Propos introductifs
« Pays de grévistes ! », la France véhicule – peut-on s’en étonner, par les temps qui courent ? – à l’étranger une image de pays constamment révolté. En effet, depuis que la grève est un droit reconnu aux Français (loi de 1864), ceux-ci l’ont abondamment utilisé afin notamment de revendiquer de meilleures conditions de travail (hausse des salaires, diminution du temps de travail, etc.). Considéré comme l’arme de protestation des salariés, l’emploi de ce droit est rapidement devenu un outil au service des statistiques permettant de calculer le niveau de conflictualité en entreprise. Ainsi, la DARES (Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques) publie fréquemment des rapports sur les conflits collectifs au travail, dont la principale source de données est le nombre de grèves enregistrées par entreprise sur une période donnée. D’après ces études, le nombre de journées individuelles non travaillées par an serait en forte diminution depuis 1980 (plus de 4000 en 1976, environ 500 actuellement). Mais ces statistiques reflètent-elles réellement le climat social contemporain, dès lors que les instituts de sondages occultent d’autres formes d’expression du mécontentement ?
Car si la grève est le mode officiel de contestation au sein de l’entreprise, la pratique montre aujourd’hui qu’elle est de moins en moins utilisée, au profit de modes alternatifs de conflictualité. En ce sens, nous constatons une augmentation des débrayages, des grèves perlées, tournantes ou encore virtuelles, de l’absentéisme et des séquestrations de dirigeants sociaux.
Pourquoi les salariés usent-ils moins du droit de contestation qui leur est reconnu, préférant des actions qui les mettent parfois en danger ? Quelle réglementation pour ces actions ? Comment y faire face ? Tels sont les points qui intéresseront nos développements.
I. L’entreprise, lieu d’une conflictualité nouvelle
1. La grève traditionnelle et ses dérivés : place à la « grève froide »
Depuis les années 1970, les entreprises doivent faire face à une grande diversité d’actions de protestation. En ce sens, la grève traditionnelle a progressivement pris diverses formes pour en venir aujourd’hui à d’autres actions présentant des caractéristiques bien différentes.
Tout d’abord, nous observons des dérivés de la grève classique. La grève perlée (ou grève du zèle) est un bon exemple. Afin d’obtenir des revendications sans perdre le salaire des journées non travaillées, la grève perlée consiste à ralentir l’activité de production des employés. Ce moyen de pression s’avère extrêmement efficace car il fait perdre de l’argent à l’employeur sans en faire perdre aux salariés. Dès lors, ce type de mouvement peut durer très longtemps et ainsi affecter davantage l’économie d’une société qu’une simple grève.
Dans le même ordre d’idées, le débrayage est caractérisé par l’arrêt du travail pendant une courte période. Ici aussi, les employés ne perdent pas leur salaire journalier tout en faisant perdre de l’argent à l’entreprise. Cette pratique se développe de plus en plus dans les entreprises industrielles où l’arrêt d’une heure d’une machine peut avoir des conséquences financières dramatiques pour l’entreprise.
S’est ensuite développé le système des grèves rotatives. Là encore, l’employeur sera fortement affecté en raison de l’impossibilité pour lui de faire tourner son entreprise à plein régime. En effet, la grève rotative permet de déterminer les départements d’une entreprise qui se relayeront pour faire la grève. Ceci minimise les pertes de revenus des salariés et inhibe la pleine activité de l’entreprise.
2. L’essor des « Cyber-conflits » et les pratiques de séquestration
Plus audacieuse encore, est récemment apparue la grève virtuelle : en septembre 2008, IBM a vu 1850 de ses salariés manifester sur Second Life. L’impact d’une telle manifestation ? Les journaux du monde entier se sont intéressés à ce mouvement, lui donnant une ampleur considérable ; la direction fut obligée de négocier un accord. Nous voyons bien en l’espèce que la médiatisation d’un conflit peut offrir à la masse salariale un pouvoir qu’une simple grève ne confère pas. Or le pouvoir est l’arme la plus importante dans une négociation. Notons aussi que ce qui interpelle les médias, c’est la nouveauté, l’originalité de ces expressions du mécontentement.
C’est ainsi que d’autres formes d’expression du conflit en entreprise se sont développées, dans un objectif de médiatisation toujours plus grand.
De nombreux blogs anonymes dénigrant les conditions de travail de certaines entreprises ont ainsi vu le jour. Ces supports pouvant être lus par un très large public, l’image de la société peut s’en trouver rapidement altérée. Or l’image et le crédit d’une entreprise sont des éléments extrêmement importants du fonds de commerce : la direction aura tout intérêt à négocier.
Afin de réaliser une action assurément médiatisée, la séquestration des dirigeants est aussi pratiquée en France. Ici, en plus d’une médiatisation à grande échelle, une pression psychologique est directement exercée sur les décideurs. Cette méthode à la limite de l’enlèvement permet cependant d’obtenir des négociations rapides et efficaces.
