L’Affaire des pâtisseries de Grasse : Entre art culinaire, terrorisme intellectuel et atteinte à la dignité humaine

Suite à la polémique qui a touché la société Haribo à propos des bonbons à la réglisse « Tête de nègre »[1] en 2013, ou encore à l’affaire de la « chocolaterie de la honte »[2] concernant les spécialités dites « Bamboula » et « Négro » en 2014, le Conseil représentatif des associations noires (CRAN) est de retour sur la scène médiatique pour le bannissement des pâtisseries caricaturales de la ville de Grasse.

Depuis plus de quinze ans, un artisan boulanger, M. Yannick Tavalaro, confectionne, 5 rue de Thouron à Grasse, des gâteaux qu’il a nommés « Dieux » et « Déesses ». Ces pâtisseries représentent d’étranges personnages de couleur noire, obèses, nus et pourvus d’appareils génitaux surdimensionnés dont les contours ont pu être mis en évidence par l’emploi d’un colorant alimentaire rose. Au début du mois de mars 2015, certains habitants de la ville de Grasse se plaignent de l’exposition en vitrine de ces figurines en chocolat qui seraient, selon eux, infamantes pour les populations d’origine africaine.

Le juge des référés du tribunal administratif  (TA) de Nice est alors saisi par le CRAN au titre de l’article L.521-2 du code de justice administrative (CJA)[3]. Cette procédure d’urgence, plus communément connue sous le nom de référé-liberté, est issue de la loi du 30 juin 2000 et permet au juge d’ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale. Or, en l’espèce, le CRAN soutient que « la présentation au public des pâtisseries, et partant, le refus du maire de Grasse d’user de ses pouvoirs de police pour y mettre fin caractérisent une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté des mineurs et à la dignité de la personne humaine ». Le TA, le 26 mars 2015, se prononce alors en faveur du CRAN[4], jugeant que la condition d’urgence est caractérisée, et ce alors même que les pâtisseries sont exposées en vitrine depuis plus de 15 ans, rappelons-le, de même que l’atteinte à la dignité humaine au sens de l’article L.521-2 du CJA. En revanche, il ne prohibe pas la commercialisation de ces figurines caricaturales, seule l’exposition en vitrine étant interdite. Enfin, il condamne la commune au versement d’une somme de 1000 euros au titre de l’article L.761-1 du CJA. Ayant un intérêt à agir, la SARL de Boulange relève appel de l’ordonnance[5] en demandant son annulation, le rejet de la demande de première instance du CRAN, ainsi que le versement d’une somme de 3000 euros à la charge de ce dernier sur le fondement de l’article susvisé.

Le fond de l’affaire reflète indubitablement la complexité de la traduction contentieuse du conflit existant entre la volonté de l’autorité détentrice du pouvoir de police de préserver l’ordre public et celle du juge d’éviter, autant que possible, les mesures jugées liberticides, y compris lorsqu’il s’agit d’une mesure implicite de rejet comme c’est le cas en l’espèce. Cette tâche s’avère délicate et subjective dans la mesure où il faut procéder à une mise en balance des différents intérêts en jeu, aboutissant à un compromis entre l’ordre et la liberté. Ces difficultés expliquent notamment les divergences de position entre les différentes juridictions, comme en l’espèce entre le tribunal administratif et le Conseil d’État. En effet, ce dernier satisfait à toutes les demandes de l’appelant. Selon lui, « si l’exposition, dans la vitrine de la boulangerie […] de pâtisseries figurant des personnages de couleur noire présentés dans une attitude obscène et s’inscrivant délibérément dans l’iconographie colonialiste est de nature à choquer, l’abstention puis le refus du maire de Grasse de faire usage de ses pouvoirs de police pour y mettre fin ne constituent pas en eux-mêmes une illégalité manifeste portant atteinte à une liberté fondamentale qu’il appartiendrait au juge administratif des référés de faire cesser ».  Le maire n’avait donc pas à faire usage de ses pouvoirs de police générale (I), dans la mesure où aucune atteinte à une liberté fondamentale n’a pu être caractérisée au sens de l’article L.521-2 du code de justice administrative (II).

