Le 20 janvier 2016, la Cour de justice de l’Union européenne a rendu un important arrêt relatif à l’articulation des programmes de clémence mis en place par les autorités nationales de concurrence avec celui de la Commission européenne.
Dans le cadre du mécanisme de coopération entre la Commission européenne et les autorités nationales de concurrence (dénommé le « réseau européen de la concurrence », dit « REC »), un programme modèle de clémence a été créé en 2006. Ce programme vise à garantir une application cohérente des règles de concurrence par les États membres. Dans l’arrêt commenté du 20 janvier 2016, la Cour de justice de l’Union européenne pose le principe selon lequel chaque programme de clémence « est autonome par rapport non seulement aux autres programmes nationaux, mais aussi au programme de clémence de l’Union »1.
La clémence, un outil renforçant la lutte contre les cartels
En France, la procédure de clémence a été mise en place par la Loi n°2001-420 du 15 mai 2001 sur les Nouvelles Régulations Economiques, dite « loi NRE ». Elle figure à présent aux articles L 464-2 et R 464-5 du Code de commerce.
Cette procédure a été créée pour faciliter l’identification et la sanction des ententes en accordant une exonération de sanction aux entreprises impliquées les dénonçant.
En particulier, cette procédure permet de renforcer la lutte contre les cartels, une forme d’entente permettant aux entreprises présentes sur un marché comptant peu d’acteurs de s’entendre en vue de contrôler, et parfois partager, ce marché, en fixant les prix ou encore en rendant plus difficile l’entrée de nouveaux concurrents dans le but de maximiser leurs profits.
Face aux précautions dont font preuve les entreprises pour garder ces pratiques secrètes, les exonérations de sanction ont pour objet d’encourager leur dénonciation et ce faisant, d’appréhender plus facilement les cartels, qui nuisent à un fonctionnement efficient du marché.
L’Autorité de la concurrence va jusqu’à accorder une exonération totale de sanction à la première entreprise qui dénonce une entente, si celle-ci « a contribué à établir la réalité de la pratique prohibée et à identifier ses auteurs, en apportant des éléments d’information dont l’Autorité ou l’administration ne disposaient pas antérieurement »2.
Sur cette question, il faut noter que le programme de clémence français a récemment fait l’objet d’une révision.
Le nouveau communiqué de procédure de l’Autorité de la concurrence
L’Autorité de la concurrence a publié le 3 avril 20153 un nouveau communiqué de procédure.
Elle a souhaité en premier lieu garantir une meilleure prévisibilité quant à la hauteur de la réduction que l’entreprise pourrait obtenir lorsque celle-ci envisage de déposer une demande de clémence pour bénéficier d’une exonération partielle de sanction. Une entreprise peut ainsi estimer le montant de la réduction de sanction dont elle pourrait bénéficier selon son rang parmi les entreprises ayant dénoncé une entente. Par exemple, la deuxième entreprise à fournir une information d’une valeur ajoutée significative peut bénéficier d’une réduction d’une hauteur comprise entre 15 et 40 %.
Ensuite, le nouveau communiqué apporte plusieurs modifications substantielles au programme de clémence, par exemple il explicite les étapes-clés de l’instruction de la demande de clémence, en particulier entre le moment où le délai imparti pour la transmission des informations et éléments de preuves fondant la demande est échu et le moment où la séance devant l’Autorité – préalable à l’adoption d’un avis de clémence mais également et plus largement à la lutte contre les pratiques anticoncurrentielles.
L’Autorité prévoit également de publier un communiqué de presse à l’issue d’une opération de visite et saisie, afin de renforcer l’égalité entre les entreprises susceptibles de déposer une demande de clémence. L’Autorité publiera un second communiqué de presse dans l’hypothèse où elle décide qu’il n’y a pas lieu de poursuivre l’enquête ou clôt l’affaire au bénéfice d’entreprises visitées.
Alors que de nombreuses entreprises opèrent dans un cadre transnational, l’identification des pratiques anticoncurrentielles dépassant le seul territoire national représente un enjeu majeur pour les autorités de régulation.
Il existe pour cela un programme de clémence spécifique à la Commission européenne permettant de sanctionner efficacement les pratiques sur le territoire de l’Union européenne.
