Le traitement juste et équitable est un standard issu du droit international des investissements protégeant les investisseurs. Inscrit dans la plupart des traités bilatéraux d’investissement, il semble appartenir au droit international coutumier (position soutenue expressément dans la sentence LG&E c. Argentine par exemple) [1].
Cependant, les contours de ce concept sont difficiles à appréhender, et c’est pourquoi la question de la façon de caractériser une violation du traitement juste et équitable est intéressante pour préciser ce standard et en connaître les conséquences.
Si la caractérisation d’une violation du traitement juste et équitable n’est pas aisée (I), là n’est pas la seule difficulté liée à ce concept. Une fois caractérisée se pose la question du tribunal devant connaître de cette violation (II).
I. Difficile caractérisation d’une violation du traitement juste et équitable
La violation du traitement juste et équitable peut être difficile à prouver par un investisseur, puisque les contours de ce standard ne sont pas très clairs (A). Toutefois, cette difficulté d’appréhension peut être limitée grâce à une approche fonctionnelle du concept (B).
A. Difficultés liées aux contours incertains de la notion
Le tribunal arbitral constitué en application de l’ALENA dans l’affaire Pope & Talbot en 2002 pointe le problème du doigt : le traitement juste et équitable est contenu dans plus de 1800 traités bilatéraux d’investissement [2]. Dès lors, plusieurs conceptions du standard de traitement juste et équitable sont inévitables.
Certains Etats considèrent que ce traitement correspond au standard minimum de traitement des étrangers, concept ancien de droit international coutumier garantissant aux étrangers un système de justice juste et efficace. L’ALENA a adopté une telle conception en son article 1105 relatif au traitement juste et équitable, article explicité par la Commission du libre-échange dans une communication du 31 juillet 2001 et étayé par la jurisprudence CIRDI (ainsi, l’affaire Loewen de 2003 reprend cette approche du traitement juste et équitable [3] ; il en est de même dans l’affaire Glamis Gold de 2009 [4]). C’est aussi l’approche adoptée par le modèle américain de traités bilatéraux d’investissement de 2004 (l’affaire Joseph Charles Lemire de 2010 mentionne cela) [5].
Mais le traitement juste et équitable peut aussi être appréhendé comme une protection plus élevée que celle offerte par le standard minimum de protection des étrangers. C’était l’approche adoptée dans le modèle américain antérieur à 2004. Un exemple en est donné dans l’affaire Joseph Charles Lemire de 2010 [6], où le standard minimum n’est pas considéré comme un plafond, mais comme une base.
Enfin, une autre approche est de considérer que le traitement juste et équitable est le contenant de divers autres standards. L’affaire Rumeli Telekom de 2008 consacre cette conception [7] en considérant que le standard de traitement juste et équitable comprend divers principes, tels que la transparence, la bonne foi de l’Etat, l’absence de mesure arbitraire, mais aussi l’absence de déni de justice.
La difficile caractérisation du traitement juste et équitable se fait aussi ressentir par les difficultés que pose la preuve de sa violation. Dans l’affaire Neer [8], la commission de réclamations Etats-Unis – Mexique considère que le traitement d’un étranger ne doit pas correspondre à un outrage, de la mauvaise foi, une négligence intentionnelle des obligations, ni à une négligence des autorités publiques. Prouver une violation de ce traitement semble donc très difficile car il faut démontrer l’intention qu’avait l’Etat de ne pas respecter ses obligations.
La preuve d’une violation de ce standard a été par la suite quelque peu assouplie par les sentences postérieures, en référence à un arrêt de la cour internationale de justice, l’arrêt Elettronica Sicula de 1989 [9], définissant l’arbitraire comme une « méconnaissance délibérée des procédures régulières, d’un acte qui heurte, ou du moins surprend, le sens de la correction juridique ». La mauvaise foi n’apparaît donc plus comme une condition de la violation du traitement juste et équitable (plusieurs sentences se prononcent en ce sens, notamment dans l’affaire TECMED de 2003 [10] ou dans l’affaire LG&E [11]) même si sa présence sera une preuve irréfutable de la violation du standard (voir en ce sens la sentence Glamis gold de 2009) [12].