1. Le refus du maire de Grasse d’user de ses pouvoirs de police générale

L’article L.2212-2 du code général des collectivités territoriales (CGCT), récemment modifié[6], prévoit que « la police municipale a pour objet d’assurer le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publiques ». Au niveau communal, le maire, au sens de l’article L.2212-1 du CGCT[7], est chargé du maintien de l’ordre au sein de sa commune, et « doit concilier l’accomplissement de sa mission avec le respect des libertés garanties par la loi »[8]. Ainsi, il peut interdire l’ouverture d’un sex-shop à proximité d’une école, et ce en portant atteinte à la liberté du commerce et de l’industrie[9] ; il est également en mesure de réglementer les actes de mendicité, alors même que cette réglementation est attentatoire à la liberté de circulation[10]. En revanche, il ne peut annuler le spectacle d’un humoriste sans considérablement porter atteinte à l’exercice de la liberté d’expression[11]. Aussi, lorsque les circonstances ne le justifient pas, le maire peut s’abstenir de faire usage de son pouvoir de police générale, comme en l’espèce dans l’affaire des pâtisseries caricaturales de Grasse. Cette abstention est justifiée par le fait que ces figurines chocolatées ne provoquent « aucun trouble à l’ordre public qui justifierait une mesure de police administrative » selon le maire. Dès lors, non seulement une intervention des services de police n’était pas nécessaire, mais qui plus est, elle n’aurait eu pour unique conséquence que de porter atteinte à une liberté, celle du commerce et de l’industrie.

Alors que le tribunal administratif de Nice avait enjoint au maire de Grasse de prendre une mesure visant à interdire l’exposition en vitrine de ces pâtisseries, et non la commercialisation, le Conseil d’État, lui, annule l’ordonnance. Il juge que « l’abstention puis le refus du maire de Grasse de faire usage de ses pouvoirs de police (…) ne constituent pas (…) une illégalité manifeste portant atteinte à une liberté fondamentale qu’il appartiendrait au juge administratif des référés de faire cesser » (considérant 5). Autrement dit, la Haute Juridiction administrative statue sur le fait de savoir si l’abstention par le maire de faire usage de ses pouvoirs de police n’est pas attentatoire à une liberté fondamentale, et non sur le fait de savoir si les caricatures portent une atteinte suffisamment grave et illégale à une liberté fondamentale au sens de l’article L.521-2 du code de  justice administrative.

Par ailleurs, certains débats alimentent l’idée selon laquelle la décision du tribunal administratif de Nice d’avoir enjoint au maire de faire cesser l’exposition de ces pâtisseries en vitrine constitue une atteinte à la liberté d’expression, qui rappelons-le est, selon une décision récente du Conseil d’État, une « condition de démocratie et l’une des garanties du respect des autres droits et libertés »[12]. Ainsi l’idée de priver M. Tavalaro de sa liberté d’expression (artistique a priori), quand bien même les caricatures pourraient être de nature à choquer,  peut s’analyser comme une forme de terrorisme intellectuel. Il faudrait sans doute ajouter que les attentats des 7 et 9 janvier 2015 ont eu pour effet de rendre le débat particulièrement délicat et fragile en la matière, ce que le boulanger n’a guère négligé de rappeler dans la presse, invoquant une atteinte à sa liberté de s’exprimer au travers de ses pâtisseries. De plus, suite au prononcé de la décision du tribunal, ce dernier a réalisé d’identiques pâtisseries, en prenant soin de dissimuler les appareils génitaux surdimensionnés, sur lesquelles on pouvait lire le terme « censuré ». Cela n’a eu pour conséquence que d’alimenter davantage la polémique.

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Cette affaire si peu banale ne pouvait subir qu’une surmédiatisation évidente. Pour ces raisons, la solution du Conseil d’État était attendue par le public et les professionnels du droit, et ce notamment dans le but de savoir si l’atteinte à la dignité de la personne humaine allait être caractérisée au sens de l’article L.2212-2 du CGCT d’une part, mais surtout au sens de l’article L.521-2 du CJA en tant que liberté fondamentale d’autre part.

