L’interdiction de la reprise de l’entreprise en difficulté par le dirigeant et ses proches :
entre ombre et lumière
Il est sans doute banal d’énoncer que l’appauvrissement, la spoliation, et l’accaparement font le sel des procédures collectives et le pain quotidien des administrateurs et mandataires judiciaires. Certains attribuent au droit des entreprises en difficulté une mauvaise réputation, due, en partie, à certains dirigeants peu scrupuleux qui tentent parfois de profiter de la situation pour racheter, sous différentes formes, leur entreprise une fois celle-ci décimée.
A ce titre, l’article L. 642-3 du Code de commerce dispose que :
«… Ni le débiteur, ni les dirigeants de droit ou de fait de la personne morale en liquidation judiciaire, ni les parents ou alliés jusqu’au deuxième degré inclusivement de ces dirigeants ou du débiteur personne physique, ni les personnes ayant ou ayant eu la qualité de contrôleur au cours de la procédure ne sont admis, directement ou par personne interposée, à présenter une offre.
De même, il est fait interdiction à ces personnes d’acquérir, dans les cinq années suivant la cession, tout ou partie des biens dépendant de la liquidation, directement ou indirectement, ainsi que d’acquérir des parts ou titres de capital de toute société ayant dans son patrimoine, directement ou indirectement, tout ou partie de ces biens, ainsi que des valeurs mobilières donnant accès, dans le même délai, au capital de cette société… »[1].
On comprend aisément la raison de cette disposition qui est d’empêcher, dans le cadre d’une liquidation ou d’un redressement judiciaire, le débiteur de se libérer de son passif, en rachetant ou en faisant racheter ses actifs par des proches à vil prix.
Ce texte, qui prescrit et proscrit, a été modifié par la loi du 26 juillet 2005 et par l’ordonnance du 18 décembre 2008[2], participe de cette tendance initiée dés 1994, tendant à moraliser autant que faire se peut le droit des entreprises en difficulté.
Nous verrons que si cette interdiction semble précise et encadrée (1), le dispositif n’est pas sans poser certaines difficultés quant à son application pratique (2).
I. La clarté apparente des exigences relatives à l’identité du cessionnaire
Nous analyserons quelles sont les personnes visées par ce texte (a), avant d’étudier la sanction de la méconnaissance de cet article et ses incidences procédurales (b).
A. Le champ d’application du texte
Cette prohibition s’adresse non seulement au débiteur et à ses proches mais également aux personnes ayant ou ayant eu la qualité de contrôleur au sein de la procédure. Il a été observé par la doctrine que la position de contrôleur fait du créancier qui en bénéficie un « initié susceptible de mettre indûment à profit les informations qu’il détient »[3]. Par cette interdiction, la fonction n’a donc aucun attrait pour le créancier cherchant à réaliser une « bonne affaire ». Plus généralement, le texte prend le soin d’interdire également l’acquisition indirecte, via les titres de la société repreneuse des actifs du débiteur.
Ceci implique que durant les cinq premières années suivant la cession, le repreneur n’est pas autorisé à associer le dirigeant de la société cible à la structure qui reprend l’entreprise en difficulté.
Ceci étant, les tribunaux avaient déjà admis que la cession fut possible, nonobstant notamment des liens de parenté avec le débiteur, dès lors que cette solution était conforme aux intérêts de l’entreprise et de ses créanciers, et ne heurtait pas la morale[4] . Rappelons que c’est sur l’administrateur, ou le liquidateur, que repose l’analyse de la qualité de tiers et du caractère sérieux de l’offre[5] .
S’agissant des dérogations, le texte reprend tout d’abord une exception existante dans l’ancienne législation au profit des agriculteurs. Ensuite, l’article prévoit une exception qui nous apparaît particulièrement opportune consistant à autoriser «le tribunal, sur requête du ministère public » la cession à une personne qui n’a pas la qualité de tiers au sens de la loi. Cette exception exclut néanmoins les offres proposées par les contrôleurs à l’égard desquels l’interdiction d’acquérir est absolue.
B. Les sanctions et les aspects procéduraux
Les actes passés en violation des dispositions susvisées sont donc susceptibles d’être annulés. Le délai de prescription de l’action est de 3 ans à compter de la conclusion de l’acte. La demande appartient à tout intéressé ou au ministère public.
Le tribunal retient l’offre permettant d’assurer dans les meilleures conditions, le plus durablement possible l’emploi attaché à l’ensemble cédé[6] , le paiement des créanciers et qui, dans le même temps, présente les meilleures garanties d’exécution.
En outre, il convient de distinguer les différentes procédures, selon que l’on se situe en présence d’une cession d’entreprise ou d’une cession d’actifs isolés. Dans le premier cas, c’est au tribunal de statuer sur la demande du plan de cession. Dans le second, c’est au juge commissaire, qui statue par voie d’une ordonnance «spécialement motivée» après avoir recueilli notamment les «observations des contrôleurs»[7].
