A l’occasion de l’examen de l’article 1er de la loi sur la sécurisation de l’emploi, le Conseil constitutionnel a déclaré inconstitutionnel l’article L. 912-1 du Code de la sécurité sociale sur le fondement d’une atteinte à la liberté contractuelle et à la liberté d’entreprendre.
La loi sur la sécurisation de l’emploi visait notamment à améliorer la couverture des frais de santé des salariés en généralisant la couverture complémentaire collective obligatoire. Son article 1er devait modifier l’article L. 912-1 du Code de la sécurité sociale, lequel permettait les clauses de désignation – clauses par lesquelles les partenaires sociaux pouvaient désigner les organismes assureurs auxquels les entreprises devaient adhérer dans le cadre d’une mutualisation des risques prévue par un accord collectif –, et les clauses de migration – clauses imposant la même adhésion alors que l’entreprise avait déjà adhéré à un autre organisme pour garantir les mêmes risques avant l’application du nouvel accord collectif. Dans le cadres de ces clauses, les partenaires sociaux pouvaient non seulement désigner l’assureur mais aussi fixer « dans quelles conditions et selon quelle périodicité les modalités d’organisation de la mutualisation des risques peuvent être réexaminées », autrement dit imposer le contenu du contrat entre les entreprises et leur assureur.
Si le raisonnement du conseil ne surprend pas, considérant l’atteinte manifeste portée à la liberté contractuelle que comportait cet article depuis 1994 (I), cette décision du 13 juin 2013[1] se distingue toutefois par le caractère inédit de son fondement : la protection de la liberté contractuelle (II).
I. La censure des clauses de désignation et de migration
Le Conseil constitutionnel rappelle tout d’abord qu’ « il est loisible au législateur d’apporter à la liberté d’entreprendre et à la liberté contractuelle (…) des limitations liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par l’intérêt général, à la condition qu’il n’en résulte pas d’atteintes disproportionnées au regard de l’objectif poursuivi. »
Le Conseil reconnait que la première condition tenant au but d’intérêt général est remplie par le fait que par l’article L. 972-1, le législateur « a entendu faciliter l’accès de toutes les entreprises d’une même branche à une protection complémentaire et assurer régime de mutualisation des risques (…) »
Cependant, le Conseil pose que « si le législateur peut porter atteinte à la liberté d’entreprendre et à la liberté contractuelle dans un but de mutualisation des risques, notamment en prévoyant que soit recommandé au niveau de la branche un seul organisme de prévoyance proposant un contrat de référence (…) ou en offrant la possibilité que soient désignés au niveau de la branche plusieurs organismes de prévoyance proposant au moins de tels contrats de référence, il ne saurait porter à ces libertés une atteinte d’une nature telle que l’entreprise soit liée avec un co-contractant déjà désigné par un contrat, négocié au niveau de la branche et au contenu totalement prédéfini ».
En bref, la seconde condition permettant la limitation de la liberté d’entreprendre et de la liberté contractuelle, à savoir l’absence d’atteinte disproportionnée au regard de l’objectif poursuivi, n’est pas remplie. C’est une question de dosage : proposer oui, imposer sans possibilité de négociation non !
En conséquence, les dispositions du 1er alinéa de l’article L. 912-1 du code de la sécurité sociale méconnaissent la liberté contractuelle et la liberté d’entreprendre et doivent être déclarées inconstitutionnelles.
Suivant la même logique et sur les mêmes fondements, le 2e alinéa de cet article, autorisant les clauses de migration, est également déclaré inconstitutionnel. Si le but est louable car d’intérêt général, l’atteinte à la liberté d’entreprendre et à la liberté contractuelle est excessive.
Le Conseil constitutionnel précise enfin que cette déclaration d’inconstitutionnalité prend effet immédiatement (à la publication de la décision), exception faite du cas des contrats en cours qui auraient été passés sur le fondement de l’article L. 912-1. Ceci revient à laisser ainsi perdurer jusqu’à leur terme quelques contrats qui encourraient la nullité s’ils avaient été conclus après cette décision, mais de ce fait le Conseil assure une nécessaire sécurité juridique.
