Le Conseil constitutionnel, le 22 mai 2015, a statué sur trois points clés de la loi Thévenoud contestés par le géant américain Uber. Si un bilan s’impose à l’heure où chacun revendique la victoire, la Commission européenne doit encore se prononcer.
Fin juin, quelques grandes villes ont été le théâtre d’une chasse aux Uber. Après avoir défendu leur monopole, les taxis dénoncent la concurrence déloyale de la société américaine.
C’est contre le décret d’application de la loi du 1er octobre 2014, relative aux taxis et aux voitures de transport avec chauffeur (VTC), que la société Uber a formé un référé-suspension, à l’occasion duquel elle a soulevé une question prioritaire de constitutionnalité. Par un arrêt du 3 avril 2015, la question présentant un caractère sérieux, le Conseil d’État a accepté de la transmettre au Conseil constitutionnel. Il revient donc à ce dernier de contrôler la conformité des articles L. 3120-2, L. 3122-2 et L. 3122-9 du code des transports aux droits et libertés que la Constitution garantit, principalement au principe d’égalité et à la liberté d’entreprendre.
1. Deux marchés perturbés par l’apparition de la maraude électronique
Les Sages rappellent que le législateur, « poursuivant des objectifs d’ordre public, notamment de police de la circulation et du stationnement sur la voie publique », a encadré l’exercice de l’activité de transport de personnes à titre onéreux. Pour ce faire, il a distingué l’activité consistant à stationner et à circuler sur la voie publique en quête de clients en vue de leur transport (marché de la maraude), qui ne peut être exercée que par les taxis (monopole légal), de l’activité de transport individuel de personnes sur réservation préalable (marché de la réservation préalable), ouverte tant aux taxis qu’aux VTC (secteur concurrentiel).
Le monopole légal accordé aux taxis, qui concerne le seul marché de la maraude et répond à des objectifs d’ordre public – en ce sens qu’il doit permettre d’assurer la sécurité des clients –, a bien failli disparaître avec le développement de la maraude électronique. Grâce aux nouvelles technologies, les exploitants de VTC ont en effet la possibilité, par l’intermédiaire d’une application et grâce aux dispositifs de géolocalisation désormais présents sur tous les mobiles, d’indiquer à leurs clients la disponibilité et la localisation des véhicules. Cette pratique, qui porte donc atteinte au monopole légal des taxis, a suscité une réponse législative visant à l’interdire.
Le Conseil constitutionnel, après avoir rappelé l’existence des deux marchés distincts, estime que l’interdiction faite aux VTC d’informer à la fois de leur localisation et de leur disponibilité, parce qu’elle vise à préserver le monopole légal des taxis, poursuit des objectifs d’ordre public. Il reste que le critère retenu par le législateur pour distinguer les deux marchés, à savoir la réservation, n’apparaît pas forcément pertinent et adapté aux nouvelles technologies ; il semble en effet en décalage avec les possibilités offertes par le digital et le modèle économique des opérateurs évoluant sur le secteur global du transport de particuliers. Le Conseil constitutionnel, dont l’analyse est guidée par la volonté de concilier liberté et objectifs d’ordre public, doit pourtant s’en accommoder.
2. Une protection relative de la liberté d’entreprendre
Tout d’abord, le Conseil constitutionnel rappelle que la liberté d’entreprendre, fondée sur l’article 4 de la Déclaration de 1789, est au nombre des normes invocables sur le fondement de l’article 61-1 de la Constitution [1]. Cette liberté n’étant ni générale ni absolue, elle peut être limitée par des restrictions fondées sur des exigences constitutionnelles ou sur un motif d’intérêt général. En l’espèce, le législateur s’est fondé sur les deux types de considération.
Concernant l’atteinte à la liberté d’entreprendre fondée sur un motif d’intérêt général, le juge exige traditionnellement que ce dernier soit « en lien direct avec l’objectif poursuivi ». Or, en l’espèce, l’article L. 3122-2 pose l’interdiction pour les VTC de recourir à une tarification kilométrique ou horokilométrique, le prix devant être fixé au moment de la réservation préalable. Si le législateur s’est fondé sur la protection des consommateurs, cette mesure visant à éviter la confusion entre les exploitants de taxis et les conducteurs de VTC, le Conseil constitutionnel relève l’absence de lien direct avec l’objectif poursuivi et déclare inconstitutionnel ledit article.
