, la motion de censure est utilisée contre le gouvernement, mais c’est en réalité le président qui est visé.
Cela dit, notre système constitutionnel possède une liste de compétences présidentielles qui sont dispensées du contreseing (les pouvoirs propres), énumérés à l’article 19. Ceux-ci sont particulièrement importants : référendum de l’article 11, dissolution, nominations des ambassadeurs, article 16, messages aux assemblées, saisine du Conseil constitutionnel à propos d’un traité, nomination des membres du Conseil constitutionnel dont son président, saisine du Conseil constitutionnel à propos d’une loi ordinaire.
Pour autant, le président de la République est-il irresponsable ? Une étude de la pratique constitutionnelle montre que non. Sa responsabilité n’est en revanche pas analogue à celle du Premier ministre, cela ne fait aucun doute. Mais elle n’est pas inexistante.
Premièrement, la responsabilité est doublement politique. Il ne fait pas de doute qu’un président qui abuse d’un de ses pouvoirs entame très fortement sa capacité de réélection. L’élection présidentielle, qui depuis 1962 rythme la mélodie constitutionnelle, est perpétuellement le guide de l’action des gouvernants. Toute décision importante (et les pouvoirs propres sont souvent révélateurs de situations particulièrement cruciales politiquement) va avoir un fort impact sur le bilan du président, et donc, sur sa pérennité au pouvoir. Les électeurs sanctionneront un président par les urnes. Beaucoup diront que c’est une très moindre mesure, mais n’est-ce pas là l’expression entière de la démocratie ? Point d’artifice juridique ici, de responsabilité exprimée par suffrages ou de démissions automatiques ou autres élucubrations. C’est la démocratie qui s’exprime, certes par intermittence, mais conformément à l’idéal démocratique moderne (citons ici Benjamin Constant, dont sa Liberté des anciens comparée à celle des modernes n’a pas semblé subir l’usure du temps).
Secondement, il y a responsabilité du président parce que la situation du Premier ministre rejaillit directement sur lui. Le symptomatisme de l’épisode de la dissolution manquée de 1997 est tel qu’il ne peut en être fait l’économie d’un traitement attentif. Quand Monsieur Chirac dissout en 1997, son action est totalement incomprise par les électeurs, et surtout, en violation avec ses engagements. C’est une sanction qui porte à la majorité parlementaire le parti opposé. Une sanction violente, car la cohabitation qui s’ouvrait allait durer cinq ans, sans que quiconque ne puisse prévoir avec certitude les conséquences sur le régime politique de la Ve. Comment ne pas voir dans la cohabitation l’expression de la responsabilité sanctionnée du président de la République ?
Certes, avec les différentes réformes visant à supprimer la cohabitation (voir infra), cette responsabilité semble bien amoindrie. Et pourtant, la question mérite de rester posée. Car encore une foi, la réforme est basée sur le fait que les deux élections présidentielle et législative restent concomitantes. Or, de multiples incidents peuvent survenir, et bouleverser le ballet des élections (nous l’avons vu, sur les 22 derniers présidents, seuls 63% ont exercé cinq ans la fonction). Dès lors seront recréées les conditions de la cohabitation. Et dernière hypothèse : est-il si réellement inenvisageable qu’en janvier, les électeurs choisissent un candidat « A », et qu’en février, ils se tournent vers le parti « B » ? Si l’élection présidentielle se révèle extrêmement serrée, ou si un évènement majeur et imprévisible survient dans le laps de temps entre les deux élections et décrédibilise le président de la République ? La question de la responsabilité par les urnes du président, contre lui directement ou par le biais des législatives, n’est donc pas anodine.
Enfin, il s’agit de garder à l’esprit que le président de la République souffre d’une responsabilité pénale pour les actions perpétrées dans l’exercice de ses fonctions. Si cette question s’avère parfois complexe, il n’est pas rare de voir un système constitutionnel dans lequel, face à une contingence particulière, la responsabilité pénale soit instrumentalisée en responsabilité politique (ce fut le cas avec les débuts de la monarchie anglaise, ou encore récemment, avec la question de l’impeachment aux Etats-Unis et le cas du Monicagate).
Cette déviance toujours possible d’un mécanisme constitutionnel juridique à vocation pénale en une responsabilité politique marque bien l’idée qu’une Constitution est avant tout ce qu’en font les hommes politiques. Si elle détermine les grandes structures de l’Etat et de l’organisation politique, elle est loin de déterminer le système de gouvernement du pays considéré. Le danger est donc celui de son détournement, moins que de sa rédaction.
B Le danger, omniprésent dans toute Constitution
En guise de liminaire, l’on aurait pu s’interroger sur la notion de danger. Pour Stéphane Hessel, quel est le danger dont la Constitution de 1958 serait porteuse ? Supposons pour l’étude que le terme soit générique, et désigne des virtualités de situation entraînant à terme un déficit démocratique, voire une modification du régime telle qu’elle serait liberticide.
Or, on pourrait dire que la Constitution est dangereuse parce qu’elle permet ces différentes lectures. Mais déjà, notons que même quand elle ne le permet pas, cela peut arriver (Constitution Grévy, Dissolution portugaise et norvégienne…).
« Notre Ve République est fondée sur une Constitution dangereuse, parce qu’elle donne tout le pouvoir à un président élu. Ce qui n’est pas très démocratique ». Il faut déjà remarquer ici une contradiction non apparente. La Constitution de 1958 n’était pas censée créer un président aussi fort que celui que nous connaissons actuellement.