Ces nouvelles formes de conflits semblent bien plus portées sur la symbolique de l’action de contestation qu’une grève ordinaire basée sur un rapport de force pure. Qui plus est, ces mises en scène du conflit dépassant le cadre de l’entreprise, elles permettent aux salariés de voir satisfaites leurs revendications plus rapidement.
La grève n’est donc qu’une manifestation du conflit en entreprise parmi d’autres souvent plus efficaces. Cependant, l’absence de réglementation précise comme en matière de grève, entraîne une importante insécurité pour le salarié qui se livre à de telles pratiques.
II. La régulation des conflits en entreprise par le droit : un « vide juridique » ?
1. Une réglementation insuffisante
Le développement de nouveaux modes de conflit crée des problèmes économiques et sociaux, l’encadrement de ceux-ci est donc nécessaire. Dans un Etat de droit ces rapports qui se créent et qui évoluent au fil du temps, sont censés être réglés par le droit.
Or, le législateur est jusqu’ici resté silencieux face à ces questions, aucun projet de loi n’ayant été déposé ni pour encadrer ces modes en tant que tels, ni leurs conséquences. Faut-il en déduire que les textes concernant le droit de grève suffisent ?
En effet, face à ce vide juridique, la jurisprudence a été amenée à se prononcer. Elle l’a fait en prenant comme base les textes concernant le droit de grève. Ainsi, elle a considéré comme illégales tant dans le secteur privée que dans le secteur public, certaines modalités de grève telles la grève perlée (Soc. 5 et 23 mars 1953) et la grève du zèle (CE, 28 avril 1978). Mais quid des autres modes ?
2. Des conséquences juridiques possiblement lourdes
Quant aux autres modes, bien que la jurisprudence n’ait pas eu à s’interroger sur leur légalité, elle a dû se prononcer sur les conséquences qu’ils peuvent entraîner, le droit commun et le droit pénal trouvant cette fois à s’appliquer.
En ce sens, les salariés qui exécutent de manière défectueuse ou qui n’exécutent pas leur travail, ou bien qui l’exécutent mais en appliquant les règlements au pied de la lettre dans l’unique but de ralentir le travail, manquent aux obligations résultant de leur contrat de travail. La conséquence naturelle de ces agissements est bien évidemment la faute professionnelle, pouvant être considérée le plus souvent comme une faute grave si l’on retient la volonté de nuire du salarié, et donc un licenciement pour cause réelle et sérieuse est pour l’employeur tout de suite envisageable. Une position prise et confirmée par la Cour de cassation.
Dans une moindre mesure, l’employeur pourra aussi faire usage de son pouvoir de discipline, par des mises à pied par exemple.
Egalement, les salariés peuvent être exposés à des poursuites pour responsabilité civile dès lors que l’employeur peut aisément démontrer un dommage causé par le fait du salarié ; ce dernier devra alors payer des dommages-intérêts.
Certains de ces nouveaux modes peuvent avoir des conséquences juridiques beaucoup plus graves, ainsi dans les cas de blogs sur Internet : des actions pénales pour diffamation ou dénigrement de l’entreprise peuvent être engagées, entraînant parfois parallèlement des poursuites devant le juge civil.
Les conséquences peuvent être encore pires quand la loi prévoit comme sanction l’emprisonnement ou la réclusion criminelle. Tel est le cas notamment de la séquestration de patrons et de certains cadres. Le code pénal prévoit 20 ans de réclusion criminelle pour la personne qui se livre à un tel acte (Art. 224-1 Code pénal).
On le voit, les conséquences juridiques de ces nouveaux modes de conflit ne sont en aucun cas négligeables. Reste, du point de vue du droit, la question de l’imputabilité de ces actions. Comment un employeur peut-il savoir avec exactitude qui de ses salariés écrit sur un blog anonyme ? Ou bien comment peut-il déterminer avec certitude celui qui a débranché à plusieurs reprises les machines de production ? Dans le doute, il ne pourra pas licencier un salarié en particulier, ni mener à bien une action en responsabilité civile, ni même user de son pouvoir le plus « souverain », le pouvoir disciplinaire.
Face à ces difficultés, l’employeur doit pouvoir compter sur l’appui du management.
III. Le management : une réponse alternative ?
1. Les problématiques managériales
Ces nouveaux types de conflits apparaissent en général et a priori risqués pour les salariés qui les mettent en œuvre, en ce sens qu’ils ne sont pas couverts par leur droit de grève. Il n’en reste pas moins que l’entreprise qui doit y faire face supporte elle aussi un risque, eu égard à la délicate mise en œuvre d’un management adéquat. Elle rencontre en effet une série de difficultés.
D’une part, le propre de ces pratiques, qu’il s’agisse par exemple de la grève perlée ou encore des « cyber-conflits », est qu’il est très difficile d’individualiser les comportements : cela rejoint la question de l’imputabilité évoquée précédemment, mais ici posée sous l’angle du management, en particulier de la gestion des équipes.