Concernant l’atteinte à la liberté d’entreprendre fondée sur une exigence constitutionnelle, le législateur a entendu, à propos de l’adoption des articles L. 3122-9 et L. 3120-2, concilier la liberté d’entreprendre et le maintien de l’ordre public reconnu comme un objectif de valeur constitutionnelle [2]. Si le Conseil se livre à un contrôle de proportionnalité [3], et non plus de la dénaturation [4], force est de constater que les considérations d’ordre public l’emportent souvent sur la liberté d’entreprendre.
Le législateur, par l’article L. 3120-2, a considéré que le fait que les VTC puissent informer de leur localisation et de leur disponibilité avait pour effet de porter atteinte à l’exercice de l’activité « légalement réservée » aux seuls taxis. Or, les Sages estiment qu’ « eu égard, d’une part, à la portée limitée de l’interdiction […] et, d’autre part, à l’objectif qu’il s’est assigné, le législateur n’a pas porté une atteinte manifestement disproportionnée à la liberté d’entreprendre ». La portée limitée de la mesure résulte du fait que l’interdiction d’informer le client de la localisation et de la disponibilité n’est aucunement générale. En effet, le législateur a seulement entendu limiter le cumul des deux informations susvisées quand les véhicules se trouvent sur une voie ouverte à la circulation publique. Au contraire, l’interdiction n’a pas vocation à s’appliquer en dehors de cette hypothèse. De plus, la loi n’interdit aucunement d’informer le client du temps d’attente entre sa réservation et l’arrivée du véhicule. Par ailleurs, le Conseil invoque l’objectif que le législateur « s’est assigné », à savoir celui d’assurer la « police de la circulation et du stationnement sur la voie publique », objectif d’ordre public justifiant l’existence du « monopole légal des taxis ». Une telle appréciation n’apparaît guère novatrice, la chambre criminelle ayant estimé, à propos du monopole des tabacs [5], qu’il n’existait pas d’atteinte manifestement disproportionnée à la liberté du commerce et de l’industrie, la marchandise en cause étant encadrée « au regard des enjeux d’ordre public ».
Le Conseil constitutionnel estime enfin que l’obligation faite aux VTC de retourner, entre chaque prestation, soit au lieu d’établissement, soit dans un lieu de stationnement en dehors de la chaussée (article L. 3122-9), constitue certes une limitation à la liberté d’entreprendre, puisqu’elle multiplie les risques de trajet à vide pour les exploitants de VTC, mais est justifiée par les mêmes objectifs d’ordre public.
3. Une différence de traitement justifiée par des objectifs d’ordre public
Le Conseil constitutionnel commence par rappeler sa définition du principe d’égalité [6], fondé sur l’article 6 de la Déclaration de 1789, selon laquelle une différence de traitement peut être justifiée soit par une différence de situation, soit par des raisons d’intérêt général – il parle alors de dérogation au principe –, pourvu que dans l’un et l’autre cas elle soit en rapport direct avec l’objet de la loi qui l’établit. Puis il affirme que, s’il existe une identité de situation, sur le marché de la réservation préalable, entre les exploitants de taxis situés dans le ressort de leur autorisation de stationnement et les exploitants de VTC, la différence de traitement instaurée par l’article L. 3120-2, qui interdit la maraude électronique, est bien « justifiée par des objectifs d’ordre public ». Quant aux dispositions relatives à l’obligation de retour à la base, elles sont également conformes à la Constitution, mais sous réserve que les exploitants de taxis y soient soumis lorsqu’ils ne circulent pas dans le ressort de leur autorisation.
Cette solution est contestable. Les Sages auraient en effet pu considérer que, compte tenu des contraintes imposées aux taxis, sans équivalent dans les nouvelles obligations mises à la charge des VTC, il existe, même sur le marché de la réservation préalable, une différence de situation entre ces professionnels. Se pose alors la question d’une dérèglementation de l’activité de taxi, pour une pleine soumission à la concurrence, question d’actualité dont la réponse devra prendre en compte les impératifs qui s’attachent à la sécurité des clients.
Juliette Rollin
Pour en savoir + :
-Site conseil-constitutionnel.fr > Décision n° 2015-468/469/472 QPC du 22 mai 2015 > Commentaire (document PDF) |
[1] CC, n° 2013-318 QPC, 7 juin 2013, M. Mohamed T. ; CC, n° 2014-422 QPC, 17 octobre 2014, (VTC).
[2] CC, n° 82-141 DC, 27 juillet 1982.
[3] CC, n° 2010-55 QPC, 18 octobre 2010, M. Rachid M. et a.
[4] CC, DC, 16 janvier 1991, Loi portant dispositions relatives à la santé publique et aux assurances sociales.
[5] Cass., Crim., 26 janvier 2011, n°10-85.341.
[6] CC, 87-232 DC, 7 janvier 1988.