La difficile conciliation entre liberté d’expression et de religion

L’attentat terroriste du 7 janvier 2015 contre Charlie Hebdo a très vite été assimilé à une atteinte grave à la liberté d’expression. Ce journal satirique français a créé par le passé de multiples polémiques, comme celles liées à des publications de caricatures du prophète Mahomet. Bien que la liberté d’expression soit protégée par des textes constitutionnels et européens, comment peut-on la concilier avec la liberté de pensée, de conscience et de religion, elle aussi protégée par ces mêmes textes ? Pour certains, il convient de protéger la liberté d’expression, « fondement essentiel d’une société démocratique » (CEDH, 7 décembre 1976, Handyside c/ UK). Pour d’autres, la liberté de religion doit être protégée contre la liberté d’expression, représentant « l’une des assises d’une société démocratique ». (CEDH, 25 mai 1993, Kokkinakis c/ Grèce).

Selon Mauro Barberis, auteur italien de droit constitutionnel, en théorie, les principes à valeurs constitutionnelles forment un tout homogène mais en pratique, ils peuvent entrer en conflit. La liberté de pensée, de conscience et de religion et d’expression ayant toutes les deux la même valeur, la décision reviendra au juge. Ce dernier, en réglant le conflit in concreto, privilégiera tantôt la liberté d’expression sur la liberté de conscience, tantôt l’inverse, sans pour autant établir une hiérarchie prétorienne entre ces deux principes. Dès lors, c’est au juge qu’est dévolu le pouvoir de régler ces conflits de normes, la jurisprudence étant abondante, tant en droit interne qu’en droit européen. Cette théorie, bien qu’appliquée aux valeurs constitutionnelles, semble aussi être applicable aux droits et libertés protégés par le droit européen. Si ces libertés sont toutes deux protégées par la Cour européenne des Droits de l’Homme (I), leur conciliation est difficile à mettre en œuvre (II).

I. Des libertés protégées par la Cour européenne des Droits de l’Homme

La Convention européenne des Droits de l’Homme consacre la liberté d’expression en son article 10 qui dispose que « Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations ».

La liberté de pensée, de conscience et de religion, quant à elle, est consacrée à l’article 9 de la Convention EDH qui dispose que « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui ».

Dès lors, si ces deux libertés sont protégées par la Convention EDH, et ont de ce fait la même valeur, comment peut-on les concilier ?

 

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II. La conciliation de ces deux libertés

Bien que la liberté d’expression soit en principe totale, elle peut être limitée, en application du paragraphe 2 de l’article 10 de la CEDH, par « certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire ». Ainsi, la liberté d’expression n’est pas absolue, l’Etat pouvant, sous des conditions strictes, interférer à cette liberté : en plus des habituelles justifications des textes européens fondées sur l’ordre public, la sécurité publique et la santé publique, viennent s’ajouter des considérations liées à la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui.

La pénalisation de la répression de la diffamation religieuse est ainsi licite en droit européen, la diffamation religieuse étant considérée comme « l‘expression d’opinions anti-religieuses prenant la forme de railleries, de dénigrements, d’offenses, d’attaques, d’insultes, d’injures, de propos blasphématoires »1.

En effet, dans la décision CEDH, 7 mai 1982, Gay news Ltd. et Lemon contre UK, la Cour a considéré que « le fait d’ériger le blasphème en infraction pénale ne suscite en soi aucun doute quant à sa nécessité ; si l’on admet que les sentiments religieux du citoyen méritent protection contre les attaques jugées indécentes sur des questions que l’intéressé estime sacrées, on peut alors également juger nécessaire, dans une société démocratique, de stipuler que ces attaques, lorsqu’elles atteignent une certaine gravité, constituent une infraction pénale dont la personne offensée peut saisir le juge ». La répression de la diffamation religieuse, bien que licite, doit aussi obéir à l’exigence de proportionnalité. Ainsi, dans CEDH, 4 décembre 2003, Gündüz c/ Turquie, la Cour a considéré « qu’en principe, on peut juger nécessaire, dans les sociétés démocratiques, de sanctionner voire de prévenir toutes les formes d’expression qui propagent, incitent à, promeuvent ou justifient la haine fondée sur l’intolérance (y compris l’intolérance religieuse), si l’on veille à ce que les formalités, conditions, restrictions ou sanctions imposées soient proportionnées au but légitime poursuivi ». Ainsi, des propos fondés sur l’intolérance religieuse peuvent être sanctionnés si la sanction est proportionnée à la protection de la liberté de religion.

