Anne Rideau nous restitue l’essentiel des débats du quatrième Café du Droit, qui s’est déroulé le 20 Novembre. Cette nouvelle édition s’est déroulée, dans le cadre convivial du café « Le Tire Bouchon », à proximité des futurs bâtiments de l’Ecole des Hautes Etudes Appliquées du Droit (HEAD), 120 rue La Fayette, dans le 10ème arrondissement.
Lors des échanges animés par Thomas Roche, Jean-Claude Kross, Avocat Général honoraire près la Cour d’appel de Paris et Emmanuel Brochier, Avocat associé du cabinet Darrois Villey Maillot Brochier, ont pu faire partager leurs expériences à un public en majorité constitué d’étudiants.
« Tout fleuve a deux rives, mais il coule dans une seule direction, toujours vers la mer »*
Unis jusqu’au début du XIXème siècle, séparés par Napoléon, réformés et éloignés plus encore en 1958 avec la création de l’École nationale de la magistrature, le juge, serviteur de la loi, et l’avocat, contradicteur naturel, vivent aujourd’hui des relations entachées de méfiance. Quel est l’état des lieux de la question ? Existe-t-il un espoir d’inflexion de cette tendance au moment où ces professions connaissent à nouveau des mutations importantes ?
Les témoignages de Jean-Claude Kross, Avocat Général honoraire et d’Emmanuel Brochier, Avocat associé du cabinet Darrois Villey Maillot Brochier et leurs réponses, souvent empreintes d’humour, aux nombreuses questions du public de la quatrième édition des cafés du Droit, ont montré que si l’expérience confirme les tensions qui existent dans les relations entre magistrat et avocat, des solutions, dont certaines sont déjà en œuvre, peuvent conduire à un meilleur équilibre et parfois même à une reconnaissance mutuelle.
Sur l’état des lieux :
– Le nombre important d’avocats comparé à celui trop faible des magistrats (24 000 avocats inscrits au barreau de Paris / 8300 magistrats en France dont l’effectif n’a guère évolué depuis le milieu du XIXe siècle), les conditions de travail et la difficile gestion du temps ne favorisent pas la personnalisation et l’harmonie des relations.
– En pratique, l’avocat se demande si le magistrat devant lequel il se trouve est le bon professionnel pour les spécificités de son dossier, s’il disposera réellement du temps nécessaire pour l’étudier et il s’interroge sur la solidité de la motivation du magistrat…
– Pour le magistrat, dont le salaire progresse lentement, l’avocat n’est mué, trop souvent que par l’argent (pour le magistrat, « l’obsession ce sera la carrière », précise Jean-Claude Kross).
– Le nombre exponentiel d’avocats génère une concurrence acharnée et la déontologie s’en trouve affectée.
– Emmanuel Brochier apporte un tempérament aux critiques de sa profession à l’encontre des magistrats. Face au devoir d’impartialité du juge (qui doit instaurer un climat de confiance permettant au plaideur de penser qu’il va être écouté et que la discussion reste ouverte), il y a le devoir de crédibilité de l’avocat, qui, s’il défend d’abord son client dont il est le mandataire, doit aussi faire preuve de mesure car il est aussi auxiliaire de justice.
– Emmanuel Brochier illustre ses propos par une expérience éloquente :
À la question du juge demandant aux avocats : « Combien de temps avez-vous consacré au dossier ? »
Les avocats étonnés, sans s’êtres concertés répondent : « 150 à 200 heures »
Réponse du juge : « La Cour, elle, dispose, de 4 heures pour juger dans votre affaire. »
Cela n’est probablement pas étranger au fait que, sauf au pénal, l’avocat soit dans sa plaidoirie de plus en plus invité à la brièveté et pressé à la conclusion. Idem pour les écrits, regrette particulièrement Emmanuel Brochier.
– Pour Jean-Claude Kross, cette attitude des juges est le corollaire du phénomène de « la terrifiante statistique ». « On juge aujourd’hui un magistrat au nombre des décisions qu’il a rendu plus que la qualité de ses décisions ! ». « Il y a des statistiques par audience, par chambre et même, pour certains, par magistrats… C’est l’exigence de la productivité sans les moyens. »
– S’adressant très directement au public étudiant, Jean-Claude Kross observe que face au juge, le jeune avocat ne doit pas croire que, sans écueil, il réalisera en deux ans ce qui exige le double ou le triple de temps. C’est seulement après un nombre d’années incompressibles que l’avocat assure sa crédibilité auprès des magistrats par son raisonnement juridique certes, mais aussi parce qu’il ne s’autorise que la bonne foi et parce qu’il sait être parfaitement démonstratif.
– S’agissant de la loyauté dans la relation avocat-magistrat, les orateurs citent en premier lieu, le respect de la déontologie entre avocats comme, par exemple, le respect du Code de procédure civile dans la communication des pièces ou dans les délais de dépôt des conclusions afin de permettre à la partie adverse d’y répondre.
Mais la loyauté, c’est aussi ne pas écarter les difficultés d’un dossier, c’est, au contraire, oser les affronter. C’est même « une règle d’or » selon Emmanuel Brochier « ne jamais dissimuler au juge une difficulté sur un point du dossier ».
La loyauté c’est également respecter pleinement le principe du contradictoire.
