Le Conseil d’État, le 2 février 2015, dans son arrêt Commune d’Aix-en-Provence contre Castronovo, s’est enfin prononcé sur l’état de santé de la désormais célèbre jurisprudence Ville de Lisieux, rendue par la Section du contentieux le 30 octobre 1998. Après des mois d’incertitudes sur son pronostic vital, en raison du tsunami jurisprudentiel survenu le 4 avril 2014[1], le verdict est tombé : elle est en vie. Si la nouvelle a fait grand bruit dans la doctrine publiciste, les juristes familiers de cette dernière ont cependant noté certains changements dans son comportement. Elle semble désormais moins intransigeante et davantage sensible aux intérêts institutionnels. Il faut dire que l’on ne sort jamais indemne d’un tel choc. Il convient alors de revenir sur les évènements marquants ayant agrémenté la vie de la célèbre jurisprudence Ville de Lisieux, tel un hommage à une survivante.
En l’espèce, un agent non titulaire a été recruté par contrat signé le 18 avril 2001 par le pouvoir exécutif de la commune d’Aix-en-Provence, en tant que collaborateur de cabinet. Par une délibération du 17 mai 2001, l’assemblée délibérante a approuvé la création de cinq emplois de collaborateurs. L’agent s’est alors vu confier, par deux avenants au contrat, les fonctions de directeur de cabinet moyennant un traitement indiciaire correspondant à l’indice majoré 1279. Or, un conseiller municipal, le 13 mai 2005, invoquant l’illégalité des stipulations relatives au niveau de rémunération, a saisi le tribunal administratif de Marseille afin qu’il procède à l’annulation du contrat conclu le 18 avril 2001 ainsi que des deux avenants.
Le tribunal administratif de Marseille, par un jugement du 28 octobre 2008, ayant fait droit à la demande du requérant, la commune ainsi que l’agent ont interjeté appel devant la cour administrative d’appel de Marseille qui, par un arrêt du 7 juin 2011 s’est prononcée en leur faveur. Le conseiller municipal s’est en conséquence pourvu en cassation devant le Conseil d’État, qui, par une décision du 25 février 2013, a renvoyé le litige devant les juges d’appel. La cour administrative d’appel de Marseille, par un arrêt du 17 octobre 2013, a fait droit à la demande du conseil municipal, et a rejeté les conclusions subsidiaires de l’agent tendant à ce que l’action « en remboursement soit déclarée prescrite et la responsabilité de la commune soit engagée ». Le Conseil d’État, saisi une seconde fois du litige, devait alors s’interroger sur la licéité du contrat de recrutement d’agents publics compte tenu de la rémunération prévue dans ses clauses. Il va ainsi préciser le régime contentieux applicable à la contestation de tels contrats.
Par la confirmation de la jurisprudence Ville de Lisieux, rendue aux conclusions Jacques-Henri Stahl, la Haute Juridiction administrative met en exergue la spécificité notable du contrat de recrutement d’agents publics (I). Cependant, si l’arrêt Commune d’Aix-en-Provence contre Castronovo semble ainsi une pâle copie de la jurisprudence de 1998, il vient en réalité ouvrir le contentieux, le juge opérant une appréciation plus souple de l’intérêt à agir et des moyens invocables pour certains tiers, à savoir les élus locaux. En ce sens, il existe une « tarnisation » de la jurisprudence Ville de Lisieux (II).
I- La spécificité du contrat de recrutements d’agents publics comme barrage à l’uniformisation du contentieux contractuel
L’arrêt Commune d’Aix-en-Provence contre Castronovo, rendu le 2 février 2015, en réaffirmant la spécificité des contrats de recrutement d’agents publics, confirme la persistance d’un régime contentieux plus que jamais dérogatoire malgré le bouleversement opéré dans le paysage contractuel par l’arrêt Département du Tarn-et-Garonne rendu le 4 avril 2014.
A) Retour sur la jurisprudence Ville de Lisieux avant l’orage : la spécificité intrinsèque du contrat de recrutement d’agents publics
L’arrêt Ville de Lisieux, rendu par la Section du contentieux le 30 octobre 1998, constitue une exception pour le moins notable dans le paysage contractuel français. En effet, la jurisprudence traditionnelle en la matière pose une incompatibilité de principe entre le recours pour excès de pouvoir (REP) et le contrat[2], même si l’Assemblée du Conseil d’État a franchi une étape décisive avec l’arrêt Cayzeele, rendu le 10 juillet 1996, par lequel elle a admis la possibilité pour les tiers d’attaquer les clauses règlementaires d’un contrat par la voie du recours pour excès de pouvoir.