II. Un fondement inédit : la liberté contractuelle stricto sensu
Est ici sanctionnée une méconnaissance de la liberté contractuelle découlant de l’article 4 de la Déclaration de 1789. C’est bel et bien la première fois que la Conseil constitutionnel censure un article pour atteinte disproportionnée à la liberté contractuelle au sens de liberté de choisir son cocontractant et de déterminer le contenu du contrat. En effet, jusqu’à la présente décision, quand le Conseil avait prononcé l’inconstitutionnalité d’un texte pour atteinte à la liberté contractuelle, le véritable fondement était en fait celui de la force obligatoire des contrats (DC 7 août 2008, n° 2008-568). Cette décision du 13 juin 2013 met donc en exergue et donne tout son sens à la valeur constitutionnelle de la protection de la liberté contractuelle. Le Professeur Ghestin[2] parle même d’une « consécration » de la valeur constitutionnelle de la liberté contractuelle stricto sensu. En ce sens, nous pouvons d’ailleurs noter que la méconnaissance de la liberté contractuelle et de la liberté d’entreprendre par le second alinéa de l’article L. 912-1 est affirmée par le « sans qu’il soit besoin d’examiner le grief tiré de l’atteinte aux conventions légalement conclues ».
Il semble important néanmoins de nuancer la portée de cette décision comme le préconise le Professeur Pérès, et ce, pour deux raisons.
Premièrement, l’atteinte portée ici à la liberté contractuelle était particulièrement flagrante et en conséquence le prononcé de l’inconstitutionnalité sur ce fondement assez inévitable.
Secondement, la liberté contractuelle, si elle semble être la cause principale de cette décision, n’en est pas l’unique fondement. En effet, la censure se base également sur une atteinte à la liberté d’entreprendre. Ainsi pourrait-on penser que « la liberté contractuelle ne semble pas véritablement protégée pour elle-même [3]».
La présente décision va dans le sens de l’avis de l’Autorité de la concurrence du 29 mars 2013[4] qui avait préconisé que les accords visés par l’article L. 912-1 du Code de la sécurité sociale n’emportent pas la désignation d’un organisme assureur unique. Par l’intermédiaire de la protection la liberté d’entreprendre, le Conseil constitutionnel s’impose en protecteur de la libre concurrence. Ce dernier point est d’autant plus intéressant et remarquable que les clauses de désignation et de migration n’avaient pourtant pas été reconnues contraires au droit de la concurrence par la Cour de Justice de l’Union Européenne, dans un arrêt du 3 mars 2011[5], repris par la Cour de Cassation le 21 novembre 2012[6].
En conclusion, le Conseil constitutionnel vient parachever les débats entourant l’article L. 912-1 du Code de la sécurité sociale en invalidant les clauses de désignation et de migration. Ce faisant, il consolide d’une part la liberté contractuelle en tant que principe à valeur constitutionnelle et se pose d’autre part en gardien de la libre concurrence.
Pauline RICHARD
Pour en savoir plus :
– Cons. const., 13 juin 2013, n° 2013-672 DC
– C. PERES, La liberté contractuelle et le Conseil constitutionnel, Revue des contrats, 1er oct. 2013 n° 4, p. 1285
– J. GHESTIN, La consécration de la valeur constitutionnelle de la liberté contractuelle, La Semaine Juridique Edition Générale n° 37, 9 Septembre 2013, 929
– M. HALLOPEAU, Prévoyance d’entreprise : la fin des désignations d’organismes assureurs, 19/06/2013, http://www.fidal-avocats-leblog.fr
[1] Cons. const., 13 juin 2013, n° 2013-672 DC
[2] J. GHESTIN, La consécration de la valeur constitutionnelle de la liberté contractuelle, La Semaine Juridique Edition Générale n° 37, 9 Septembre 2013, 929
[3] C. PERES, La liberté contractuelle et le Conseil constitutionnel, Revue des contrats, 1er oct. 2013 n° 4, p. 1285
[4] Avis de l’Autorité de la concurrence n°13-A-11 du 29 mars 2013 relatif aux effets sur la concurrence de la généralisation de la couverture complémentaire collective des salariés en matière de prévoyance
[5] CJUE 3 mars 2011, aff. C 437/09, AG2R Prévoyance c/Beaudout Père et fils SARL
[6] Cass. Soc. 21 nov. 2012, nos 10-21254, 10-21255, 10-21256, 10-21257