Le fait que l’avocat joue un rôle dans le contentieux constitutionnel est une nouveauté en France, alors qu’il s’agit d’une pratique commune, partie intégrante de la stratégie de défense aux Etats-Unis.
A l’occasion d’une conférence à la Maison France-Amériques avec l’Association française des docteurs en droit le 26 mai 2015, alors que la QPC a cinq ans, un point comparatif a été fait avec la pratique américaine.
Intervenants :
Mme Anne DEYSINE, professeur des Universités
M. Dominique ROUSSEAU, agrégé de droit public
Me Reid FELDMAN, avocat aux barreaux de Paris et Washington
Me Frédéric SICARD, avocat au barreau de Paris
Du côté français
Ce thème n’aurait pas pu exister il y a quelques années. En France, le rôle de l’avocat dans le contentieux constitutionnel est un événement récent.
La France a été très longtemps réservée à l’égard d’un contrôle de la loi par les juges.
La Révolution s’oppose au pouvoir des Juges qui, sous l’Ancien régime, avaient le pouvoir de bloquer les ordonnances royales. Cette hostilité a donné lieu à la formulation d’un principe révolutionnaire dans la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen : la loi est l’expression de la volonté générale (art. 6). Il ne peut pas y avoir de contrôle après son adoption par les représentants du peuple.
La Constitution de 1958 introduit pour la première fois en France le contrôle de constitutionnalité. Celui-ci se fait a priori ; l’avocat y est absent.
La réforme de 2008 introduit le mécanisme de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC), en vigueur depuis le 1er mars 2010. Les avocats sont désormais au cœur du contentieux constitutionnel.
En effet, lorsque l’avocat rédige son mémoire, il doit convaincre le Juge de trois éléments, afin que sa démarche ne prospère :
– la question soulevée conditionne l’issue du litige ;
– la question est nouvelle ;
– la question est sérieuse.
Le dernier critère permet d’écarter les procédures dilatoires.
A l’occasion de ses écritures, l’avocat peut découvrir ou préciser des principes constitutionnels, à l’instar des élus qui cherchent à convaincre le Conseil constitutionnel de l’existence de nouveaux principes dans le cadre du contrôle a priori (par exemple, l’émergence du principe constitutionnel de la procédure pénale spéciale pour les mineurs).
Le rôle de l’avocat est central. En effet, il doit convaincre le Juge de l’existence d’une difficulté constitutionnelle, mais aussi son client de la possibilité de faire valoir un droit constitutionnel, supérieur à la loi à laquelle il se croit soumis. Ainsi l’avocat fait-il remonter les principes constitutionnels dans la hiérarchie judiciaire et les met-il à la disposition du justiciable, ce dont ce dernier n’a pas l’habitude dans notre pays.
La QPC commence timidement à être prise pour un outil stratégique.
Du côté américain
Les Juges devant lesquels les avocats plaident aux Etats-Unis ont la même formation initiale et sont inscrits au barreau, ce qui est une différence fondamentale avec la France où on ressent une rupture entre les plaideurs et leurs Juges.
Les avocats à la Cour suprême doivent être habilités pour chaque affaire, mais il n’y a pas de système aussi rigide qu’en France pour les avocats au Conseil. En principe, tout avocat peut plaider devant la Cour suprême. Néanmoins, de facto, un petit nombre de cabinets sont spécialisés car le mode de plaidoirie devant la Haute cour n’est pas le même qu’en France : il est nécessaire d’être très aguerri à cet exercice difficile.
En effet, les audiences ne se passent pas de la même manière outre-Atlantique : aux Etats-Unis, le plaideur a 30 minutes contre 15 en France. Les Juges fédéraux sont autorisés à interrompre l’avocat pour lui poser des questions. Dans les faits, ils ne se privent pas de cette faculté et assènent l’avocat de questions pendant la quasi-totalité du temps imparti, souvent de manière agressive. C’est un exercice peu commun pour un avocat.
Les associations, groupements ou lobbys ont l’habitude d’utiliser le contrôle de constitutionnalité pour faire changer la loi. Mais, cette stratégie n’est pas conditionnée qu’à des paramètres juridiques. Voyons ce qu’il s’est passé, par exemple, avec le port d’arme : il a fallu attendre un moment politique propice (gouvernement et public sollicitor favorables) et trouver une affaire susceptible de remonter au niveau fédéral à ce moment-là. Autre exemple : Citizen united qui parvient à déréglementer le contrôle des financements des campagnes électorales. Il s’agit d’une « déréglementation par le contentieux ».
Autres différences fondamentales :
– la contestation de la loi aux Etats-Unis constitue un moyen de défense à l’instar de tous les autres avancés devant le « juge du fond » ;
– pas de filtrage, sauf celui de la Cour qui reçoit 8000 demandes et n’en traite que 80 (il faut que 4 Juges décident de prendre l’affaire, il faut s’assurer d’en avoir 5 favorables pour approuver la demande) ;
– les juridictions « du fond » sont capables de juger de ces questions de constitutionnalité pour les besoins de l’affaire.
La pratique comparée
En France, les Juges n’ont pas le temps d’étudier précisément les affaires qui leur sont soumises (symptômes néfastes de cette limite : l’existence d’un juge rapporteur et motivations lapidaires des jugements). Or, l’analyse des opinions des juges permet d’élaborer de meilleures stratégies pour les affaires suivantes.
Aux Etats-Unis, on peut beaucoup plus facilement comprendre les décisions judiciaires, car elles sont accessibles plus facilement et elles sont mieux motivées, ce qui amène les avocats à faire beaucoup plus de strategizing qu’en France.
Il existe quelques exemples qui permettent de comprendre l’importance du contrôle de constitutionnalité aux Etats-Unis : les dommages punitifs, les actions de groupe et la procédure pénale des affaires. Il sera revenu uniquement sur le premier point.
Les dommages punitifs sont une création judiciaire, permettant à la juridiction de punir le défendeur qui a commis de actes particulièrement répréhensibles et afin de dissuader d’autres personnes qui pourraient être tentées de commettre les mêmes faits par la condamnation à des dommages conséquents. Ce serait un fléau aux Etats-Unis.
La Cour suprême a donc cherché à enrayer ce phénomène, sur le fondement de dispositions constitutionnelles interdisant de limiter certaines libertés ou encadrant ces limites. Aujourd’hui, du fait de la jurisprudence de la Cour suprême notamment, les dommages punitifs sont réglementés par certaines législations étatiques. Les Juges de la Haute cour continuent de casser des décisions qui condamnent certains justiciables à des dommages punitifs conséquents, comme dans l’affaire Philip Morris.
L’évolution, en France, du rôle de l’avocat dans le contentieux constitutionnel semble donc tendre vers la pratique qui en est faite aux Etats-Unis, et ce pour le bien du droit et des justiciables.
Antonin Péchard