Dans une décision du 12 octobre 2012, le Conseil constitutionnel, saisi d’une question prioritaire de constitutionnalité, a été amené à se prononcer sur la constitutionnalité de certaines prérogatives de l’Autorité de la concurrence ainsi que sur son organisation et son fonctionnement interne.
Le 30 août 2006, le ministre de l’Economie autorisait le rachat par la société Groupe Canal Plus de la société TPS, sous réserve d’engagements souscrits par Canal Plus. Cependant, cinq ans plus tard, considérant que le Groupe Canal Plus n’avait pas exécuté l’ensemble de ses engagements (10 sur les 59 initialement fixés) l’Autorité de la concurrence a ordonné le retrait de l’autorisation de concentration et le paiement par Canal Plus d’une amende de 30 millions d’euros. Cette décision a fait l’objet d’un recours en annulation devant le Conseil d’Etat. A l’occasion de ce recours les sociétés Groupe Canal Plus et Vivendi Universal ont posé une question prioritaire de constitutionnalité portant sur les pouvoirs de l’Autorité de concurrence au titre de l’article 430-8 – IV du Code de commerce – qui permet à cette dernière de sanctionner l’inexécution des engagements souscrits à l’occasion de l’autorisation d’une opération de concentration – ainsi que sur la procédure suivie, régie par les articles L 461-1 II , L461-3 et L462-5 III du Code de commerce.
I. Le pouvoir de retrait des autorisations de concentration jugé constitutionnel
Les sociétés Groupe Canal Plus et Vivendi Universal faisaient notamment prévaloir à l’appui de leur prétention la contrariété de l’article 430-8 IV à la liberté d’entreprendre garantie par l’article 4 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789.
Dans un premier temps, le Conseil constitutionnel opère une analyse téléologique des textes. Il rappelle en effet que le législateur a doté l’institution d’un tel pouvoir afin de permettre l’effectivité du dispositif. Sans celui-ci, l’Autorité n’aurait aucun moyen efficace de forcer les acteurs économiques à tenir à leurs engagements.
Derrière cette argumentation, le Conseil tient à se conformer aux exigences communautaires et notamment à la jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union Européenne, qui impose un principe d’effectivité des normes.
Dans un second temps, le Conseil s’attache à rappeler que la liberté d’entreprendre, comme tous les grands principes constitutionnels, n’est pas absolue et souffre de tempéraments. Si le rapporteur public, Vincent Daumas, avait jugé dans ses conclusions le contrôle de l’Autorité de la Concurrence comme « très intrusif », le Conseil juge quant à lui que l’ordre public économique constitue un motif d’intérêt général de nature à justifier une telle atteinte à la liberté d’entreprendre.
Rappelons qu’en principe, l’annulation d’une autorisation offre à l’acquéreur un choix : renoncer au rachat ou demander sous un délai d’un mois une nouvelle autorisation. La première solution reste théorique. Au regard des enjeux économiques, elle se révèle souvent illusoire. Le rapporteur public avait ainsi insisté sur les dérives d’un tel système qui, la plupart du temps, conduit à imposer à l’acquéreur des conditions si strictes que ce dernier aurait préféré renoncer au rachat.
Après avoir rappelé brièvement l’option dont bénéficiait l’opérateur, le Conseil constate que ce pouvoir de sanction est encadré : l’Autorité n’en use que lorsque sa décision a été soumise à des engagements et le retrait ne peut intervenir au-delà de cinq ans après la décision d’autorisation. Ce dernier argument ne paraît cependant pas convaincant dans un environnement économique aussi évolutif. Enfin, il précise que toute décision de retrait peut faire l’objet de contestation. Il revient ainsi au juge de contrôler le bien-fondé d’une décision et de procéder à une analyse concrète du cas qui lui est soumis.
A cette démonstration, on pourrait ajouter deux remarques. Tout d’abord, l’Autorité de la concurrence peut également réformer sa décision après plusieurs années au profit de l’acteur économique en annulant les engagements souscrits. Il paraît normal que cette décision soit autorisée dans les deux sens et non uniquement en faveur de l’acteur économique, puisque l’intérêt d’une telle décision n’est pas l’intérêt particulier d’un acteur mais celui de l’ordre public économique et que c’est ce dernier qui commande un tel pouvoir. Autrement dit le « parallélisme des pouvoirs » ici est de nature à justifier une telle prérogative.
