La Cour de cassation interdit le travail de nuit chez Sephora, pour combien de temps ?
Le travail de nuit, à l’instar du travail le dimanche, est un dossier épineux et passablement complexe pour le législateur. Il est de ces sujets relevant du droit du travail, qui rendent à cette branche du droit son caractère éminemment sociétal. Au-delà de la technique juridique, de la simple modulation du temps de travail négociée tous azimut dans les conventions collectives, c’est la place de l’économie et du travail dans la vie du citoyen dont il est question. Voyons ce qu’en pense la Cour de cassation, à travers cet arrêt du 24 septembre 2014, rendu par la chambre sociale, dans l’affaire « Sephora ».
En substance, la Cour de cassation affirme que le recours au travail de nuit doit être justifié par « la nécessité d’assurer la continuité économique ou des services d’utilité sociale » de l’entreprise, et doit donc être « indispensable à son fonctionnement » (1), reprenant donc à la lettre l’article L. 3122-32 du Code du travail. Face à une application aussi stricte des textes, le premier réflexe du juriste en pareilles circonstances serait de questionner la portée de ces critères : qu’est ce que la nécessité d’assurer la continuité économique ? Ou commence l’utilité sociale ? En l’espèce la société Sephora affirmait faire 20% de son chiffre d’affaires après 21h. Ce n’est visiblement pas une circonstance suffisante pour démontrer la nécessaire continuité économique qu’implique le travail de nuit dans ce magasin de vente de parfums. Comment le justiciable peut-il tirer de cet attendu un principe général et facilement applicable à sa propre situation ? Cela semble pour le moins difficile, mais revenons quelques instants à la genèse de cet article L. 3122-32 du Code du travail qui entend le travail de nuit comme une organisation « exceptionnelle ».
C’est la loi du 9 mai 2001 relative à l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes qui a introduit cette disposition sur le travail de nuit. Elle a d’ailleurs largement réformé toute la question du travail de nuit, offrant des compensations pécuniaires et de repos (2) ainsi que la possibilité pour le salarié de refuser sans s’exposer à une sanction lorsqu’il fait état d’obligations familiales impérieuses (3). On déniche par ailleurs dans les travaux parlementaires, une certaine opposition du Sénat qui voulait assouplir ce critère de la nécessité d’assurer la continuité économique en ne mentionnant qu’une « contrainte économique » pour l’entreprise (4) qui justifierait le recours au travail de nuit.
Cette loi du 9 mai 2001 avait principalement pour but de se mettre en conformité avec le droit européen, notamment la directive européenne 2001/29/CE, et de réagir suite à l’arrêt Stoekel rendu par la Cour de Justice des Communautés Européennes en 1995, qui condamnait la France relativement à son interdiction faite aux femmes de travailler de nuit dans l’industrie (5). À cet égard, remarquons que la Cour de cassation interprète l’article L. 3122-32 « à la lumière de la directive 93/104 du 23 novembre 1993 ». L’influence du droit européen est donc particulièrement importante sur cette question.
Une dizaine d’années plus tard, à la faveur du mécanisme de la question prioritaire de constitutionnalité, le magasin Sephora entendait contester les dispositions relatives au travail de nuit dans son litige avec les fédérations syndicales. Le Conseil constitutionnel a rejeté toutes ses conclusions dans une décision du 4 avril 2014, estimant la loi conforme à la Constitution et à la liberté d’entreprendre (6).
C’est donc avec cet arrêt du 24 septembre 2014 que la question du travail de nuit a connu l’étape suivante de son parcours du combattant. Comme nous l’avons vu, la Cour de cassation applique stricto sensu les dispositions relatives à la durée du travail. Juridiquement, en imposant ce critère relatif à la nécessité de l’activité économique aussi rigoureusement, la solution est apparaît peu contestable. Mais la Haute juridiction a su, dans le passé, faire preuve d’un peu plus d’imagination. Ce critère reste très vague et ne permet en aucune manière au praticien de définir avec précision le périmètre du travail de nuit. Surtout cette jurisprudence toute récente n’aura peut être finalement qu’un impact limité, puisque la future loi Macron, qui vient d’être transmise au Sénat, contient dans ses dispositions la possibilité de créer des « zones touristiques internationales » dans lesquelles les magasins seront autorisés à ouvrir jusqu’à minuit. Nul doute que les Champs-Elysées devraient sans mal aucun pouvoir prétendre faire partie de ce club. La jurisprudence de la Cour de cassation sur le travail de nuit tomberait alors aussi vite en désuétude qu’elle est arrivée : Sephora pourrait fermer ses portes à 21h pendant quelques mois, avant de les ré-ouvrir jusqu’à minuit comme si le long combat auquel se sont livrés les syndicats et l’employeur n’était jamais arrivé. Histoire d’un aller et d’un retour en somme.
Adrien Bellamy
Pour en savoir plus
- Texte intégral de l’arrêt : http://legifrance.gouv.fr/affichJuriJudi.do?oldAction=rechJuriJudi&idTexte=JURITEXT000029510457
- Article L. 3122-39 du Code du travail
- Article L. 3122-37 du Code du travail
- Rapport N° 2882 de Mme Catherine Genisson déposé le 24 janvier 2001 en nouvelle lecture à l’Assemblée nationale http://www.assemblee-nationale.fr/11/rapports/r2882.asp
- Texte intégral de l’arrêt : http://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX:61989CJ0345
- Commentaire par le Conseil constitutionnel sur la décision n° 2014-373 QPC du 4 avril 2014 http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/root/bank/download/2014373QPCccc_373qpc.pdf