Comme l’évoquait le vice-président du Conseil d’État, Jean Marc Sauvé, lors du dîner annuel de la Grande Loge de France, « [la] laïcité est une notion qu’il peut être périlleux de manier », une notion qui pourrait même « sentir la poudre » pour le juge administratif, tant le sujet peut devenir source de cristallisation des opinions au milieu d’une actualité troublée par les questions d’identité.
Néanmoins, en tant que gardien de la règle de droit et vecteur de son interprétation, le juge administratif ne peut se défiler et renoncer à définir une notion de plus en plus sollicitée dans les prétoires. Ce court article n’a pas pour ambition de tenter de réaliser une quelconque redéfinition juridique de la notion de laïcité, mais entend observer l’état de la jurisprudence administrative s’agissant de son application concernant les cantines scolaires.
I- Qu’entend-t-on par laïcité du service public ?
Il convient dès à présent d’indiquer que la confusion ne doit pas être de mise entre la liberté religieuse et le principe de laïcité : la première implique la possibilité d’exprimer et de pratiquer – aussi bien individuellement que collectivement – une croyance religieuse ; le second est intimement lié aux notions d’égalité et de neutralité, de telle manière qu’il prohibe l’intervention des pouvoirs publics dans la sphère religieuse et garantit une indifférenciation de reconnaissance par l’autorité publique des pratiques religieuses.
Cette distinction est de mise afin de considérer la laïcité pour ce qu’elle est, et de baliser son intervention en matière de gestion des services publics, en ce sens que les lois de fonctionnement des services publics tels que définies par Louis Rolland, et continuant de prévaloir aujourd’hui, n’impliquent en aucun cas un principe de respect de la liberté religieuse.
C’est en ce sens qu’il convient de rappeler que la laïcité du service public découle du principe de neutralité, lui-même déclinaison du principe d’égalité, posant qu’il est strictement interdit aux services publics de fonder leurs décisions sur l’appartenance politique, philosophique, religieuse (etc.) des usagers . Si l’expression de la neutralité et de la laïcité des pouvoirs publics présente des aspects biens différents à travers le monde, la tradition républicaine française se caractérise par une indifférence aux opinions religieuses et non comme un moyen de promouvoir la liberté religieuse.
D’autre part, l’égalité devant le fonctionnement d’un service public n’implique pas systématiquement un traitement identique des usagers ; le service doit traiter de la même manière les agents et les usagers qui sont dans la même situation devant le service .
Si bien qu’au regard de ces éléments définissant l’application du principe de laïcité dans un service public, il apparaît que le refus d’adapter les menus d’une cantine scolaire à des pratiques religieuses spécifiques ne constitue pas une atteinte à l’égalité entre les usagers. Le service public étant tenu de ne pas porter une atteinte délibérée à la liberté religieuse, il n’est en aucun cas obligé de s’adapter à des pratiques religieuses.
II- Le caractère facultatif des cantines scolaires, salut du juge administratif ?
Néanmoins, à la lecture de l’article 9 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés Fondamentales (CESDHLF), relatif à la liberté religieuse, disposant que chacun doit avoir la possibilité de « manifester sa religion (…) individuellement ou collectivement, en public ou en privé », l’on pourrait craindre que les verges de la tradition républicaine française ne soient tancées par les juges de Strasbourg. En effet, la conception laïciste de la CEDH se rattachant plus à la promotion de la libre expression des opinions religieuses qu’à une indifférence discrétionnaire de traitement, elle pourrait se montrer hostile à l’incapacité pour les élèves de poursuivre librement leur culte dans les cantines scolaires.
Toutefois, sans avoir encore été directement confrontée à cette question, la Cour EDH, dans un cas d’espèce analogue, a pu estimer que l’obligation de suivre des cours d’éducation sexuelle dans un établissement public n’entrait pas en contradiction avec la liberté religieuse dès lors que les élèves concernés pouvaient être scolarisés dans des établissements ne dispensant pas de tels cours . Ainsi, les pouvoirs publics ne permettant pas à des usagers de pratiquer les rites attachés à leurs croyances ne violent pas les dispositions de l’article 9 dès lors qu’ils permettent l’existence d’une alternative aux impossibilités ou obligations qu’ils imposent.
