Par un arrêt Département de Tarn-et-Garonne du 4 avril 20141, le Conseil d’Etat ouvre à tous les tiers jus- tifiant d’un intérêt lésé par un contrat administratif la possibilité de contester sa validité devant le juge du contrat. Cependant, ceux-ci ne pourront se plaindre que des illégalités particulièrement graves ou en rapport direct avec leur intérêt lésé. Cette décision met fin à une jurisprudence réservant cette voie de recours aux parties au contrat et aux concurrents évincés lors de sa passation2.
Cette jurisprudence n’étant pas rétroactive, la nouvelle voie de recours ouverte ne pourra être exercée par les tiers, qui n’en bénéficiaient pas auparavant, que contre les contrats signés à compter de la date de cette décision. Pour les contrats signés avant cette date, l’ancienne voie de recours contre les actes « détachables » leur reste ouverte.
En vertu de la jurisprudence Martin3, les tiers ne pouvaient contester que les actes administratifs dits « détachables » du contrat. L’arrêt Département de Tarn-et-Garonne, en ouvrant par principe le recours direct contre le contrat aux tiers, met fin à cette jurisprudence datant du début du XXème siècle.
S’inscrivant ainsi dans la continuité naturelle de l’arrêt fondateur Tropic Travaux Signalisations4 qui avait ouvert l’accès au juge du contrat aux tiers concurrents évincés, ce revirement de jurisprudence majeur marque le point d’orgue de décennies de controverse doctrinale portant sur la problématique de l’accès des tiers au contentieux de pleine juridiction en matière contractuelle.
Identifié par le rapporteur public Dacosta dans ses conclusions, le point névralgique de la controverse pouvait se résumer en une question: comment conserver « l’équilibre entre les stabilité des relations contractuelles et droit au juge, tout en réduisant la durée de la période d’insécurité juridique, pour les parties, qui s’attache à l’existence des voies de recours? ».
Sa réponse, limpide, fut celle adoptée par le Conseil d’Etat: « il s’agit de déplacer l’intégralité du débat contentieux devant le juge du contrat, quel que soit le tiers concerné, de telle sorte qu’aucune autre voie contentieuse ne puisse prospérer une fois le contrat signé ».
LE PRINCIPE DE L’ACCÈS DES TIERS AU JUGE DU CONTRAT
L’arrêt Département de Tarn-et-Garonne ouvre le recours direct contre le contrat à tous les tiers susceptibles d’être lésés, dans leurs intérêts, par sa passation ou ses clauses, et ce, y compris en faisant valoir, devant le juge du contrat, l’illégalité des actes « détachables » du contrat.
En rebattant ainsi les cartes du contentieux des contrats administratif, le Conseil d’Etat limite le recours pour excès de pouvoir à deux hypothèses: à l’égard du contrat de droit privé et pour le préfet.
Cependant, en contrepartie de l’ouverture du contentieux de pleine juridiction aux tiers, le Conseil d’Etat met en place un encadrement strict.
• Pour pouvoir saisir le juge du contrat, les tiers doivent justifier que leurs intérêts sont susceptibles d’être lésés de manière suffisamment directe et certaine.
• Sur le fond, ils ne peuvent se plaindre que des vices du contrat en rapport direct avec l’intérêt lésé dont ils se prévalent ou de ceux d’une gravité telle que le juge devrait les relever d’office.
Reprenant ainsi les conditions de la jurisprudence SMIR-GEOMES applicable aux référés précontractuels et contractuels5, la recevabilité des tiers à contester les contrats se trouve éminemment restreinte.
UNE JURISPRUDENCE SOURCE D’UNIFICATION DU CONTENTIEUX DES CONTRATS ADMINISTRATIFS
L’arrêt Département de Tarn-et-Garonne va dans le sens d’une simplification du droit positif en permettant l’élimination de nombreuses complications liées à l’éclatement du contentieux des contrats administratifs, lui-même source d’insécurité juridique.
Manquant à la fois de lisibilité et d’intelligibilité pour le citoyen et l’administré, autant que d’efficacité pour le contrôle de la légalité, certains litiges contractuels pou- vaient nécessiter l’intervention de trois juges différents :
• juge de l’annulation
• juge de l’exécution
• juge du contrat6
Concernant l’office du juge du contrat, l’arrêt Département de Tarn-et-Garonne synthétise les avancées jurisprudentielles ayant suivi l’arrêt Tropic7 et notamment celles en matière de régularisation des vices de formes ou de procédures8.
On peut par ailleurs noter que la décision du Conseil d’Etat se place dans la droite ligne de la jurisprudence Commune de Béziers9, en ce qu’elle circonscrit de manière précise le périmètre des situations pouvant justifier l’annulation du contrat : « si (ce dernier) a un contenu illicite ou s’il se trouve affecté d’un vice de consentement ou de tout autre vice d’une particulière gravité que le juge doit ainsi relever d’office ».
