Le 28 janvier 2015, la chambre criminelle de la Cour de cassation a rendu un arrêt concernant la condition tenant à l’existence du préjudice dans l’escroquerie. Condition qui précisément, n’en est pas une… La Cour considère en effet que le préjudice « n’est pas nécessairement pécuniaire et est établi lorsque l’acte opérant obligation n’a pas été librement consenti par la victime mais obtenu par des moyens frauduleux ».
Très inspirés, les romains donnaient un improbable nom à une infraction ancêtre de l’escroquerie moderne : le stelionnatus. Ce terme était dérivé du mot stellio qui désignait un petit lézard qui par les reflets de ses écailles, a le don de tromper l’œil et de disparaître, évoquant les talents de l’escroc. Toutefois, l’art de disparaître est peut-être et plus encore, au cœur même de l’incrimination d’escroquerie. L’un de ses éléments constitutifs, le préjudice, tend en effet à s’effacer au fil des arrêts.
L’article 313-1 du Code pénal paraît pourtant assez clair sur ce point : à la tromperie, à la sollicitation d’une remise, à la remise elle-même et à l’intention, s’ajoute un ultime élément constitutif, le préjudice.
La Haute Juridiction semble avoir fait peu de cas de cette apparente exigence législative et n’oblige pas à la démonstration en tant que telle de l’existence du préjudice. C’est là une jurisprudence constante[1]. L’arrêt du 28 janvier 2015 ne vient toutefois pas simplement s’y inscrire : bien davantage qu’une simple confirmation, il apparaît dans sa formulation très révélateur. Une analyse de la formule de la Cour permet en effet de déceler les deux temps de son raisonnement sur cette question. Plus encore, elle démontre toute la subtilité dont fait preuve la Haute Juridiction pour escamoter cet élément tout en donnant l’apparence de le conserver.
C’est parce qu’elle lui donne une nature particulière que la Cour parvient au résultat que le préjudice sera toujours impliqué par les autres éléments de l’infraction et perd donc sa qualité d’élément autonome et sélectif.
La nature modifiée du préjudice
La Cour commence par préciser que le préjudice « n’est pas nécessairement pécuniaire ». C’est se prononcer sur sa nature. Très naturellement, on pourrait croire que le préjudice requis par le texte d’incrimination est nécessairement d’ordre matériel puisque l’escroquerie est classiquement considérée comme une infraction contre les biens. Dans cette acception, une perte de richesse par la victime devient nécessaire pour emporter la qualification. La Cour refuse cette analyse restrictive du préjudice. Celui-ci peut aussi bien être matériel que moral. Elle l’avait déjà décidé dans un arrêt où un individu s’était fait remettre des biens auxquels il n’avait pas droit mais dont il avait payé le prix[2].
L’implication nécessaire du préjudice par les autres éléments constitutifs
Or, en analysant le préjudice comme pouvant être simplement moral, la Cour parvient à ce résultat que le préjudice sera toujours impliqué par les autres éléments constitutifs. En effet, il est de la première évidence qu’avoir opéré une remise sous l’effet d’une tromperie cause nécessairement un préjudice moral. La Cour le dit elle-même en constatant que le préjudice « est établi lorsque l’acte opérant obligation n’a pas été librement consenti par la victime mais obtenu par des moyens frauduleux ».
Ainsi, c’est en passant par un élargissement de la notion de préjudice que la Cour parvient à en escamoter la portée sans pour autant lui nier son caractère d’élément constitutif. Sur ce point, l’arrêt n’est pas nouveau mais il a le mérite de le présenter avec clarté.
Eliaz LE MOULEC
[1] Par exemple :Crim. 16 avril 1980, Bull. crim. N°107 ; Certes, une partie de la doctrine avait pu voir dans un arrêt rendu le 26 octobre 1994 par la chambre criminelle, un signe du déclin de ce recul du préjudice. Mais cet arrêt particulier pouvait aussi être analysé tout autrement.
[2] Crim. 25 avril 1896, Bull. n°139