Le principe non bis in idem implique qu’une personne ne puisse être poursuivie ou punie qu’une seule fois pour des faits identiques.
Si la question de la double poursuite des infractions boursières a placé ce principe au cœur de l’actualité juridique[1], l’intérêt suscité semble se limiter à l’aspect interne du non bis in idem, sa dimension transnationale demeurant relativement ignorée.
En effet, si la perspective d’une double sanction d’un même fait au sein de l’ordre juridique français interpelle, le fait qu’une personne puisse être poursuivie et sanctionnée en France pour une infraction au titre de laquelle elle a d’ores et déjà été jugée à l’étranger ne suscite pas une telle réprobation.
Pourtant, l’hypothèse d’une double répression des infractions relevant de la délinquance économique est une réalité pour les sociétés françaises. L’application transnationale du principe non bis in idem n’apporte qu’une réponse partielle à cette situation, d’où la nécessité d’imaginer des solutions innovantes.
Les risques de poursuites multiples des sociétés françaises
Les sociétés de dimension internationale courent le risque de voir leurs comportements poursuivis au sein de plusieurs ordres juridiques.
La facilitation des échanges engendre une multiplication des localisations potentielles des éléments constitutifs d’une infraction, d’où la possibilité de voir plusieurs Etats se reconnaître compétents pour juger cette infraction.
Les sociétés françaises, naturellement soumises à la compétence du juge pénal français, risquent donc de devoir répondre simultanément et/ou successivement de leurs actes en France et à l’étranger.
Ce risque est aggravé par la tendance de certains Etats à élargir le champ de leur compétence en matière pénale. Nombreuses sont ainsi les sociétés européennes soumises à des poursuites aux Etats-Unis, notamment à travers des procédures négociées (non prosecution agreement ou deferred prosecution agreement principalement).
Ces procédures impliquent pour la société poursuivie, outre le paiement d’une lourde sanction financière[2], la reconnaissance de certains faits (statement of facts) et l’interdiction de les contester (muzzle clause), ce qui engendre une « impossibilité concrète de se défendre dans son Etat d’origine sur les faits objet de l’accord »[3], alors même que le Parquet ou le juge d’instruction français seront très certainement amenés à exploiter cette reconnaissance dans le cadre d’une procédure ultérieure[4].
La réponse à cette situation contraire à la libre discussion des preuves en matière pénale et au droit à un procès équitable, pourrait résider dans l’application du principe non bis in idem.
Les effets du principe non bis in idem
Le droit positif
Le droit pénal français accorde une place limitée au principe non bis in idem dans sa dimension transnationale[5].
Les articles 113-9 du Code pénal et 692 du Code de procédure pénale comportent des dispositions similaires en vertu desquelles une personne ne peut être pénalement poursuivie en France si elle a été « jugée définitivement à l’étranger pour les mêmes faits » et si elle a exécuté sa peine en cas de condamnation.
Cependant, ces dispositions ne s’appliquent que lorsque l’infraction n’a pas été commise ou réputée commise en France. La jurisprudence refuse donc toute application du principe non bis in idem dès lors qu’un des éléments constitutifs de l’infraction est localisé en France[6].
De plus, ces textes exigent que la personne qui se prévaut du principe non bis in idem ait été « jugée définitivement » à l’étranger, ce qui exclut les décisions frappées de recours, les classements sans suite et refus de mise en mouvement de l’action publique[7].
Dans l’hypothèse spécifique d’un deferred prosecution agreement, la question pourrait se poser de savoir si le caractère provisoire de ce type d’accord s’oppose à son assimilation à un jugement définitif, au sens des articles précités.
La France est également partie à plusieurs conventions se référant au principe non bis in idem.
En premier lieu, l’article 50 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne reconnait le principe et interdit de poursuivre en France une personne définitivement jugée pour les mêmes faits dans un autre Etat membre.
En second lieu, le principe est présent à l’article 14.7 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques du 19 décembre 1966, en des termes très généraux, même si le Comité des droits de l’homme a refusé de donner à cet article une portée transnationale[8].
Par conséquent, le principe non bis in idem, dont l’efficacité est cantonnée aux infractions intégralement commises à l’étranger, apporte une réponse insuffisante aux risques de poursuites multiples, sauf à en développer une interprétation innovante.
L’application audacieuse du principe non bis in idem
La décision rendue le 8 juillet 2013 par le Tribunal de grande instance de Paris, dans le cadre de la médiatique affaire Pétrole contre nourriture, constitue une application audacieuse du principe non bis in idem.
