L’aide juridictionnelle, bientôt réformée ?

Le projet de loi de finances pour 2016 intègre un complément de financement de l’aide juridictionnelle par les avocats. Depuis le mardi 13 octobre, ces derniers se mobilisent pour contrer ce projet. Est-ce réellement aux avocats de financer le service public de l’accès à la justice ?

Le mouvement de protestation s’est renforcé, le vendredi 16 octobre, après le vote à l’Assemblée nationale du nouveau budget pour l’aide juridictionnelle (AJ) et du financement de cette réforme. À l’origine des discordes entretenues entre les barreaux et la Chancellerie, l’article 15 du projet de Loi de finances qui prévoit différentes mesures pouvant créer un certain malaise au sein de la profession, notamment une modification de leur barème de rétribution dans le cadre de l’aide juridictionnelle ainsi qu’un financement partiel de celle-ci via la caisse des règlements pécuniaires des avocats (Carpa).

Au vu de l’intensité du mouvement de grève, comme le prouve l’intervention musclée des CRS à Lille, le gouvernement a préféré renoncer à prélever les caisses gérées par les avocats pour financer le budget de l’aide juridictionnelle.

Réformer pour élargir l’accès à l’aide juridictionnelle

La justice française prévoit un financement public[1] de l’aide juridictionnelle, qui permet aux plus démunis d’avoir accès à l’assistance d’un avocat pour toute action en justice grâce à la prise en charge des frais judiciaires par l’État. Cette aide est aussi bien attribuée à des prévenus qu’à des victimes, afin de leur garantir un procès juste et équitable[2]. Ceci dans les procédures civiles (divorces, prud’homme…) ou pénales (garde à vue, comparution immédiate, procès…). À l’heure actuelle, le plafond de ressource pour bénéficier d’une prise en charge totale des frais de justice est fixé à 941 euros par personne. La réforme le fixe désormais à 1 000 euros, ce qui devrait permettre à « 100 000 personnes supplémentaires d’être bénéficiaires de l’aide juridictionnelle », assure Christiane Taubira. Pour les contribuables aux revenus mensuels oscillant entre 1411 et 942 euros, une aide partielle est également attribuée[3]. Les plafonds de prise en charge sont également révisés par la réforme.

Le but est louable mais c’est lorsque le financement de cette réforme est abordé que la voix des avocats s’élève.

Le financement de l’AJ

À l’issue d’une réunion avec les représentants des avocats, la ministre de la Justice a renoncé à l’une des mesures présentes dans cette réforme : financer l’AJ en prélevant les intérêts générés par les caisses Carpa. Ces caisses permettent les transactions financières entre les avocats et leurs clients, au titre de leur activité professionnelle, et d’en dégager des produits financiers. La Chancellerie souhaitait en premier lieu prélever cinq millions d’euros en 2016 dans ces caisses puis dix millions en 2017. À la suite des manifestations, « Taubira renonce à prélever les avocats », comme le titre le site Les Échos. Un amendement sera donc déposé au Sénat en ce sens. Les prélèvements de cinq millions d’euros en 2016 et dix millions d’euros en 2017 sur les Carpa sont annulés. Le budget de l’aide juridictionnelle sera donc ramené à 400 millions d’euros en 2016, contre 405 millions d’euros prévus dans le projet de réforme. À l’heure actuelle, on ne sait toujours pas comment la Chancellerie compte financer la revalorisation de l’aide juridictionnelle. Certains ironisaient que cette mesure reviendrait à demander aux médecins de combler le « trou de la Sécu ». Pascal Eydoux, le président du Conseil national des barreaux, rappelle également que l’AJ est déjà financée par la Carpa, qui consacre dix-sept millions d’euros chaque année à la gestion administrative et à l’organisation de cette aide[4]. De plus, les avocats estiment participer déjà largement au fonctionnement de l’AJ avec le temps qu’ils investissent sur chacun de ces dossiers pour une rémunération qu’ils jugent insuffisante au regard des frais réels supportés par leurs cabinets.

