L'influence de la Cour Européenne des Droits de l'homme face à la résistance de la Russie

 


 

« L’application de la Conv. EDH est incontestablement un des éléments des plus significatifs de l’évolution de la Russie ». La Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales dite Conv. EDH a été signée à Rome le 4 novembre 1950. Il s’agissait alors, selon la conception de Jean Monnet, de mettre en place une organisation permettant à l’homme de ne pas oublier son histoire, une sorte de mémoire institutionnalisée de nature à lutter contre l’amnésie de l’humanité et d’éviter que les atrocités de la seconde guerre mondiale ne se reproduisent. Pierre-Henri Teitgen considérait qu’« il ne s’agi(ssait) pas diminuer la souveraineté d’un Etat par rapport à un autre Etat, il s’agi(ssait) de limiter la souveraineté de l’Etat du coté du droit et dans ce sens, toutes les limites sont permises ».

 


 

Le préambule du statut déclare l’attachement des États signataires à des principes sur « lesquels se fonde toute démocratie véritable », l’organisation visant à établir un espace de Paix et de liberté en Europe. Cependant, l’élargissement du Conseil de l’Europe s’est réalisé au bénéfice d’États qui sont dans l’incapacité de respecter les droits fondamentaux, ce qui marque un abaissement des standards du Conseil de l’Europe et cela porte une atteinte corrélative à la crédibilité de la Cour européenne.

 

À cet égard, un Etat attire l’attention : la Fédération de Russie a ratifié la convention le 5 mai 1998 dans une perspective de pragmatisme géopolitique et de progression démocratique. Au 31 décembre 2010, elle avait fait l’objet de 1 019 décisions de condamnation constatant au moins une violation sur les 40 925 requêtes formées depuis la ratification du traité. Au 31 mars 2011, 28,1 % des affaires pendantes concernait la Russie.

 

Face à une sollicitation démesurée de la Cour européenne et à des condamnations répétées de la Russie, il convient de s’interroger sur l’autorité des décisions de la Cour afin d’en mesurer les effets sur l’ordre juridique russe. L’activisme juridictionnel se traduit-il par une amélioration des droits de l’homme en Russie ? L’effectivité de la Cour EDH dépend de la force qui est attachée aux arrêts qu’elle rend, et bien que cette force juridique soit relative (I), ils ne sont pas pour autant dénués de toute portée politique (II).

 

I – Une effectivité processuelle


En application de l’article 41 Conv. EDH, la Cour rend donc des arrêts à caractère déclaratoire et des arrêts de type compensatoire. L’article 46 stipule que « les Hautes Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties ». Ratione personae, la force de chose jugée restreint les effets d’un arrêt aux parties au litige. L’autorité de la décision revêt donc, par elle-même, une effectivité processuelle : lorsque des dispositions sont violées (A) la Cour EDH condamne l’Etat en cause, celui-ci ayant l’obligation d’exécuter le jugement (B).

 

A – La violation des dispositions conventionnelles


À la fin de l’année 2008, la Cour avait rendu 643 jugements contre la Russie, concluant à des violations, notamment, du droit à la vie (art. 2), du droit à un procès équitable (art. 6), de l’interdiction de la torture et des traitements inhumains ou dégradants (art. 3), du droit à la liberté et la sécurité de la personne (art. 5).

 

Les atteintes au droit à la vie – L’article 2 de la Conv. EDH dispose que « le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi ». Dans les affaires Issaïeva, Youssoupova, Barzaïva [1], l’une des requérantes a été blessée et ses deux enfants tués lors du bombardement par les avions militaires russes en 1999. La Cour rappelle alors que l’usage de la force légale ne doit pas être excessif [2].

 

Relativement aux événements de Tchétchénie, un arrêt a condamné la Russie à l’unanimité pour violation des articles 2, 3 et 13 de la Conv. EDH[3]. Cette condamnation s’ajoute à une série d’arrêts dans lesquels la Cour a condamné la Russie pour ses exactions militaires perpétrées afin d’étouffer les prétentions séparatistes caucasiennes[4]. La Cour EDH « a en effet sauvé l’honneur de l’Europe politique, étonnamment et scandaleusement discrète sur cette tragédie humanitaire mettant aux prises les soldats d’un nouvel Etat membre du Conseil de l’Europe »[5].

 

Les atteintes à la dignité humaine – La Russie est régulièrement condamnée sur le fondement de l’article 5 de la Conv. EDH qui impose à l’État de s’assurer que tout prisonnier est détenu dans des conditions qui sont compatibles avec le respect de la dignité humaine[6].