II. Les difficultés pratiques liées à l’application de ce texte
Les faits ayant toujours plus d’imagination que le droit, ce texte, dont on vient d’étudier les contours, demeure surprenant quant à sa capacité à ignorer certaines situations pourtant récurrentes en pratique, aussi bien dans les domaines relatifs aux petites et moyennes entreprises (a) que dans celui qui concerne des montages sociétaires plus élaborés (b).
A. La problématique liée à la cession d’actifs « intra-familiale »
Il nous semble regrettable que le législateur n’ait pas pris la peine d’établir la distinction entre l’acquisition d’actifs « au gré à gré » et celle qui se réalise sous forme d’enchères publiques.
Dans la première hypothèse, afin de protéger les créanciers, ou ce qu’il en reste, il apparait souhaitable d’interdire la vente des actifs aux dirigeants ou à ses proches pour éviter de voir le bien bradé.
Encore que le droit de surenchère d’un créancier inscrit, qui concerne tant les meubles[8] que les immeubles[9], mais également le fonds de commerce[10], est un gage de transparence et pourrait permettre, sous le contrôle du juge commissaire, d’écarter le risque de dissimulation d’une partie du prix.
En revanche, dans la seconde hypothèse, s’agissant de la vente aux enchères, rien ne justifie, à notre sens, pareille interdiction.
Alors que le code civil dispose que, « sous réserve des incapacités tenant aux fonctions[11] qu’elle exerce, toute personne peut se porter enchérisseur si elle justifie de garanties de paiement»[12], refuser aux parents, enfants de l’exploitant de se cotiser pour acheter, sur adjudication, l’immeuble de la société apparaît, sinon cruel du moins injustifié. Déjà marqué par les souffrances inhérentes à la liquidation, cette interdiction aggraverait inutilement la situation du débiteur et de sa famille.
Ces ventes transparentes font l’objet d’une publicité, et refuser la vente du bien aboutirait à une situation absurde où l’on se priverait de la situation la plus intéressante pour désintéresser les créanciers. Par cette législation, on récuse une chance d’obtenir le prix le plus élevé, ce qui apparait contraire au principe de la vente aux enchères[13].
On en est même à se demander, non sans malice, si cet article résisterait aux fourches caudines de la question prioritaire de constitutionnalité et si on trouverait un intérêt légitime à restreindre la libre disposition des biens qui inclut la liberté d’acquisition. Une telle atteinte pourrait sans doute être considérée comme disproportionnée et l’absence d’intérêt légitime à ces restrictions pourrait entrainer l’abrogation de cet article par les Sages de la rue Montpensier.
B. La problématique de la prise de participation indirecte par le dirigeant dans la société repreneuse
Nous avons vu que le dirigeant de la filiale ne peut présenter une offre pour récupérer les titres de cette dernière durant les cinq années suivant la cession. Il peut, en revanche, trouver un investisseur ayant créé une structure de reprise, dans laquelle le dirigeant est totalement absent. Ainsi, l’investisseur, souvent par le biais d’une « holding », rachète 100% des titres de la société cible.
La problématique va naître de la volonté de l’investisseur de maintenir certains dirigeants dans l’entreprise, et de les associer dans la structure d’acquisition afin de bénéficier de leur expérience et de leur connaissance de l’entreprise. Il s’agit d’une hypothèse que l’on rencontre fréquemment dans les montages LBO où l’actionnaire qui souhaite acquérir une entreprise ne souhaite pas être « aux commandes » de la société.
Mais alors, quid du sort de la société déjà constituée avec le dirigeant, où ce dernier détient ab initio une participation minoritaire dans la société ?
Il nous semble que cette hypothèse exclut l’application du texte qui interdit « à ces personnes d’acquérir, dans les cinq années suivant la cession, tout ou partie des biens dépendant de la liquidation, directement ou indirectement… ». La rédaction de cet article semble faire échouer l’application du dispositif dans le cadre d’une société préexistante à la cession. En conséquence, la nécessité d’une requête émanant du ministère public avalisant la cession par le tribunal n’est plus exigée.
Une fois ce constat dressé, trois observations peuvent être formulées.
D’abord, si le dirigeant n’est pas encore associé une fois le plan de cession proposé, le fait de lui interdire de participer, fût-ce indirectement, à la société qui réinjecte de l’argent frais est sans doute une des faiblesses du texte. Dans l’hypothèse où la gouvernance n’est en cause dans les difficultés de l’entreprise et que le dirigeant parvient à trouver un investisseur, il semble assez contre-productif d’interdire la participation du dirigeant au capital du nouvel actionnaire.
Ensuite, s’agissant de la possibilité sous-tendue par le texte de pouvoir associer le dirigeant dans le cas où la société aurait été constituée ab initio, on ne peut s’empêcher de penser que cela constituerait une inégalité injustifiée au regard de l’interdiction pour le dirigeant d’acquérir tout ou partie des biens de la société dans les cinq ans. La validité de ce montage peut être perçue comme une prime à la malice, et favorise les structures sociétaires préexistantes au mépris de l’esprit du texte.