En matière de religion, et au niveau européen, l’exigence de proportionnalité est difficile à mettre en œuvre. En effet, « comme pour la «morale» il n’est pas possible de discerner à travers l’Europe une conception uniforme de la signification de la religion dans la société […] ; semblables conceptions peuvent même varier au sein d’un seul pays. Pour cette raison, il n’est pas possible d’arriver à une définition exhaustive de ce qui constitue une atteinte admissible au droit à la liberté d’expression lorsque celui-ci s’exerce contre les sentiments religieux d’autrui. Dès lors, les autorités nationales doivent disposer d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer l’existence et l’étendue de la nécessité de pareille ingérence » (CEDH, 20 septembre 1994, Otto-Preminger Institut c/ Autriche). Dans cette affaire, la CEDH a décidé de renvoyer l’affaire, considérant que c’est aux Etats d’apprécier, en fonction de leur propre culture, l’exigence de proportionnalité au regard de la liberté de religion et de la liberté d’expression.

La Cour ne se reconnaît pas pour autant incompétente en matière de conciliation de la liberté d’expression sur la liberté de religion. Bien que frileuse, elle a considéré dans la même décision que « cette marge d’appréciation n’est toutefois pas illimitée. Elle va de pair avec un contrôle au titre de la Convention, dont l’ampleur variera en fonction des circonstances. Dans des cas […] où il y a eu ingérence dans l’exercice des libertés garanties au paragraphe 1 de l’article 10 […], ce contrôle doit être strict, vu l’importance des libertés en question ».

La Cour, pour opérer son contrôle de proportionnalité, se fonde tout d’abord sur la légitimité du but poursuivi. Par exemple, dans la décision CEDH, 2 mai 2006, Aydin Tatlav c/ Turquie, la Cour a considéré que « ceux qui choisissent d’exercer la liberté de manifester leur religion, qu’ils appartiennent à une majorité ou à une minorité religieuse, ne peuvent raisonnablement s’attendre à le faire à l’abri de toute critique. Ils doivent tolérer et accepter le rejet par autrui de leurs croyances religieuses et même la propagation par autrui de doctrines hostiles à leur foi ». Le simple rejet de croyances religieuses ou de propagation de doctrines hostiles à la foi d’autrui n’est donc pas suffisant pour faire primer la liberté de religion sur la liberté d’expression.

La Cour va aussi mettre en balance les intérêts en présence en se fondant sur le caractère malveillant de l’expression, sa gravité et son utilité. Dans la décision CEDH, 16 novembre 2004, Norwood c/ UK, la Cour a considéré, dans le cadre d’une affiche représentant les tours jumelles en flamme comportant la mention  »l’Islam dehors – Protégons le peuple britannique » et le symbole d’un croissant et d’une étoile dans un panneau d’interdiction que cette affiche représentait une attaque dirigée contre tous les musulmans du Royaume-Uni, créant un lien général entre un groupe religieux et un acte terroriste, ce qui était contraire aux valeurs proclamées et garanties par la Convention, à savoir « la tolérance, la paix sociale et la non discrimination ». Le requérant ne pouvait ainsi pas bénéficier de la protection de l’article 10 de la Convention. De même, dans la décision CEDH, 20 février 2007, Pavel Ivanov c. Russie, le requérant avait écrit et publié une série d’articles décrivant les juifs comme la source du mal en Russie. La Cour a considéré que le requérant ne pouvait bénéficier de la protection de l’article 10, ayant cherché par ses publications « à faire haïr le peuple juif ».

La conciliation de ces deux libertés est donc extrêmement difficile à mettre en œuvre. La Cour, bien qu’exerçant un contrôle strict de la question, tendrait de plus en plus à faire primer la liberté d’expression sur la liberté de pensée, de conscience et de religion.

 

Brice Bertolotti

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1. Jean-François Flauss, « La diffamation religieuse en droit international », L.P.A. 2002.

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