Dès lors, comment prouver une violation du traitement juste et équitable ? Il faut démontrer une « injustice manifeste » (sentence Loewen) [13], la présence d’une mesure choquante, arbitraire, injuste ou discriminatoire (critères employés dans la sentence Glamis gold) [14]. Cette dernière sentence reconnaît la possibilité qu’ont les Etats de négocier un standard plus élevé et donc plus facile à prouver.
Ces remarques préalables ne semblent pas suffisantes pour délimiter le traitement juste et équitable. Il faut donc préciser la notion, grâce à sa fonction.
B. Difficultés tempérées par une appréhension fonctionnelle du standard
La fonction du traitement juste et équitable est de garantir la confiance qu’ont les investisseurs dans un marché et ainsi de promouvoir les investissements. Il faut donc protéger ce qu’on a laissé entendre à l’investisseur et ce qu’il a cru. Cela est évoqué dans la sentence Metalclad de 2000 [15] et est clairement exposé dans la sentence TECMED de 2003 [16] où le traitement juste et équitable est présenté comme découlant du principe général de bonne foi.
Cette protection de la confiance a deux corollaires : la transparence (c’est-à-dire la possibilité pour l’investisseur de connaître les règles qui lui sont applicables) et la stabilité du cadre juridique interne (il ne faut pas que les autorités puissent révoquer arbitrairement des décisions ou des permis accordés et sur lesquels l’investisseur comptait). Les sentences ultérieures ont repris cet apport, considérant par exemple que le traitement juste et équitable est inséparable de la stabilité et de la prévisibilité (sentence CMS Gas de 2005) [17]. Il faut préciser que seules les attentes « légitimes » sont protégées (par exemple sentence Waste Management de 2004) [18], attentes qui se fondent sur les conditions offertes par l’Etat hôte au moment de l’investissement, qui ne doivent pas être établies unilatéralement, qui doivent exister et être exécutoires et qui doivent prendre en compte les risques inhérents à l’activité en cause (critères exposés dans la sentence LG&E de 2006) [19]. Une sentence récente a ajouté une précision importante : la violation du traitement juste et équitable ne se caractérise pas par les seules attentes de l’investisseur, mais surtout par le fait que l’Etat hôte ait laissé entendre des promesses qui ont fondé ces attentes (Sentence Suez de 2010) [20].
Une autre conséquence de cette fonction de protection de la confiance attachée au traitement juste et équitable est la lutte contre les dénis de justice. Les tribunaux arbitraux considèrent qu’il y a déni dès lors que les cours internes refusent de juger, soumettent le procès à des délais anormaux, administrent la justice de manière non satisfaisante, ou appliquent mal la loi de façon claire et malveillante (critères issus de la sentence Azinian, rappelée dans la sentence Mondev de 2002) [21]. La question du déni se pose si l’investisseur choisit d’agir devant les juridictions internes (cf suite). L’absence de déni de justice et donc de violation du traitement juste et équitable par ce biais suppose que les voies de recours internes soient « accessibles, efficaces et raisonnables » (sentence Loewen de 2003) [22], condition applicable aux procédures administratives (sentence Amco de 1990) [23], étant précisé qu’une absence de réponse de la part d’un ministre n’est pas un déni de justice mais équivaut à une décision négative (sentence Consortium RFCC de 2003) [24]. Ainsi, une violation du traitement juste et équitable peut être caractérisée dès lors que la fonction de ce standard n’est pas assurée.
II. Le choix problématique du tribunal en charge du règlement du différend
Si une sentence récente a consacré une obligation de principe d’épuiser les voies de recours internes (A), cette obligation n’est pas strictement entendue (B).