Enfin, s’adossant justement sur la ratio legis, au mépris sans doute d’une interprétation stricte et rigoureuse, il est probable que la jurisprudence (qui n’a pas eu à trancher pareil litige) fustige l’opération et annule le plan de cession, ce qui entrainerait des conséquences désastreuses d’un point de vue économique et social.
En amont, le Procureur de la République peut également, lors de l’audience, refuser de concourir à la cession, soit en refusant d’établir une requête conforme, soit, si la société est préconstituée avec le dirigeant, par le biais d’observations qui peuvent « refroidir » le tribunal sur le choix du cessionnaire. Le ministère public peut être réticent, par son rôle et de par son tempérament naturel, à l’idée d’estampiller un montage ingénieux où se niche le dirigeant ou un de ses proches. L’opération ne doit évidemment pas consister à autoriser une structure fictive, dotée d’un « homme de paille », ni à effectuer des opérations télécommandées par un dirigeant indésirable.
Plusieurs solutions peuvent néanmoins être apportées pour combiner l’association de l’investisseur/dirigeant avec cet article L. 642-3 du Code de commerce.
En premier lieu, celle qui consiste à contracter une promesse unilatérale d’achat au bénéfice de l’investisseur d’une partie des parts sociales avec levée de l’option une fois écoulée la durée de 5 ans. Cette solution est toutefois fragile, d’abord parce que l’efficacité juridique qui lui est reconnue par la Cour de cassation est relative[14], ensuite parce qu’elle n’associe pas de manière véritablement effective le dirigeant, du moins durant les 5 premières années.
En second lieu, il existe la solution consistant à salarier le dirigeant de la société cible dans la société de l’investisseur dans la mesure où les éléments essentiels du contrat de travail seraient réunis (lien de subordination, travail effectif et rémunération). Cette hypothèse présente cependant un double inconvénient : le lien de subordination ainsi que le travail effectif du dirigeant devront être réels et il sera nécessaire que le dirigeant accepte cette forme de soumission à l’actionnaire de la société.
En troisième lieu, constituer une société dont l’investisseur détient la majorité des titres, en associant l’ancien dirigeant minoritairement nous apparaît possible, comme nous l’avons fait remarquer précédemment. Signalons qu’en pareil cas, si la société a été constituée pour reprendre une entreprise en difficulté, elle bénéficie d’un régime fiscal de faveur correspondant à une exonération d’impôts sur les sociétés durant 24 mois sous réserve de remplir certaines conditions fixées à l’article 44 septies du CGI.
Pour conclure, signalons que si le montage consistant à mettre « un homme de paille » dans la société a le mérite de ne pas alerter les organes de la procédure sur l’intention du dirigeant, cette situation peut néanmoins avoir des conséquences fâcheuses. Les juridictions pourront notamment prononcer la fictivité de la société, rechercher la responsabilité du gérant de fait, et annuler les actes passés en méconnaissance de l’article L642-3 du Code de commerce.
Si cette solution n’est pas recommandable, c’est une issue dans laquelle s’engouffrent souvent les dirigeants et les investisseurs, au mépris d’une législation moralisatrice, et sans aucun doute perfectible.
Notes
[1] En outre, elles sont désormais également applicables aux cessions isolées de tous les actifs du débiteur (C. com., art. L. 642-20) [2] L’article L. 642-3 clarifié par une meilleure détermination de l’objet de l’interdiction d’acquérir : article 111 de l’ordonnance de 2008 [3] M. Jockey, Le nouveau personnage du contrôleur, Le nouveau droit des défaillances d’entreprises : Dalloz, 1995, p. 131 [4] CA Metz, 23 septembre 1992, Dalloz 1996, somm. 3, obs. F. Derrida. [5] C. com., art. L. 642-4 [6] C. com., art. L. 642-5. [7] R. 642-37-2 du C.com [8] CA Paris, 28 nov. 1997 : D. Affaires 1998, p. 138, note M.D. et P.P. ; Cass. com., 20 oct. 1998, Bull. civ. IV, n° 248, p. 206 ; D. Affaires 1998, p. 1946, note M.D. ; pour l’admission de la surenchère du dixième pour les créanciers inscrits par application de l’article 23 de la loi de 1909 [9] Cass. 3e civ., 17 janv. 2007, n° 05-17.695 : JCP E 2007, 1450, n° 4, obs. M. Cabrillac ; D. 2007, p. 379 [10] Rakotovahiny, Le « clair-obscur » de la vente de gré à gré d’un fonds de commerce dans le cadre d’une liquidation judiciaire : D. 2000, Cah. dr. aff., p. 51. – Rakotovahiny, Le « clair-obscur » de la vente de gré à gré d’un fonds de commerce dans le cadre d’une liquidation judiciaire : D. 2000, Cah. dr. aff., p. 51. [11] Les proches n’exercent aucune fonction [12] article 2205 du Code civil [13] F. Pérochon et R. Bonhomme, Entreprises en difficulté. Instruments de crédit et de paiement : LGDJ, 8e éd. 2009, n° 433 [14] En ce sens, D. Mazeaud, Faut-il désespérer des promesses unilatérales de contrat ? Bull. Joly Sociétés, septembre 2011 n° 9, P. 652 |