En ce sens, dans le cadre d’un recours Tarn-et-Garonne, le juge administratif, après avoir apprécié l’importance et les conséquences des vices entachant la validité du contrat, dispose d’une palette de pouvoirs lui permettant de moduler sa solution aux faits qui lui sont soumis.
ENTRE CONTINUITÉ ET RUPTURE: SUITE ET FIN DE LA JURISPRUDENCE TROPIC
On ne saurait douter que l’arrêt Département de Tarn-et-Garonne constitue un élargissement du recours Tropic et prolonge la logique d’ouverture du contentieux de pleine juridiction aux tiers en matière contractuelle. Cependant, force est de constater que « l’arrêt Tropic lui-même, qui avait amorcé la révolution du contentieux administratif des contrats, se trouve désormais supplanté 10».
En effet, le Conseil d’Etat ne s’est pas borné à conserver le recours Tropic en l’état pour simplement l’ouvrir à l’ensemble des tiers. Désormais, là où les concurrents évincés pouvaient invoquer tous les moyens susceptibles de remettre en cause la validité du contrat, ceux-ci ne peuvent se prévaloir que « de vices en rapport direct avec l’intérêt lésé dont ils se prévalent ou ceux d’une gravité telle que le juge devrait les relever d’office ».
L’évolution jurisprudentielle marque donc un durcissement significatif de la possibilité pour les concurrents évincés de contester des contrats, et ce d’autant plus que leur intérêt à agir était apprécié de manière très libérale11.
Surnommé peut-être abusivement arrêt « Tropic II » par Philippe Rees, ce revirement réinstaure donc l’exigence d’un intérêt à agir concret des requérants et signe ainsi – de manière pour le moins inattendue12 – la « smirgeomisation » du recours des concurrents évincés.
UNE PRIMAUTÉ DONNÉE À LA SÉCURITÉ DES RELATIONS CONTRACTUELLES
Si, selon D. Casas, les tiers pouvaient déjà « porter le fer au cœur du contrat et exiger jusqu’à son anéantissement », l’ouverture du contentieux de pleine juridiction contrac- tuel à tous les tiers lésés constitue un tournant indéniable du droit des contrats administratifs.
Cependant, et contrairement aux apparences, cette avancée ne vise pas tant à ouvrir de manière massive le recours direct contre le contrat, qu’à unifier et rationaliser le contentieux des contrats administratifs.
Dans les faits, les restrictions d’action des tiers sont telles que des contrat illégaux pourraient échapper à toute censure en raison du fait que les requérants potentiels ne se verraient pas reconnaître d’intérêt à agir ou que les illégalités commises ne seront pas de celles qu’il peuvent invoquer13.
Dès lors, « si l’accès au juge n’est plus verrouillé, la sécurité contractuelle prévaut largement sur sa légalité »14.
Nicolas MASSON
1 CE, ass., 4 avril 2014, Département de Tarn-et-Garonne, n°358994
2 Voir communiqué de presse du Conseil d’Etat sur l’arrêt Département de Tarn-et-Garonne
3 CE, 4 août 1905, Martin, p. 749
4 CE, ass., 16 juillet 2007, Sté Tropic Travaux Signalisations, n°291545 5CE, sect., 3 octobre 2008, SMIRGEOMES, n°305420
6 CE, sect., 10 décembre 2003, Institut de recherche pour le dévelop- pement, n° 248950 ; V. aussi CE, 1er octobre 1993, Société Le yacht club international de Bormes-les-Mimosas, n° 54660 – CE sect., 7 oc- tobre 1994, Epoux Lopez, n° 124244
7 V. en ce sens Contrat et marché publics n°5, mai 2014, « Tropic II est arrivé, à propos de l’arrêt Département de Tarn-et-Garonne », Phi- lippe Rees
8 La jurisprudence postérieure à l’arrêt Tropic avait montré l’impor- tance de ce pouvoir en matière de commande publique
9 CE, ass., 28 décembre 2009, Commune de Béziers, n°304802
10 Contrat et marché publics n°5, mai 2014, « Le contentieux adminis- tratif des contrats poursuit sa mue : quelques réflexions à propos de l’arrêt Département de Tarn-et-Garonne », François Llores et Pierre Soler-Couteaux
11 V. CE, avis, 11 avril 2012, Sté Gouelle, n°355446
12 Le Conseil d’Etat s’y était refusé dans l’avis Sté Gouelle (supra n°11)
13 V. la tribune du Président Marcovici (AJDA 2013, p. 1287)
14 V. Contrat et marché publics n°5, mai 2014, « Le juge du référé-sus- pension de droit commun