D’autre part, quand bien même le manager, ou plus généralement la hiérarchie, parviendrait à identifier les rôles de chaque personne impliquée dans le conflit, quelle attitude faut-il adopter ? La première et plus spontanée pourrait bien être la sanction, plus ou moins forte (de la mise à l’écart au quotidien du ou des salariés les plus impliqués, au licenciement pour faute grave par exemple) et dans les limites légales. Mais les conséquences peuvent être désastreuses pour l’entreprise : d’abord au niveau interne, via des tensions entre salariés, et entre salariat et hiérarchie, conduisant à une dégradation du climat social interne ; or il faut avoir à l’esprit que le capital humain constitue une, sinon la ressource majeure de l’entreprise (notamment pour les activités de services), sans laquelle elle ne peut survivre. Ensuite au niveau externe, l’image de l’entreprise, pouvant être ternie. Et cela d’autant plus que l’entreprise est grande, et partant, plus visible : l’impact médiatique des séquestrations de dirigeants a été très fort dans des groupes comme Sony, 3M ou encore Caterpillar en avril 2009, de même que les débrayages des salariés de Tech City Solutions en juillet 2009 ou bien des contrôleurs du réseau RATP qui en septembre 2008 avaient cessé de verbaliser les passagers en infraction.
Outre les difficultés liées à l’opportunité de la sanction, qui se posent aussi avec la grève, l’une des caractéristiques de ces nouveaux conflits tient au fait qu’ils conduisent à décrédibiliser l’entreprise. Là où le droit de grève lui permettait de gérer le conflit parce qu’il était formel, elle apparaît ici impuissante à contrôler ses effectifs, et donne parfois le sentiment d’être désintégrée.
L’entreprise confrontée à ces types de conflits rencontre un obstacle qui leur est propre : généralement initiés par les salariés eux-mêmes, et non par les syndicats, ils accentuent les problèmes de communication et compliquent la sortie de crise.
2. Les réponses managériales
L’entreprise doit par conséquent mettre en place des mesures managériales adéquates, permettant de pallier les difficultés rencontrées dans la mise en œuvre des réponses légales qui lui sont pourtant offertes. La négociation en aval du conflit, et la prévention en amont jouent un rôle déterminant.
A ce titre, le management passe par le renforcement de la communication, tant avec les intervenants extérieurs tels les médias, que dans les rapports salariés-direction. Ainsi le coaching des managers, mis en place dans de grandes entreprises, est un accompagnement permettant de mieux comprendre et d’appréhender les problématiques ; la boîte aux lettres anonyme peut aussi être utile pour prévenir les conflits, tout comme la création de blogs internes, à condition qu’ils soient régulièrement mis à jour et qu’ils fassent l’objet d’une prise en compte réelle par tous les niveaux hiérarchiques. Il peut s’agir par exemple de blogs d’information, de conversation, ou de blogs collaboratifs (pour les groupes de travail) voire de blogs syndicalistes, comme il en existe dans des grands groupes tels Eurofloat ou Oracle.
La prévention des conflits via la communication implique également d’accroître les échanges entre toutes les parties prenantes : la multiplication de réunions ouvertes et régulières peut être un moyen d’y parvenir.
Face à une situation de « grève froide » et lorsque le dialogue est paralysé, le recours à des médiateurs ou à des groupes de supervision du conflit est envisageable, à condition d’avoir obtenu l’accord des intéressés. Cette pratique est d’ailleurs relativement émergente en France. L’audit social constitue également un outil permettant de mesurer le climat, de jauger le ton des conflits latents ou déclarés, en vue d’en limiter les effets voire d’y mettre un terme.
Enfin, des entreprises ont depuis 2007 recours à une pratique ludique, mais très fédératrice : elles réalisent ce qu’on appelle des ‘lipdub’, c’est à dire des vidéos en plan-séquences et en play-back faites par des collaborateurs afin de témoigner de la créativité et de la bonne humeur qui règnent dans une équipe ou dans l’entreprise. Cela permet aussi de bénéficier d’une promotion gratuite, grâce à l’engouement actuel de la vidéo sur Internet, et de créer des liens entre les participants. Dans le même esprit, le ‘team-building’ permet de renforcer la cohésion du groupe et, in fine, de prévenir les risques de conflit. La réforme du « pacte social » passe par un certain effacement de la hiérarchie au profit d’une plus grande collaboration au sein de l’entreprise.
Eléments de conclusion
Un management plus en amont de ces nouvelles formes de conflit, ainsi qu’une réglementation claire seraient à la fois opportuns et utiles, tant pour l’employeur que pour les salariés qui, en dépit de la légitimité de leurs revendications sont exposés à de graves conséquences juridiques. Reste sinon à donner au droit de grève un nouveau souffle, afin qu’il soit plus d’actualité et axé sur les besoins des salariés.
Edouard de LESTRANGE
Clément GAUDIO
Alexa CAMARGO