Une société suisse condamnée aux Etats-Unis dans le cadre d’une procédure négociée, invoquait l’extinction de l’action publique du fait de l’autorité de la chose jugée, en s’appuyant sur l’article 692 du Code de procédure pénale et l’article 14.7 du Pacte.
Classiquement, le tribunal rejette l’argumentation fondée sur l’article 692 du Code de procédure pénale, l’infraction ayant été partiellement commise sur le territoire français.
A l’inverse, le tribunal attribue une portée transnationale inédite à l’article 14.7 du Pacte. Soulignant le fait que l’article 6 du Code de procédure pénale, qui prévoit l’extinction de l’action publique notamment en raison de « la chose jugée », ne distingue pas selon l’origine française ou étrangère de la chose jugée, il en conclut donc à l’extinction de l’action publique.
Outre cette interprétation extensive de l’article 14.7 du Pacte, la décision est intéressante en ce qu’elle considère qu’un « plea agreement » conclu aux Etats-Unis est assimilable à un « jugement définitif ».
Le Tribunal de grande instance de Paris apporte ici une réponse au risque de double poursuite des sociétés condamnées aux Etats-Unis dans le cadre d’une procédure négociée. Sa décision, qui a fait l’objet d’un appel de la part du Ministère public, reste néanmoins difficilement compatible avec l’état actuel de la jurisprudence de la Chambre criminelle[9].
Les solutions envisageables
Plusieurs voies peuvent être envisagées pour remédier à la situation d’insécurité engendrée par l’insuffisante prise en compte du principe non bis in idem en droit français.
La première voie consiste à établir une convention internationale fixant les critères de compétence pénale des Etats signataires en matière économique, éliminant ainsi les conflits de compétences et les risques de poursuites multiples. Une telle convention reste néanmoins peu probable, les Etats étant très attachés à cette prérogative régalienne.
La deuxième voie, plus réaliste, nécessite de définir des mécanismes de coopération permettant aux Etats de se concerter en amont pour définir lequel est le mieux placé pour poursuivre une infraction, selon des critères prédéfinis, et organiser un aiguillage des poursuites vers cet Etat[10].
A défaut de mise en œuvre de telles solutions, il appartiendra au juge français de proposer des interprétations textuelles audacieuses, à l’image de celle retenue dans la décision Pétrole contre nourriture, afin de protéger les sociétés françaises d’une double condamnation pour des faits identiques, aussi inutile en termes de politique pénale que contraire aux principes juridiques élémentaires.
François Voiron
Avocat à la Cour
[1] Cons. const., 18 mars 2015, QPC 2014-453/454 QPC et 2015-462 QPC, M. John L. et autres.
[2] 338 millions de dollars pour Technip en 2010, 398 millions de dollars pour Total en 2013, 8,9 milliards de dollars pour BNP Paribas en 2014.
[3] Deals de justice – Le marché américain de l’obéissance mondialisée, sous la direction d’Antoine Garapon et Pierre Servan-Schreiber, Chapitre 3 : La self-defense des entreprises par Astrid Mignon-Colombet, p.95, PUF, 2014.
[4] Les procédures américaines étant souvent plus rapides que la procédure pénale française, il est probable que l’accord américain survienne avant le jugement français.
[5] France, les compétences criminelles concurrentes nationales et internationales et le principe ne bis in idem, Laurent Desessard, Rev. int. droit pénal, 2002/3, vol. 73.
[6] Crim. 3 nov. 1970, Bull. crim. n°285, n°70-90.953 ; Crim. 17 mars 1999, Bull. crim. n°44, n°98-80.413 ; Crim. 8 juin 2005, Bull. crim. n°174, n°05-81.800.
[7] Crim. 10 sept. 2014, Bull. crim. n°184, n°14-84.186 ; Crim. 6 déc. 2005, Bull. crim. n°317, n°04-86.378 ; Crim. 12 mai 2009, Bull. crim. n°89, n°07‑85.875 ; Crim. 2 avr. 2014, n°13-80.474.
[8] CDH, 2 nov. 1987, D/204, A.P c/ Italie ; CDH, 27 juill. 1994, n°452/1991, Glaziou c/ France.
[9] Crim. 23 oct. 2013, Bull. crim. n°201, n°13-83.499 : approuvant une cour d’appel d’avoir retenu l’absence de portée transnationale de l’article 14.7 du Pacte.
[10] Un tel mécanisme de coopération est d’ailleurs prévu en matière de corruption d’agent public étranger par l’article 4.3 de la convention de l’OCDE de 1997.