A. L’obligation de principe d’épuisement des voies de recours internes
La sentence Mondev de 2002 considérait qu’en application de l’ALENA, l’investisseur victime d’une violation du traitement juste et équitable avait le choix d’agir directement devant un tribunal arbitral (possibilité offerte selon la sentence par l’article 1121 de l’ALENA) ou d’agir devant les juridictions internes, auquel cas il fallait caractériser un déni de justice pour pouvoir contester la procédure interne devant un tribunal arbitral [25]. En effet, l’arbitrage ne doit pas s’apparenter à un appel (la sentence Loewen de 2003 rappelle cela [26], comme le faisait la sentence Mondev [27]).
Cependant, l’affaire Loewen [28] a modifié le raisonnement de base : désormais, les parties n’ont plus le choix d’agir ou non devant les juridictions internes. C’est une obligation, l’article 1121 de l’ALENA permettant de renoncer aux recours internes qu’en cas de violation du droit international non constitué par un acte juridique. La justification avancée dans la sentence est que cela laisse la possibilité à l’Etat de corriger la violation causée par la décision intérieure.
Cette position a été étendue en dehors de l’ALENA dans plusieurs sentences (voir ainsi la sentence Generation Ukraine de 2003, citée dans l’affaire Joseph Charles Lemire de 2010) [29]. Cependant, cette exigence n’est pas absolue.
B. Une obligation non stricte
L’exigence de l’épuisement des voies de recours comporte un tempérament énoncé dans la sentence Loewen [30] : si l’obtention d’une réparation devant les cours internes ne peut être satisfaisante car la réparation sera « insuffisante », ou car les voies de recours ne sont pas « accessibles » ni « efficaces », dans ce cas, le demandeur peut agir directement devant le tribunal arbitral. La preuve de cette possibilité est néanmoins stricte : elle n’était pas rapportée dans l’affaire Loewen.
A ce tempérament s’ajoute une possible exception, les prévisions des parties dans le traité bilatéral d’investissement pouvant admettre le recours direct à l’arbitrage. C’était le cas dans l’affaire Joseph Charles Lemire [31], sous réserve d’efforts raisonnables pour obtenir la correction de la mauvaise décision (§ 282 de la sentence Lemire).
Ainsi, les parties ont la possibilité d’invoquer divers moyens pour agir directement en arbitrage.
Martin Binder
Master 2 Droit du commerce international, Univesité Paris I, Panthéon-Sorbonne
[1] CIRDI, LG&E c. Argentine, 3 octobre 2006, §125.
[2] Pope & Talbot Inc. V. Canada, 21 mai 2002, § 62.
[3] CIRDI, Loewen Group Inc. C. Etats-Unis, 26 juin 2003, § 125.
[4] CIRDI, Glamis Gold v. United States of American, 8 juin 2003, § 612.
[5] CIRDI, Joseph Charles Lemire v. Ukraine, 14 janvier 2010, §251.
[6] Ibid. § 252 et 253 : « What the US and Ukraine agreed when they executed the BIT, was that the international customary minimum standard should not operate as a ceiling, but rather as a floor ».
[7] CIRDI, Rumeli Telekom AS and Telsim MobilTelekomikasyon Hizmetleri AS v. Kasakhstan, 21 juillet 2008, §609.
[8] Commission de réclamations Etats-Unis – Mexique, affaire Neer, 15 octobre 1926.
[9] CIJ, Elettronica Sicula, Etats-Unis contre Italie, 20 juillet 1989, § 128.
[10] CIRDI, TECMED c. Mexique, 29 mai 2003, § 153 relatif à la place de la mauvaise foi.
[11] Op. cit. note 1, cf § 129 sur la question de la mauvaise foi.
[12] Op. cit. note 4, au § 616 « bad faith is not required to find a violation of the fair and equitable treatment standard, but its presence is conclusive evidence of such ».
[13] Op. cit. note 3, § 132 sur la preuve d’une injustice manifeste.
[14] Op. cit. note 4, § 829.
[15] CIRDI, Metalclad Corporation c. Mexique, 30 août 2000, §85 « Metalclad was led to believe, and did believe, that the federal and state permits allowed for the construction and operation of the landfill ».