 

                                                                                                      

Russie

 

Les atteintes au droit à la liberté et à la sûreté – La Cour EDH, en application de l’article 5 qui prévoit le principe du droit à la liberté et à la sûreté, n’admet qu’ « un certain délai » dans l’exécution d’une décision de remise en liberté. Elle a ainsi jugé excessif un délai de remise en liberté de trois jours[7].

 

La Cour EDH a consacré un droit à l’exécution forcée des décisions de justice interne dans un arrêt Hornsby c. Grèce du 19 mars 1997 dans lequel elle décide que « l’exécution d’un jugement (…) doit être considérée comme faisant partie intégrante du « procès » au sens de l’art. 6 Conv. EDH ».

 

La Russie est régulièrement condamnée pour violation des articles 6 et 13 de la Conv. EDH. À cet égard, un ressortissant russe, qui avait participé aux opérations d’urgence sur la centrale de Tchernobyl le 1er octobre 1986, s’était vu reconnaître en justice le droit au paiement de prestations sociales qui n’ont jamais été octroyées[8].

 

B – L’exécution des décisions juridictionnelles

 

La Russie a l’obligation d’exécuter les arrêts de la Cour EDH. Le ministre russe de la Justice, Alexandre Konovalov, a déclaré en 2010 que « Tant que nous serons membres du Conseil de l’Europe et signataires de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme, nous devrons appliquer les arrêts de la Cour de Strasbourg ». La Cour EDH a ainsi condamné la Russie pour ne pas avoir exécuté, pendant trois ans, un jugement accordant une indemnisation à un requérant[9].

 

Selon M. Kovler, juge russe à la Cour EDH, deux obstacles empêchent l’exécution des arrêts, « d’une part, la Cour n’a pas le droit de s’ingérer dans les affaires intérieures des Etats, mais d’autre part, elle doit se montrer plus énergique pour faire en sorte que ses décisions soient appliquées ».

 

L’exécution des arrêts condamnant un Etat fait l’objet d’une procédure de surveillance confiée au Comité des ministres. Il s’était heurté à certains États récalcitrants, comme à l’occasion de l’affaire Ilascu c. Russie et Moldavie du 8 juillet 2004, « or face à une impasse politique devant le Comité des ministres, le Protocole n° 14 n’imagine rien de mieux qu’un renvoi devant la Cour »[10]. Le Comité des ministres n’a pas jugé nécessaire de déclencher une procédure de suspension du droit de vote à l’encontre de la Russie au regard des opérations militaires menées par cette dernière en Tchétchénie[11].

 

La Cour EDH condamne les Etats contrevenant aux dispositions de la convention. Les arrêts de condamnation, revêtus de l’efficacité processuelle et d’une force juridique suffisante, sont en mesure de percer ou forcer la souveraineté législative de l’Etat succombant. Celui-ci aura donc naturellement tendance à réformer son droit, cause de la violation ; cela manifeste de l’effectivité substantielle des arrêts de la Cour.

 

 

CEDH

 

II – Une effectivité substantielle


Dans son arrêt Marckx, la Cour rappelle le principe selon lequel « sa décision […] ne saurait annuler ou abroger par elle-même les dispositions litigieuses : déclaratoire pour l’essentiel, elle laisse à l’Etat le choix des moyens à utiliser dans son ordre juridique interne pour s’acquitter de l’obligation qui découle pour lui de l’article 53 (aujourd’hui, art. 46) »[12].

 

Il ne faut pas en déduire que les décisions de la Cour EDH sont dépourvues d’influence sur l’ordre juridique des Etats membres ; au contraire, l’Etat voit son droit bouleversé par un double mouvement d’intégration des dispositions conventionnelles (A) et de réception de l’interprétation qui en est faite par la Cour EDH (B).

 

A – La réception des dispositions conventionnelles

 

La Conv. EDH est un traité international qui, lorsqu’il est ratifié, vient enrichir le droit de l’Etat signataire lequel intègre ipso jure les dispositions en cause. Mais l’originalité du Conseil de l’Europe réside dans la mise en place d’une juridiction internationale sanctionnant les violations du traité, ce qui conduit incidemment à une réformation du droit national.

L’intégration du droit conventionnel – L’effet substantiel le plus direct réside dans l’intégration de l’entier dispositif conventionnel dans l’ordonnancement juridique russe. « La Cour constitutionnelle russe utilise très souvent la convention comme instrument d’interprétation du contenu des lois constitutionnelles russes, les principes véhiculés par la convention servent ainsi de référence »[13].

 

Mais au-delà de cette inspiration intellectuelle, les tribunaux russes appliquent purement et simplement les dispositions de la Conv. EDH, ce qui ajoute à l’ordre juridique russe les acquis démocratiques. La Cour Constitutionnelle de Russie a par exemple directement fait référence à l’arrêt Kokkinakis c. Grèce de la Cour EDH du 25 mai 1993 dans une décision relative à la liberté de religion[14].