2. Le refus du Conseil d’État de caractériser l’atteinte à une liberté fondamentale

Dans cette ordonnance, le Conseil d’État rappelle qu’il « appartient à l’autorité investie du pouvoir de police municipale de prendre toute mesure pour prévenir une atteinte à l’ordre public ; et que le respect de la dignité humaine est une composante de l’ordre public ».

Ainsi, en vertu de son pouvoir de police générale, l’autorité publique qui en est investie peut prendre toutes les mesures qu’elle estime appropriées pour sauvegarder la dignité humaine, composante de l’ordre public depuis la célèbre affaire du lancer de nain[13]. Quant au juge, il veille à ce que les mesures prises par l’autorité de police soient véritablement nécessaires[14]. À ce titre, il a pu juger que l’exhumation de dépouilles humaines sur les sites classés lors de travaux de construction respectait la dignité humaine[15], ou encore, il a pu approuver un arrêté interdisant la distribution d’aliments contenant du porc par des œuvres caritatives[16]. Dans cette dernière affaire, dite de la soupe au cochon, si le juge admet que la mesure est attentatoire à la liberté de réunion, il ne la juge ni grave, ni illégale au sens de l’article L.521-2 du code de justice administrative.

Force est de constater que le juge pratique un exercice périlleux, puisque la logique veut que l’ordre public soit maintenu tout en évitant les mesures administratives liberticides. Pour ce faire, il doit exercer un contrôle de proportionnalité de la mesure de police administrative en vérifiant qu’elle est nécessaire et adaptée à la situation en cause[17].

En l’espèce, trois aspects sont à mettre en évidence. Le premier réside dans la difficulté pour le juge d’appréhender l’atteinte à la dignité humaine qui résulte de l’absence de mesure prise par l’autorité de police municipale. En effet, l’atteinte à une liberté fondamentale est plus facilement détectable dès lors que la mesure de police existe. Le second, quant à lui, relève de l’applicabilité de la notion de dignité humaine au domaine de la pâtisserie. Une nouveauté pour le Conseil d’État. À cette question, il décide de répondre favorablement puisqu’il admet le caractère « obscène » de ces figurines « s’inscrivant délibérément dans l’iconographie colonialiste », et qui est donc « de nature à choquer » (considérant 5). Pour autant, il n’en censure pas l’aspect caricatural. Enfin, le troisième aspect est lié au second puisqu’il réside dans la reconnaissance de la notion de dignité humaine en tant que liberté fondamentale. En effet, dans son ordonnance, le tribunal administratif de Nice tente d’élever la dignité humaine au rang de liberté fondamentale. Ainsi, il juge qu’une telle notion, composante de l’ordre public, « consacrée par la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen et par la tradition républicaine, constitue une liberté fondamentale au sens de l’article L.521-2 du code de justice administrative » (considérant 4).

Le Conseil d’État ne semble pas le suivre sur ce point, puisqu’il n’élève pas la dignité humaine à un tel rang, mais ne la reconnaît qu’en tant que composante de l’ordre public. En effet, après avoir rappelé les termes de l’article L.2212-2 du CGCT, il juge seulement, quant à lui, « qu’il appartient à l’autorité investie du pouvoir de police municipale de prendre toute mesure pour prévenir une atteinte à l’ordre public ; que le respect de la dignité humaine est une des composantes de l’ordre public » (considérant 4). Le Conseil d’État semble néanmoins reconnaître l’existence d’une atteinte à l’ordre public, puisqu’il énonce, rappelons-le, « que l’exposition […] est de nature à choquer » (considérant 5), mais pas à une liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du CJA. Autrement dit, si l’atteinte à la dignité humaine semble implicitement caractérisée, elle n’est pas suffisante pour restreindre la liberté du commerce et de l’industrie, ou encore la liberté d’expression, au cœur des récent débats politico-juridiques.