[16] Op. cit. note 10, § 154 « The Arbitral Tribunal considers that this provision of the Agreement, in light of the good faith principle established by international law, requires the Contracting Parties to provide to international investments treatment that does not affect the basic expectations that were taken into account by the foreign investor to make the investment. The foreign investor expects the host State to act in a consistent manner, free from ambiguity and totally transparently in its relations with the foreign investor, so that it may know beforehand any and all rules and regulations that will govern its investments, as well as the goals of the relevant policies and administrative practices or directives, to be able to plan its investment and comply with such regulations. Any and all State actions conforming to such criteria should relate not only to the guidelines, directives or requirements issued, or the resolutions approved thereunder, but also to the goals underlying such regulations. The foreign investor also expects the host State to act consistently, i.e. without arbitrarily revoking any preexisting decisions or permits issued by the State that were relied upon by the investor to assume its commitments as well as to plan and launch its commercial and business activities ».
[17] CIRDI, CMS Gas Transmission c. Argentine, 12 mai 2005, § 276.
[18] CIRDI, Waste Management c. Mexique, 30 avril 2004, §98 « it is relevant that the treatment is in breach of representations made by the host State which were reasonably relied on by the claimant »
[19] CIRDI, LG&E c. Argentine, 3 octobre 2006, § 130.
[20] CIRDI, Suez, Sociedad Generalde Aguas de Barcelona S.A. v. The Argentine Republic, 30 juillet 2010, § 207 « Thus, it was not the investor’s legitimate expectations alone that led tribunals to find a denial of fair and equitable treatment. I twas the existence of such expectations created by host country laws, coupled with the act of investing their capital in reliance on them, and a subsequent, sudden change in those laws that led to a determination that the host country had not accorded protected investments fair and equitable treatment ».
[21] CIRDI, Mondev International Ltd c. Etats-Unis, 11 octobre 2002, § 126.
[22] Op.cit. note 3, § 170.
[23] CIRDI, Amco c. Indonesie, 31 mai 1990, § 137.
[24] CIRDI, Consortium RFCC c. Maroc, 22 décembre 2003, § 94.
[25] Op. cit. note 21, § 96 « First, under the system of Chapter 11, it will be a matter for the investor to decide whether to commence arbitration immediately, with the concomitant requirement under Article 1121 of a waiver of any further recourse to any local remedies in the host State, or whether initially to claim damages with respect to the measure before the local courts. The standard laid down in Article 1105(1) has to be applied in both situations, i.e., whether or not local remedies have been invoked. Thus under NAFTA it is not true that the denial of justice rule and the exhaustion of local remedies rule “are interlocking and inseparable”. 26 Secondly, in the present case, Mondev through LPA did choose to invoke its remedies before the United States courts. Indeed at the time it did so it had no NAFTA remedy, since NAFTA was not in force. The Tribunal is thus concerned only with that aspect of the Article 1105(1) which concerns what is commonly called denial of justice, that is to say, with the standard of treatment of aliens applicable to decisions of the host State’s courts or tribunals ».
[26] Op. cit. note 3, § 134 « A NAFTA claim cannot be converted into an appeal against the decisions of municipal courts ».
[27] Op. cit. note 21, § 126 « Under NAFTA, parties have the option to seek local remedies. If they do so and lose on the merits, it is not the function of NAFTA tribunals to act as courts of appeal ».
[28] Op. cit. note 3, § 164 « Article 1121 involves no waiver of the duty to pursue local remedies in its application to a breach of international law constituted by a judicial act ». Pour la justification, voir § 156.
[29] Op. cit. note 5, § 274 reprenant la sentence Generation Ukraine qui soutient « […] In such instances, an international tribunal may deem that the failure to seek redress from national authorities disqualifies the international claim, not because there is a requirement of exhaustion of local remedies but because the very reality of conduct tantamount to expropriation is doubtful in the absence of a reasonable – not necessarily exhaustive – effort by the investor to obtain correction ».
[30] Op. cit. note 3, § 166 et 170.
[31] Op. cit. note 5, § 276 et 277. |