L’obligation de motivation des revirements de jurisprudence

 


 

Par une décision du 30 août 2011 Boumaraf c. France (n° 32820/08), la CEDH a rappelé l’obligation de motiver les revirements de jurisprudence, et précisé les contours de la notion de jurisprudence « bien établie ».

 


 

Se sentant personnellement touché par des propos diffamatoires visant les harkis, un individu intente une action en réparation du préjudice subi. Il invoque devant la CEDH l’article 6 § 1 de la ConventionEDH, que la Cour de cassation aurait méconnu en opérant un revirement de jurisprudence de manière « injustifiée et arbitraire ».

 

En effet, contrairement à ce qu’elle avait considéré dans un arrêt antérieur, la Cour de cassation n’a pas qualifié les harkis de « groupe restreint » dans l’arrêt contesté par le requérant. Or seuls les membres d’un groupe « suffisamment restreint » disposent d’un droit individuel à demander réparation du préjudice causé lorsque le groupe est visé par des propos injurieux.

 

La CEDH affirme que les exigences de sécurité juridique et de protection de la confiance légitime des justiciables n’impliquent pas un droit acquis à une jurisprudence constante [1]. La Cour rappelle à cet égard qu’une évolution de la jurisprudence n’est pas en soi contraire à une bonne administration de la justice, dès lors que l’absence d’une approche dynamique et évolutive empêcherait tout changement ou amélioration [2]. De même, la Cour de cassation considère que « la sécurité juridique (…) ne saurait consacrer un droit acquis à une jurisprudence figée, l’évolution de la jurisprudence relevant de l’office du juge dans l’application du droit » [3].

 

Toutefois, la CEDH estime que lorsqu’existe une jurisprudence bien établie, la juridiction suprême a l’obligation de donner des raisons substantielles pour expliquer son revirement, sauf à violer les droits du justiciable d’obtenir une décision suffisamment motivée. Il n’y a revirement, et donc obligation de motivation, que lorsqu’il y a jurisprudence bien établie, qu’en l’espèce un arrêt antérieur isolé ne saurait à lui seul constituer. D’autant que les arrêts précédents concernant la notion de « groupe restreint » se caractérisaient par la diversité des solutions apportées faisant obstacle à l’existence d’une jurisprudence bien établie. Les exigences de l’article 6 § 1 sont satisfaites. Plus profondément, la méthodologie judiciaire et à travers elle les conceptions traditionnelles françaises sont en question.

 

juges

 

Conformément à la conception française de la séparation des pouvoirs imprégnée du légicentrisme hérité de la Révolution française et de la méfiance à l’égard de l’arbitraire des juges, ceux-ci ne peuvent prononcer par voie de disposition générale et réglementaire sur les causes qui leur sont soumises (art. 5 Code civ.). Il semble néanmoins qu’aient été prises la conscience et la mesure du rôle essentiel que les juges jouent dans la production des normes juridiques. Si les juges ont l’obligation de motiver leurs décisions, consacrer une obligation de motiver les revirements de jurisprudence signifie implicitement mais nécessairement que la jurisprudence bien établie d’une juridiction suprême fait corps avec la disposition sur laquelle porte la jurisprudence.

 

C’est surtout sur le caractère rétroactif des revirements de jurisprudence que s’est concentrée la doctrine [4] ; il s’agit ici de leur motivation. Cette obligation de motivation est-elle une exigence purement formelle à des fins explicatives, ou bien est-ce la véritable exigence d’une justification qui doit présider à un revirement ? Remise en cause de la forme des décisions de la Cour de cassation dont la motivation est parfois lapidaire ou réel encadrement du pouvoir juridictionnel appelé à assurer plus de stabilité ? La CEDH dégage des règles générales gouvernant et harmonisant l’activité des juges, afin de protéger le droit à un procès équitable, dépassant les différentes conceptions nationales traditionnelles, produites par l’histoire.

 

 

Blanche Balian

Master 1 Droit Economique
Sciences Po

Notes

 

[1] Unedic c. France, 18 décembre 2008, n° 20153/04

 

[2] Atanasovski c. « l’ex-République yougoslave de Macédoine », 14 janvier 2010, n° 36815/03

 

[3] Civ. 1ère, 21 mars 2000, n°98-11982

 

[4] Rapport sur les revirements de jurisprudence présidé par N. Molfessis, 2004

 

 

Pour en savoir plus

 

– Civ. 1ère, 21 mars 2000, RTD Civ. 2001.487

 

– Chron. J-F Flauss, AJDA 2009.872


 

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