La rémunération de l’AJ

La rémunération des avocats participant à l’AJ est déterminée par l’« unité de valeur » (UV) correspondant, dans les faits, à une demi-heure de travail. À chaque dossier, l’État attribue un certain nombre d’UV qui dépend de la complexité de l’affaire et du temps estimé pour le mener à bien. Ces avocats sont donc payés « au forfait », peu importe le nombre d’heures passées à le préparer. Le coût de l’unité de valeur est fixé chaque année par la Loi de Finances. Leur exigence se porte alors sur deux autres points de ce projet qu’ils souhaitent voir modifiés : les UV propres à chaque affaire et la rétribution qui leur est accordée. Dans sa réforme, la ministre de la Justice prévoit une réévaluation du taux de cette UV en la généralisant à 24,20 euros pour l’ensemble des barreaux de France, alors qu’elle est actuellement de 22,84 euros par unité de valeur. Le ministère prévoit également une refonte du barème définissant le nombre d’UV accordé à chaque dossier. Ce nouveau barème[5] revoit à la baisse dix-neuf des vingt-huit types d’interventions des avocats, ce qui signifie par exemple qu’un dossier rémunéré 30 UV pourra se voir rémunéré 25,5 UV à l’avenir. Dans le cas d’un divorce par consentement mutuel, la rémunération de l’avocat passera donc de 685,2 euros à 617,1 euros. Un manque à gagner évident pour les avocats, malgré la hausse du taux de leur rémunération.

La désespérance judiciaire pour les plus démunis

Pour Séverine Dupuy-Busson, avocate à la Cour d’appel de Paris, ces mesures « menacent l’assistance en justice des plus démunis. » Abaisser les barèmes d’indemnisation de 30 % revient à faire « peser sur les avocats un impôt pour financer l’AJ, et prendre le risque que certains avocats refusent les dossiers car trop peu rémunérateurs par rapport aux charges », précise-t-elle. Les avocats sont déjà peu nombreux à traiter des dossiers sous AJ à Paris. En province, ils sont à l’inverse très sollicités. Le risque à

long terme est que les justiciables ayant de faibles revenus ne trouvent plus personne pour les défendre. Le mouvement de grève lancé par les avocats a pour but de faire valoir leurs droits, mais aussi ceux des justiciables, pour que ces derniers puissent continuer de bénéficier de ce service public et aussi prétendre à un service de défense de qualité. Rappelons que chaque avocat prête serment afin de faire preuve, entre autres, d’humanité. Par conséquent « cela ne change absolument rien à [la] façon d’aborder un dossier et de travailler dessus » souligne Séverine Dupuy-Busson, concernant les affaires bénéficiant de l’AJ qu’elle est amenée à traiter.

Ce mouvement entraîne donc le renvoi des audiences et un retard important sur l’ensemble des dossiers ; les avocats « plaidant systématiquement le renvoi de l’affaire et le contrôle judiciaire pour le client au pénal lorsque la liberté est en jeu », remarque Dupuy-Busson. ils n’assurent par ailleurs plus aucune audience depuis le début de la grève. La mobilisation des avocats a permis d’aboutir à un protocole d’accord stipulant notamment la suppression de l’impôt Carpa, l’abandon de la révision à la baisse du barème et la revalorisation générale de l’UV. Les négociations avec la garde des Sceaux vont cependant se poursuivre bien que la grève soit suspendue à l’heure où nous écrivons ces lignes. Affaire à suivre.

Ludovic Martin-Picard

 

[1] Loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 relative à l’aide juridique

[2] Article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme

[3] Site service-public.fr – Fiche pratique « Aide Juridictionnelle »

[4] Article du Figaro, le 20 octobre 2015, « Aide juridictionnelle : les représentants des avocats reçus par Taubira »

[5] Document fuité présent sur le site Dalloz « Réforme de l’aide juridictionnelle – Document de négociation avec la profession »

Pour aller plus loin :

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