Une procédure de clémence spécifique devant la Commission européenne
La procédure de clémence devant la Commission européenne est prévue par la Communication du 8 décembre 20064. Celle-ci a pour objectif de faciliter la sanction des cartels qui s’étendent sur les territoires de plusieurs Etats membres de l’Union européenne.
Bien qu’elle partage de nombreux points communs avec la procédure de clémence française, elle présente certaines particularités.
La Commission européenne accorde une immunité d’amende à l’entreprise qui est la première à fournir des éléments de preuve lui permettant d’effectuer une inspection ciblée des entreprises participant à l’entente présumée. Si la Commission a déjà suffisamment d’éléments pour effectuer une inspection auprès des entreprises soupçonnées de participer à une entente, alors l’entreprise ne pourra bénéficier de l’immunité de sanction que si elle apporte des éléments de preuve permettant l’identification et la sanction de l’entente.
Si une entreprise n’est pas éligible à l’immunité d’amendes, elle peut néanmoins bénéficier d’une réduction d’amende si elle apporte des informations ayant une valeur ajoutée significative pour l’identification de la pratique. La première entreprise éligible à une réduction d’amende peut obtenir une réduction de 30 à 50 %, la deuxième de 20 à 30 % et les suivantes jusqu’à 20 %.
Indépendant du programme de clémence européen, le REC a été mis en place pour assurer une interprétation et une application cohérente du droit européen de la concurrence par les autorités nationales.
Le REC, un réseau à plusieurs objectifs
Il sert, d’abord, à assurer la cohérence de la politique communautaire de concurrence. L’ensemble des ANC sont en effet compétentes pour mettre en œuvre le droit communautaire de la concurrence (articles 101 et 102 du traité FUE, ex articles 81 et 82 du traité CE) depuis le mouvement de décentralisation intervenu en 2003, dès lors que les affaires d’entente ou d’abus de position dominante dont elles sont saisies affectent le commerce entre les Etats membres. Des mécanismes ont donc été prévus pour s’assurer qu’elles interprètent et appliquent ces dispositions de façon cohérente, sous le contrôle de la Commission européenne.
Ensuite, le REC associe les autorités nationales à l’adoption des décisions de la Commission européenne en matière de concurrence, par le biais d’un comité consultatif appelé à donner son avis sur tout projet de décision concernant un cas d’entente ou d’abus de position dominante.
Enfin, il fait travailler en commun la Commission et les autorités nationales de concurrences sur des sujets d’ordre plus général ou sectoriel : préparation d’un projet de texte, comparaison des pratiques décisionnelles nationales, recherche de meilleures pratiques, etc.
Le REC a une influence particulièrement significative sur les programmes de clémence nationaux.
Le REC, un mécanisme préservant l’autonomie des programmes de clémence nationaux
Le REC a adopté le 29 septembre 2006 un programme modèle en matière de clémence.
Selon l’Autorité de la Concurrence, « celui-ci a notamment pour objet d’éviter que les entreprises susceptibles de solliciter le bénéfice de la clémence n’en soient dissuadées par des divergences entre programmes de clémence applicables au sein du REC et, à cette fin, d’établir des principes communs de traitement des demandes de clémence »5.
Dans l’arrêt du 20 janvier 2016, la Cour de justice de l’Union européenne pose le principe que les programmes de clémence nationaux coexistent de façon autonome non seulement avec ceux des autres Etats membres, mais également avec celui de la Commission européenne.
En l’espèce, plusieurs entreprises italiennes ont déposé des demandes de clémence auprès de la Commission européenne et de l’autorité italienne de la concurrence (AGCM) dénonçant une violation des règles du droit européen de la concurrence. L’une de ces entreprises a obtenu une exonération totale de sanction, au titre du programme de clémence italien, en étant la première à avoir dénoncé l’entente à l’AGCM.
Or, une autre de ces entreprises a contesté devant les juridictions italiennes le refus d’exonération totale de sanction la concernant au motif que celle-ci avait été la première à déposer une demande de clémence auprès de la Commission européenne concernant les mêmes pratiques et ce, avant le dépôt de la demande devant l’AGCM.
Saisie d’une question préjudicielle posée par la juridiction italienne, la Cour de justice de l’Union européenne devait se prononcer sur l’articulation des différentes procédures coexistant au sein du REC.
