La matière des libertés fondamentales fait appel à un débat constant entre ce que doit être la liberté individuelle et ce que doit être le respect de la société dans laquelle on vit. Bien souvent, on oppose deux conceptions centrales du droit : le droit positif et le droit naturel. Le premier désigne le droit écrit, la loi, la Constitution, les normes applicables et institutionnalisées par l’État. Tandis que le droit naturel constitue un ensemble de règles non inscrites, du droit coutumier, du droit religieux, pourvu que les individus y adhèrent.
La conception initiale du droit naturel est issue des théologiens et affirme que le pouvoir devrait respecter un droit supérieur d’essence divine lorsqu’il édicte les règles. A partir du XVIIème siècle et en opposition à cette vision, des auteurs comme John Locke commencent à considérer que le droit naturel n’est pas d’origine divine mais vient de l’Homme lui-même. C’est ce principe qui se retrouve dans la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789 : « Tous les Hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ». Avec ces textes sont affirmés comme droits naturels plusieurs principes tels que la liberté d’expression et le respect de la vie privée. C’est un changement similaire dans la vision morale du droit qui est reflété dans la récente décision de la Cour Suprême indienne sur la dépénalisation de l’homosexualité.
I – Une affirmation du droit positif
Le Jeudi 6 septembre 2018, la Cour Suprême Indienne a rendu un jugement décriminalisant l’homosexualité en Inde. Cette décision ne fait pas l’unanimité dans le pays mais elle marque son histoire de manière symbolique. Or, le fondement même de ce jugement est important : dans leur décision, les juges ont considéré que « la criminalisation des rapports sexuels est irrationnelle, arbitraire et manifestement inconstitutionnelle. » Le juge Dhananjaya Y. Chandrachud a déclaré que l’État n’avait pas le droit de contrôler la vie privée des membres de la communauté LGBT et que le déni du droit à l’orientation sexuelle était le même que celui de nier le droit à la vie privée [1]. La Cour indienne appuie notamment sa décision sur l’un de ces fondements, elle qui possède un pouvoir d’injonction pour faire respecter les droits fondamentaux de la Constitution [2].
En effet, les requérants invoquaient l’article 21 de la Constitution Indienne qui dispose que « personne ne saurait être privé de sa vie ou de sa liberté personnelle à l’exception de procédures prévues par la loi ». Selon ces derniers, il s’agit du principe de libre disposition de son corps, qui serait un corollaire du principe de protection de l’identité sexuelle.
Les requérants se sont également appuyés sur l’article 19 de la Constitution Indienne qui protège la liberté d’expression, laquelle serait réprimandée par l’article 377 du code pénal indien. Issu du régime colonial britannique, l’article 377 qui a été abrogé par la décision de la Cour Indienne, affirmait la prohibition de tout « rapport charnel contre l’ordre de la nature ». Cette idée de la nature provient directement des valeurs jusnaturalistes religieuses.
Les requérants se sont finalement appuyés sur les principes de non-discrimination et d’égalité devant la loi ainsi que sur l’égale protection devant la loi (articles 14 et 15 de la Constitution Indienne). [3] Par ailleurs, la justice indienne, fortement influencée par son passé colonial britannique, laisse un pouvoir assez important aux juges afin d’interpréter la Constitution et ses droits énoncés afin de faire évoluer le droit.
Dans sa décision, la Cour Suprême s’est fondée sur le droit fondamental à la vie privée posé par l’article 21 de la constitution. Le gouvernement conservateur Indien a refusé de prendre position sur le sujet en laissant l’affaire à la Cour. Un gouvernement abstentionniste, une opinion publique qui évolue, la défense du droit à la vie privée : la décision de la Cour Indienne constitue le triomphe du droit positif et de la conception positiviste moderne du droit.
II – Une révolution jusnaturaliste
Même si la décision fait une application stricte et radicale du droit positif, il est nécessaire de se demander si la conception du droit naturel n’a pas évolué en Inde. En effet, le droit à la vie privée est à l’origine un droit naturel. La dépénalisation de l’homosexualité en France s’est faite par la Révolution française et a débuté à partir de la Déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen.
La Cour Suprême ne rejette-t-elle pas tout simplement l’idée selon laquelle l’homosexualité serait contre nature ? La décision semble aller en ce sens : « La criminalisation des rapports sexuels est irrationnelle ». Cette décision n’est-elle pas l’aboutissement d’une jurisprudence qui remet en cause l’influence du droit naturel religieux appliqué en matière pénale ?
Ne proclame-t-elle pas là les mêmes droits naturels que celle des Constitutions Américaines et Françaises révolutionnaires ? Tous les Hommes naissent libre et égaux en droit.
La Cour Suprême a d’ailleurs fait ce qu’a déjà pu faire la Cour Suprême Américaine, du droit comparé. En effet : la Cour fait référence à plusieurs juridictions étrangères pour étayer ses propos. Elle inclut dans son analyse une étude des décisions décriminalisant l’homosexualité notamment aux États-Unis, au Canada, en Afrique du Sud et au Royaume-Uni.
Par conséquent, elle conclut que la criminalisation de l’homosexualité est arbitraire, discriminatoire et déraisonnable, laquelle viole le droit à la protection de sa vie privée et de sa dignité. Ces principes sont la manifestation du jusnaturalisme moderne opposé au jusnaturalisme religieux.
Ainsi, cette décision serait un double aboutissement. : à la fois une décision faisant date pour le respect du droit à la vie privée, mais aussi la concrétisation d’une jurisprudence qui marque une transition dans la conception naturaliste du droit en Inde, tout comme l’affirmation de son droit positif.
[1] Bbc.com, «India court legalises gay sex in landmark ruling»[2] N.R.Madhava MENON , «La Cour suprême de l’Inde : statut, pouvoir juridictionnel et rôle dans la gouvernance constitutionnelle», CAHIERS DU CONSEIL CONSTITUTIONNEL N° 27 (DOSSIER : INDE) – JANVIER 2010
[3] Hana Rousse, « Légalisation de l’homosexualité en Inde, illustration de l’activisme de la Cour Suprême indienne », La Revue des droits de l’homme [En ligne], Actualités Droits-Libertés, mis en ligne le 03 octobre 2018
Sami Haderbache