– Concluant ce bref recensement des principaux points de méfiance, Jean-Claude Kross a attiré l’attention du public sur la politisation de certains magistrats. Bien qu’intolérable cette tendance, peut néanmoins se rencontrer…
Mais, observe Emmanuel Brochier, les excès de la médiatisation de l’avocat peuvent aussi créer de l’irritation chez le magistrat. Cependant, l’avocat ne peut pas toujours être absent du terrain médiatique…
Solutions :
Les orateurs estiment que beaucoup de points de méfiance pourraient être évités et que la confiance pourrait être améliorée si avocat et magistrat, qui tous deux travaillent à la même œuvre de Justice, recevaient une formation initiale commune renforcée , si chacun connaissait la profession de l’autre et si l’interprofessionnalité était mise en place. Des propositions innovantes du Rapport Darrois sur les professions du droit (2009) ont été ainsi évoquées.
Réformer et souder des professions, le challenge est difficile !
Le public, très attentif, a parfaitement compris la difficulté et l’ambition de l’objectif.
« Ce sont des métiers à exercer avec passion, il faut y aller ! » encourage vivement Emmanuel Brochier.
Discussion avec le public (sélection) :
– À la question de savoir si, en pratique, la plaidoirie a vraiment de l’influence sur le magistrat, Jean-Claude Kross explique que dans des affaires civiles ou commerciales des éléments techniques peuvent renverser la tendance et, qu’au pénal, certaines plaidoiries ont une influence très forte sur le résultat et que le quantum ou la nature de la peine peuvent varier.
Il y a des approches très différentes des dossiers de la part des avocats : « il y a ceux qui préfèrent avoir une meilleure connaissance du juge que de leur dossier et ceux qui, au contraire, privilégient leur dossier au juge… ». Tout en étant favorable à la coopération entre avocat et magistrat, Emmanuel Brochier a souligné qu’il faut aussi savoir garder sa force de conviction devant le juge et, par exemple, ne pas se contraindre nécessairement à l’application du principe de la concentration des moyens et des demandes (sur lequel l’avocat s’est montré à nouveau très critique), car le procès doit rester un dialogue dont il faut garder toute la subtile dynamique.
– À la question de l’impartialité menacée en cas d’amitié ou de relations communes entre avocat et magistrat, les orateurs ont expliqué que la robe était le rempart contre ces dérives éventuelles, que l’ayant revêtue, chacun « rentrait » réellement dans sa logique professionnelle et possédait alors la distanciation nécessaire. Jean-Claude Kross d’ajouter, sur l’impartialité du juge face à celle de l’avocat, que toute la question réside en pratique dans la qualité de la plaidoirie qui est prononcée et dans la rigueur de la thèse proposée, lorsqu’il est demandé de faire évoluer la jurisprudence. L’autorité du juge, a-t-il précisé, c’est sa compétence reconnue par l’ensemble du corps judiciaire y compris par les avocats. Tout en rappelant que l’on peut être compétent et se tromper…
Les jeunes futurs avocats ont été encouragés à construire eux-mêmes leur renommée, à accepter des contentieux, à savoir a contrario refuser d’aller sur des terrains minés, à favoriser la transaction lorsque celle-ci s’impose, à toujours privilégier pour leur dossier clarté et sérieux, comme autant de ferments incontestables du développement de la reconnaissance du corps judiciaire dans son ensemble.
– À la question de la place du juge et de l’avocat dans les affaires politico-médiatiques, Jean-Claude Kross faisant part de son expérience sur des affaires aussi sensibles que les écoutes de l’Élysée, les faux électeurs du IIIème arrondissement, les Français de Guantànamo ou la deuxième affaire Colonna a affirmé – et expliqué – n’avoir jamais subi de pression et déclaré, avec force, que la protection du juge était sa motivation.
Côté Parquet, sur certains dossiers des instructions de politique pénale générale (ex : textes chiens dangereux, risques psycho-sociaux, harcèlement, etc.) vont parfois faire réagir les procureurs. Pas plus.
Emmanuel Brochier observe que, si éminente soit-elle, la question de l’indépendance de la justice n’est pas exempte de fantasmatique. Il a partagé, avec la salle, son souvenir de l’habileté et de l’élégance avec lesquelles Jean-Denis Bredin avait traité de la question dans son cours d’organisation judiciaire et procédure civile (1975).
Quant au très critiqué décret « passerelle » (D. n° 2012-441 du 3 avril 2012) relatif aux conditions particulières d’accès à la profession d’avocat, il semble qu’il n’ait pas eu l’effet redouté. Si certains se sont présentés pour leur carnet d’adresses plus que pour leurs compétences, ils n’ont pas été retenus.
– Interrogé en conclusion de cette quatrième édition des cafés du Droit sur un dernier conseil à donner à un jeune avocat pour entretenir une bonne relation avec le magistrat, Emmanuel Brochier a répondu : « N’ayez pas peur d’aller rencontrer le juge (avec naturellement tout le respect dû à sa fonction) ! ».
Jean-Claude Kross a ajouté la précaution suivante : « Oui, mais ne trompez pas le juge ! ».
* (Proverbe chinois, cité lors de la séance de rentrée de l’EFB en janvier 2007, par Guy Canivet, alors Premier président de la Cour de cassation, évoquant le nécessaire « vivre ensemble » qu’avocats et magistrats doivent connaître et développer – propos rapportés par J.-C. Kross).
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