La liberté d’expression n’est pas une liberté absolue. Pour reprendre les termes de l’article 4 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen du 26 août 1789, « la liberté consiste à faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ». Ces dispositions semblent facilement applicables, et pourtant, elles peuvent devenir complexes à manier lorsque plusieurs libertés sont en cause dans un même litige. Le juge a alors pour tâche délicate de hiérarchiser ces libertés[18]. Par exemple, dans l’ordonnance du TA, le CRAN invoquait très justement une atteinte portée à la liberté du mineur. Il s’agissait dès lors de savoir s’il existe un droit en faveur du mineur de circuler librement au sein de sa localité sans avoir à subir la vision de pâtisseries caricaturales à l’aspect pornographique et controversé. La liberté d’expression peut-elle se concilier avec le droit pour un mineur de ne pas être exposé à la vue de produits ou objets à caractère obscène et pornographique ? Ni le tribunal administratif, ni le Conseil d’État ne semblent avoir répondu à la question.

Il faudrait également se demander si l’art culinaire peut être considéré comme un véritable moyen d’expression artistique, de même que la danse, le théâtre ou la peinture. Il est certain que si l’art culinaire implique pour son auteur la liberté de s’exprimer au travers de ses œuvres, la gravité est à relativiser. Ce faisant, le Conseil d’État fait preuve d’un certain recul en fonction des litiges, nécessaire pour esquisser les contours de la notion de dignité humaine. Finalement, l’affaire des pâtisseries de Grasse ne semble pas trouver sa place au côté des affaires du  lancer de nain, ou encore de celle de la soupe au cochon.

MERAD Nedjoua

Université de Lorraine

[1] En 2013, la société avait suspendu la commercialisation des bonbons « Tête de nègre » sous la seule pression des consommateurs se plaignant du caractère raciste de ceux-ci. Le directeur de la société Suède s’est expliqué de la sorte : « Nous avons estimé que nous pouvions garder ce produit et en retirer les parties que certains consommateurs ont jugées offensantes ».

[2] Suite à cette polémique, la chocolaterie Féret modifie le nom de ces deux spécialités vieilles d’un siècle et elle ne les expose plus en vitrine.

[3] Conseil d’État, 21 novembre 2002, GDF, n° 251726 : sur la possibilité d’intenter un référé-liberté à l’encontre d’une décision implicite de rejet en vue d’enjoindre à la personne publique de prendre une mesure de police.

[4] Cf.  T.A. Nice (Ordonnance), 26 mars 2015, CRAN ou affaire dite des pâtisseries de Grasse, n°1501179.

[5] La SARL n’était pas partie en première instance, il s’agissait de la commune de Grasse représentée par la personne du maire en exercice.

[6] Cf. article 11 de la loi n°2014-1545 du 20 décembre 2014 relative à la simplification de la vie des entreprises.

[7] L’article L.2212-1 du CGCT dispose : « Le maire est chargé, sous le contrôle administratif du représentant de l’État dans le département, de la police municipale, de la police rurale et de l’exécution des actes de l’État qui y sont relatifs ».

[8] Conseil d’État., 19 février 1909, Abbé Olivier, n°27355, G.A.J.A.

[9] Conseil d’État, 8 juin 2005, Commune de Houilles, n°281084.

[10] Conseil d’État., 9 juillet 2003, M. Lecomte, Association A.C. Conflent, n° 229618.

[11] Conseil d’État, Ordonnance, 6 février 2015, Commune de Cournon, n°387726 ; note : Nicolas PARIS, « Vers un recentrage de la jurisprudence Dieudonné ? », Revue générale du droit, Avril 2015, numéro 21338.

[12] Idem note 11.

[13] Conseil d’État, Assemblée, 27 octobre 1995, Commune de Morsang-sur-Orge, n°136727.

[14] Conseil d’État, Assemblée, 19 mai 1933, Benjamin, n°17413 et n°17520, note P. Devolvé.

[15] Conseil d’État, Section, 26 novembre 2008, Syndicat mixte de la vallée de l’Oise, n°301151.

[16] Conseil d’État, Ordonnance, 5 janvier 2007, Association Solidarité des Français c/ Ministre de l’Intérieur et de l’Aménagement du territoire, n°300311.

[17] Idem note 14.

[18] À titre d’exemple : Conseil d’État, Assemblée, 7 juillet 1950, Dehaene, Rec. Lebon, p.426 ; ou encore Conseil d’État, Assemblée, 27 octobre 1995, Commune de Morsang-sur-Orge, n°136727.

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