La Cour juge qu’il n’existe aucun lien juridique entre la demande d’exonération de sanction déposée auprès de la Commission européenne et la demande présentée à une autorité nationale de concurrence pour la même entente, si bien que cette dernière autorité n’est pas obligée d’apprécier la demande à la lumière de la demande d’exonération faite auprès de la Commission et n’est pas tenue de contacter cette dernière pour avoir des informations sur l’objet et les résultats de la procédure de clémence mise en place au niveau européen.
La Cour était également interrogée sur la compatibilité entre le dépôt d’une demande d’exonération totale de sanction auprès d’une autorité nationale et le dépôt d’une demande d’exonération partielle auprès la Commission. La Cour considère sur ce point que le droit de l’Union ne fait pas obstacle à un régime national de clémence qui permet d’accepter la demande d’exonération de sanction d’une entreprise, lorsque cette dernière a présenté en parallèle à la Commission européenne, non pas une demande d’exonération totale, mais une simple demande de réduction d’amende.
Par conséquent, dans le cas d’une entente dont les effets anticoncurrentiels sont susceptibles de se produire dans plusieurs Etats membres et donc pouvant susciter l’intervention de différentes autorités nationales de concurrence ainsi que la Commission, l’entreprise qui souhaite bénéficier du régime de clémence a intérêt à présenter des demandes d’exonération, non seulement à la Commission, mais aussi aux autorités nationales éventuellement compétentes.
Le REC, condamné à rester un simple lieu de discussion entre les autorités de concurrence ?
Dans cet arrêt du 20 janvier 2016, la Cour de justice de l’Union européenne a fondé sa motivation sur l’absence d’effet contraignant à l’égard des autorités nationales des instruments adoptés dans le cadre du REC.
Or, les projets de texte présentés par le REC sont particulièrement aboutis, comme le démontre le programme modèle de clémence. Durant les travaux préparatoires du programme modèle de clémence, l’Autorité de la concurrence (à l’époque dénommée Conseil de la Concurrence) a mené d’importantes consultations, impliquant les plus grands spécialistes du droit de la concurrence en France, tels que ceux réunis au sein de l’Association française d’étude de la concurrence (AFEC).
Les instruments adoptés dans le cadre du REC sont donc d’une qualité significative et répondent aux problématiques les plus actuelles du droit de la concurrence.
En outre, l’absence de caractère contraignant des outils issus du REC et en particulier du programme modèle de clémence a pour effet de créer une incertitude pour les entreprises, incertitude pouvant les conduire à renoncer à dénoncer une entente, en l’absence de visibilité suffisante sur la possibilité de bénéficier de la clémence.
Néanmoins, les autorités nationales de concurrence sont libres d’intégrer les instruments adoptés dans le cadre du REC dans leur pratique. Ainsi, celles-ci peuvent adapter ces textes aux spécificités propres à chaque Etat membre.
En outre, une régulation de la concurrence propre à chaque autorité nationale permet de créer une émulation entre celles-ci permettant de faire émerger de meilleures pratiques et des solutions innovantes pour assurer une concurrence plus efficace sur les marchés et, au final, améliorer le bien-être du consommateur.
Un débat loin d’être tranché, mais doit-il vraiment l’être ? En effet, le REC n’est-il pas l’illustration de l’apport majeur du système institutionnel et juridique de l’Union européenne, qui consiste à mettre en commun les avantages de chacun de ses membres tout en préservant les spécificités et les réalités propres à chaque Etat membre ?
Nathan Blatz
- Cour de Justice, aff. C-428/14, DHL Express c/ Autorità Garante della Concorrenza e del Mercato, 20 janvier 2016, (57) /
- Article L464-2-IV du Code de Commerce /
- Autorité de la Concurrence, « Communiqué de procédure du 3 avril 2015 relatif au programme de clémence français » /
- Commission européenne, « Communication de la Commission sur l’immunité d’amendes et la réduction de leur montant dans les affaires portant sur des ententes », 8 décembre 2006, 2006/C 298/11 /
- Ibid, p. 2, (5)
Pour en savoir + :
Sur le programme de clémence français
Sur le réseau européen de la concurrence
Sur l’arrêt du 20 janvier 2016 de la Cour de Justice