En outre, il faudrait également rappeler que le Conseil d’Etat dispose d’un pouvoir similaire et une remise en cause de ce pouvoir sur le terrain de la liberté d’entreprendre aurait obligé ce dernier a abandonner une prérogative essentielle à son office.
II. La détermination du contrôle de l’impartialité des autorités administratives indépendantes
Selon les sociétés requérantes, les dispositions renvoyées portaient atteinte aux principes d’indépendance et d’impartialité des juridictions garantis par l’article 16 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789.
Le Conseil constitutionnel considère depuis longtemps que le principe d’indépendance est « indissociable de l’exercice de fonctions judiciaires » ou « juridictionnelles ». Très tôt il avait reconnu aux autorités administratives l’exercice d’un pouvoir de sanction, considérant que « le principe de la séparation des pouvoirs, non plus qu’aucun principe ou règle de valeur constitutionnelle ne fait obstacle à ce qu’une autorité administrative, agissant dans le cadre de prérogatives de puissance publique, puisse exercer un pouvoir de sanction (…) »[1]
Par une décision en date du 2 décembre 2011, le Conseil constitutionnel a pour la première fois expressément reconnu que le principe de séparation des fonctions de poursuite et de jugement s’imposait aux autorités administratives indépendantes (AAI). La solution était prévisible. Le Conseil à travers cette décision s’aligne sur le droit européen. Dans un arrêt Dubus du 11 septembre 2009, la Cour Européenne des Droit de l’Homme (CEDH) a prononcé la condamnation de la France sur le fondement de l’article 6 §1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales «en raison du défaut d’indépendance et d’impartialité de la Commission bancaire ».
Dans la présente décision, le Conseil rappelle la soumission des AAI au principe d’indépendance et d’impartialité et justifie sa position en déclarant que « la protection constitutionnelle dont jouissent les opérateur soumis au contrôle d’une autorité administrative indépendante ne peut varier en fonction du choix opéré par le législateur de qualifier ou non cette institution de juridiction lorsqu’elle exerce un pouvoir de sanction. »
Le soupçon de partialité résidait selon les requérantes dans l’exercice cumulatif et successif des fonctions d’instruction et de jugement : l’Autorité serait juge et partie dans une opération de concentration d’entreprises. Mais le Conseil constitutionnel considère que le principe d’impartialité est respecté en raison de la différence de nature de ces pouvoirs : l’autorisation relève de son pouvoir de régulation et la décision de retrait relève quant à elle de son pouvoir de sanction. De même, il relève l’existence de dispositions légales propres à garantir l’indépendance et l’impartialité du collège (consid. 17) et du rapporteur (consid.18).
Par ailleurs, la question relative à la saisine d’office de l’Autorité de la concurrence était beaucoup plus délicate. Le Conseil rappelle que l’intervention du rapporteur général constitue une condition préalable à toute saisine d’office de l’Autorité de la concurrence. Il poursuit en déclarant que cette saisine ne conduit pas « l’Autorité à préjuger la réalité des manquements à examiner » (consid. 20). Mais, ici il se garde bien d’expliquer et de démontrer cette affirmation, se contentant d’un argument d’autorité.
A l’occasion d’un contrôle de l’Autorité de la concurrence, les opérateurs économiques disposeront toujours du moyen tiré du manquement au principe d’impartialité devant le juge, qui devra, au cas par cas, déterminer en fonction de ses standards le respect effectif des garanties légales en matière d’indépendance et d’impartialité.
Epilogue : Le 21 décembre 2012, Le Conseil d’Etat a clos cette saga contentieuse en rejetant le recours en annulation de Groupe Canal Plus validant ainsi l’analyse de l’Autorité de la concurrence.
Katia Medjani
[1] CC, décision n° 89-260 DC du 28 juillet 1989 portant sur la loi relative à la transparence et à la sécurité du marché financier