Pour revenir aux origines de nos institutions, le but était de créer un président au-dessus des partis politiques. Le général de Gaulle tenant pour responsables des échecs de la IIIe République et de la IVe les luttes partisanes. La Constitution était donc dans une dynamique constitutionnelle bien connue de type « dualiste orléaniste ». Cela signifie que l’on oppose au Parlement de légitimité démocratique un monarque, qui a de réels pouvoirs, notamment envers le gouvernement, mais qui est censé être très en retrait. Ceci expliquant donc son irresponsabilité politique. En 1958, le régime est bien conçu selon cette inspiration : le président de la République est irresponsable, et n’est pas élu au suffrage universel direct, mais indirect. Il est censé être le gardien des institutions. Une nouvelle fois, c’est un président-arbitre. Certes, notons qu’il possède le droit de dissolution, mais un droit de dissolution qui n’est censé intervenir que lors de crises ministérielles (puisque, par principe, le président orléaniste n’est pas censé entrer en conflit avec le Parlement, mais laisser au premier ministre toute latitude pour agir). C’est ce qu’on appelle un « dualisme renouvelé », ou « weimarien » (ici, le monarque est artificiel, c’est un président élu).
Pour schématiser, partout en Europe, ces dualismes orléanistes ou weimariens ont évolué vers un monisme assez pur, où tout pouvoir du président à l’encontre du gouvernement a disparu, soit du fait de réformes en ce sens (Pologne en 1997 suite à l’exercice du pouvoir de Walesa) soit du fait, et c’est là l’important, du fait de pratiques politiques (ainsi, en Finlande, une dissolution ratée de 1924 a entraîné un inexorable retrait du président). Le cas portugais est aussi symptomatique. Seul pays européen (avec la Finlande) à prévoir un droit de dissolution discrétionnaire, celle-ci n’est plus envisageable pour l’instant, après la dernière dissolution ratée de 1997.
Que remarque-t-on ici ? Dans des pays comme le Portugal ou la Finlande, le droit de dissolution est inscrit dans la Constitution. Il existe. Or, il est totalement inenvisageable pour le président : ce serait un suicide politique. Une coutume constitutionnelle, contre le texte, interdit une éventuelle dissolution. Le cas a aussi pu être français : souvenons-nous de la fameuse Constitution Grévy de 1879, consécutive à la dissolution ratée de Mac Mahon en 1877. Dès lors, plus aucun président de la IIIe République, n’a pu dissoudre d’assemblée, alors même que la lettre du texte le permettait. Plus étonnant encore, en 1895 et en 1924, les présidents Perier et Millerand tenteront de réinstaurer la pratique de la dissolution, et se heurteront à des résistances extrêmement fortes. Perier, marginalisé par son président du Conseil, finira par démissionner. Millerand démissionnera lui aussi après la victoire du Cartel des Gauches.
La Constitution de la Ve République est tout à fait représentative de ces errements politiques. En 1962, de Gaulle fait adopter (avec les péripéties que l’on sait) l’élection du président de la République au suffrage universel direct. Ce mouvement, censé donner encore plus de légitimité au président, et lui permettre donc de se tenir encore plus à l’écart des partis, va profondément modifier le régime. Au fur et à mesure, l’élection présidentielle va prendre la place de l’élection législative : celle de locomotive du régime. La vie politique devient rythmée par l’élection présidentielle. Et avec le développement des dissolutions de convenance, le président de la République devient le chef de file du parti majoritaire. Il est totalement réinséré dans la vie politique de la nation. Dès lors, il intervient plus fortement dans la vie politique, et rogne donc sur les pouvoirs constitutionnels de son Premier ministre, qui n’ayant pas sa légitimité, ne peut que se soumettre. Il y a donc un glissement bien visible de la titulature de chef de l’exécutif, du Premier ministre vers le président.
D’ailleurs, le fait est immédiatement vérifiable quand, lors d’une période de cohabitation, comme en 1986-88, 1993-95 et surtout en 1997-2002, le Premier ministre reprend les rênes de la politique. Il redevient le chef de l’exécutif.
Ainsi, ce n’est pas la Constitution de 1958 qui est dangereuse. Certes, elle permet une double lecture : fait majoritaire (président fort) contre cohabitation (Premier ministre fort). Mais cette lecture se fait finalement contre le texte. Et rien n’interdit que demain, une pratique politique particulière fasse assentiment général, qu’une coutume constitutionnelle naisse contre la lettre de notre Constitution. Le procès intenté contre la Ve République paraît donc injuste. Elle n’est pas dangereuse, pas plus que toute autre Constitution. Le texte constitutionnel est un guide pour les gouvernants. Mais ceux-ci ont toujours la faculté de le détourner, sciemment ou non de son usage premier. C’est ainsi que va le droit : il n’est pas statique, mais s’adapte en permanence sous l’impulsion de ses assujettis.
Antoine FAYE
Pour en savoir plus
Sur la notion de démocratie
GICQUEL (J.), GICQUEL (J.-E.), Droit constitutionnel et institutions politiques, Montchrestien, Paris, 21e édition, 2007, p. 195-203.
TURPIN (D.), Droit constitutionnel, PUF, Paris, 2003, p. 189-242.
LAUVAUX (P.), Les grandes démocraties parlementaires, PUF, Paris, 2004.
Sur le président de la République
Les deux manuels précités.
FAVOREU (L.) et al., Droit constitutionnel, Dalloz, Paris, 12e édition, 2009.
LAUVAUX (P.), Destins du présidentialisme, PUF, Paris, 2002.
SCHNAPPER (D.), Une sociologue au Conseil constitutionnel, Gallimard, Paris, 2010.
Sur la responsabilité pénale du président de la République
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