C’est bien cette logique que reprend désormais systématiquement le juge administratif confronté à la question de l’absence de menus de substitution dans les cantines scolaires – la dernière manifestation en date de cette position étant la décision du tribunal administratif de Cergy-Pontoise du 30 septembre 2015 .
En effet, la jurisprudence administrative a déjà pu affirmer à plusieurs reprises le caractère facultatif d’un service de restauration scolaire en indiquant que les usagers n’ont droit ni à sa création ni à son maintien. Par conséquent, le juge administratif admettait la possibilité d’une gestion souple de tels services (le plus souvent caractérisée par la modulation des tarifs).
Il en résulte qu’il ne s’agit pas d’un service incontournable, mais bien d’un service dont la gestion peut revêtir une certaine souplesse de fonctionnement. Néanmoins, cette flexibilité peut-elle induire un respect souple et variable des principes cardinaux des services publics ?
III- Quel régime pour les cantines scolaires ?
En application des éléments développés précédemment, le juge administratif a paradoxalement établi sa jurisprudence sur la question en refusant de sanctionner tant la présence de menus de substitution que leur interdiction, demeurant ainsi fidèle à la tradition d’indifférence républicaine en matière religieuse.
D’une part, par une décision du 1er octobre 1996, Mme Z. , le juge a clairement indiqué que le choix de mettre en place un menu de substitution appartient au pouvoir municipal, aucun texte législatif ne l’y obligeant – en ce sens qu’il s’agit avant tout autre chose d’un élément d’organisation des services communaux pour lequel le conseil municipal est compétent.
Toutefois, si l’absence de menus de substitution ne constitue pas une atteinte à la liberté religieuse, leur présence est-elle contradictoire avec le principe de laïcité du service public ?
Par une circulaire du 20 août 2011 du ministère de l’Intérieur, il a pu être précisé que « le fait de prévoir des menus en raison des pratiques confessionnelles ne constitue ni un droit pour les usagers, ni une obligation pour les collectivités », sans pour autant qu’il soit formulé d’interdiction de principe. Si bien que le juge n’a jamais sanctionné le service de menus de substitution, et considère par cette absence de sanction que de tels menus ne portent atteinte à aucune liberté ni à l’égalité des usagers. Il a même pu juger qu’une école faisant le choix de servir du poisson le vendredi respectait les principes du service dans la mesure où l’école ne se référait à aucun interdit alimentaire d’ordre religieux pour élaborer son menu .
Par conséquent, l’on peut logiquement déduire de tout cela que le seul motif de censure d’un menu, en considération du principe de laïcité du service public, découlerait d’une obligation incontournable pour tous les usagers d’une cantine scolaire de consommer un quelconque plat rituel. Pour l’heure cette situation ne s’est heureusement jamais produite.
Toujours est-il qu’au-delà de la seule question des cantines scolaires, la question de la (re)définition du principe de laïcité du service public dans une société française en pleine mutation se pose. Principe constitutionnel hérité de notre histoire récente, la laïcité est l’objet aujourd’hui de remises en cause dans ses fondements car confrontée aux profonds changements sociaux, politiques et culturels de la société française.
Devons-nous continuer à sacraliser la laïcité ou considérer que le pacte laïc est toujours en construction ? N’oublions pas que notre notion de laïcité à la française résulte du triomphe de la logique de conflit entre les deux France du XIXe siècle.
Ainsi, au-delà de la seule notion de neutralité dont découle aujourd’hui le principe de laïcité du service public, tant la doctrine que le législateur n’enrichiraient-ils pas l’état de notre droit en consacrant et en définissant une notion autonome, claire et renouvelée de la laïcité du service public ?
Geoffrey Delepierre
Étudiant en 5ème année parcours « Affaires Publiques » à Sciences Po Lille et en Master 2 « Droit public général et Contentieux public » à l’Université de Lille