 

La réformation du droit interne – Concernant la non-exécution des décisions de justice définitives, dans l’affaire Nagovitsyn et Nalgiyev[15], la Cour EDH a rappelé que les autorités russes étaient tenues d’engager les réformes nécessaires de façon à assurer l’exécution des décisions de justice internes dans un délai raisonnable.

 

La Russie, condamnée par la Cour sur le fondement de l’article 3 de la convention en raison des conditions de détention[16], a, depuis lors, adopté des mesures reformant le Code Pénal et le Code de Procédure Pénale.

 

La Cour EDH a jugé que la Fédération de Russie devait mettre en place, avant le 4 novembre 2009, une voie de recours garantissant une réparation effective des violations de la Cour EDH. La loi relative à « la réparation des violations du droit à un procès ou du droit à l’exécution d’une décision de justice interne dans un délai raisonnable » est entrée en vigueur le 4 mai 2010. Elle prévoit la possibilité d’une indemnisation en cas de procédure d’une durée excessive.

 

À l’instar de ces accomplissements législatifs, il faut également faire mention, selon la Russie, de progrès accomplis par suite de l’adoption d’un moratoire sur la peine de mort et d’une loi qui transfère les maisons d’arrêt et les prisons à la compétence du ministère de la justice.

 

B – La réception de l’interprétation juridictionnelle

 

Enfin, l’efficacité substantielle se traduit également par la prise en compte, par les juridictions russes de la jurisprudence de la Cour EDH. Les juridictions internes prennent en compte les décisions de la Cour depuis le début des années 1990, au besoin en revenant sur leur propre jurisprudence[17] tout en marquant une résistance à l’égard d’une autorité de la chose interprétée.

 

L’influence de la Cour EDH se manifeste donc de manière indubitable dans l’évolution du droit russe, cependant, de sérieux problèmes restent toujours en suspend et le processus de démocratisation est loin d’être abouti. En effet, « le respect des libertés et des droits humains fondamentaux, en particulier dans le domaine des libertés politiques, a considérablement diminué en Russie au cours de ces dernières années »[18]. À cet égard, le conflit en Tchétchénie et la peine de mort constituent deux obstacles majeurs à l’épanouissement démocratique de cet Etat. De plus, l’élection de Vladimir Poutine s’est traduite par des réformes qui ont accru la concentration des pouvoirs au bénéfice du président.

 

Alors que les rapports du Conseil de l’Europe mettent en évidence les carences démocratiques et le non-respect des droits fondamentaux, la « régression démocratique »14 n’est pas ressentie par la population qui estime vivre une nette amélioration de ses conditions de vie.

 

 

Antoine Guillemot

 

 

Notes

 

[1] CEDH, 24 février 2005, Issaïeva, Youssoupova et Bazaïeva

 

[2] RFDA 2006, p. 321, note de Henri Labayle, Frédéric Sudre, Chaire Jean Monnet

 

[3] CEDH, 26 juillet 2007, Moussaïev et autres c/ Russie

 

[4] CEDH, 5 févr. 2009, Idalova et Idalov c/ Russie

 

[5] Revue de science criminelle 2008 p. 140, note de Jean-Pierre Marguénaud et de Damien Roets

 

[6] CEDH, 1er juin 2006, Mamedova c/ Russie

 

[7] CEDH, 26 févr. 2009, Eminbeïli c/ Russie

 

[8] CEDH, 7 mai 2002, Bourdov c/ Russie

 

[9] CEDH, 23 octobre 2003, Timofeyev c/ Russie

 

[10] JCP G  n°23, 7 juin 2010, note de Emmanuel Decaux « L’entrée en vigueur du protocole n°14 de la Conv. EDH Too late and too little »

 

[11] JurisClasseur Europe Traité ; Fasc. 6500

 

[12] CEDH, 13 juin 1979, Marckx c/ Belgique

 

[13] RNV n°15, note de Jean-Pierre Massias « la Russie et le conseil de l’Europe : Dix ans pour rien ? »

 

[14] Cour Constitutionnelle de Russie, 23 novembre 2003

 

[15] CEDH, 23 septembre 2010, Nagovitsyn et Nalgiyev

 

[16] Kalachnikov c/ Russie » du 15 juillet 2002

 

[17] CE, 19 avril 1991, Belgacem

 

[18] Conseil de l’Europe Assemblée parlementaire, compte-rendu des débats

 

Pour en savoir plus

 

http://www.echr.coe.int/echr/

 


 

 

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