Ce dernier, perçu par Edouard Laferrière comme un « procès à un acte », c’est-à-dire comme un recours objectif, est en effet traditionnellement associée à la « prérogative de puissance publique par excellence »[3] : l’acte unilatéral. Pourquoi avoir transposé cette solution au contrat de recrutements d’agents publics, et ce alors même que le REP est en principe étranger au contrat ?
L’éminent commissaire du gouvernement, Bruno Genevois, dans ses conclusions sur l’arrêt Mme Rabut, rendu par la Section du contentieux le 25 février 1979, estimait déjà, s’agissant des contrats de recrutement d’agents publics, que « [leur] aspect proprement contractuel [était] illusoire dans la mesures où le contenu du contrat est le plus souvent prédéterminé par des dispositions règlementaires qui s’imposent aux parties ». Avec la même logique, la Section du Conseil d’État, dans l’arrêt Cavallo, rendu le 31 décembre 2008, a considéré qu’un acte d’engagement d’un contrat de recrutement d’agents publics peut être retiré dans un délai de quatre mois conformément à la jurisprudence Ternon [4]. Pour Édouard Crépey, cela revenait en conséquence à admettre la possibilité pour l’administration de retirer le contrat, et ce alors même que le principe est l’impossibilité de retirer le contrat. En d’autres termes, le contrat de recrutement d’agents publics présente davantage de similarités avec l’acte unilatéral qu’avec les contrats classiques, notamment ceux de la commande publique.
C’est bien ce constat qui a conduit la Section du Conseil d’État, le 30 octobre 1998, à consacrer la possibilité d’exercer, pour les tiers cette fois, un recours pour excès de pouvoir contre ce contrat si spécifique que constitue le contrat de recrutement d’agents publics. Les conclusions de Jacques-Henri Stahl [5] sont pour le moins éclairantes à ce sujet, tout l’objet de l’argumentation étant de démontrer qu’il s’agit de « faux contrats » et, qu’en conséquence, un régime dérogatoire doit s’appliquer afin de prendre en compte leur spécificité intrinsèque. Ce constat, marquant l’effacement du caractère contractuel, est notamment dû au rapprochement progressif opéré entre le statut de l’agent public non titulaire et du fonctionnaire, principalement par le biais de la jurisprudence du Conseil d’État.
En 1973, Suzanne Grévisse, dans ses conclusions sur l’arrêt Dame Peynet [6], avait estimé que « les agents non titulaires de l’État et des collectivités publiques [constituaient] une troisième catégorie de travailleurs, demeurée à l’écart des deux grands courants législatifs qui ont fait progresser et les garanties des fonctionnaires et la protection des salariés, et, démunie de certains droits sociaux considérés comme élémentaires ». Même si le Conseil d’État a affirmé qu’il n’existait « aucun principe général du droit imposant de faire bénéficier les agents non titulaires de règles équivalentes à celles applicables aux fonctionnaires » [7], il a choisi de consacrer des PGD de moindre ampleur [8].
En d’autres termes, l’agent public non titulaire, même s’il est lié par des relations contractuelles à l’administration, bénéficie d’un statut qui se rapproche de la situation légale et règlementaire du fonctionnaire. Jacques-Henri Stahl, dans ses conclusions, avait d’ailleurs relevé que « la situation des agents contractuels ne [différait] que marginalement de celle des fonctionnaires titulaires ».
Une telle réalité est par ailleurs illustrée de manière éclatante par l’arrêt Commune d’Aix-en-Provence contre Castronovo rendu le 2 février 2015. En effet, si la rémunération fait traditionnellement l’objet d’une négociation entre l’employeur et le salarié, le présent arrêt démontre l’absence de processus contractuel dans le cadre de la conclusion d’un tel contrat. D’ailleurs, en l’espèce, le requérant, conseiller municipal, invoquait l’illégalité des stipulations contractuelles sur le fondement de l’article 7 du décret du 16 décembre 1987, texte qui vient largement encadrer la « rémunération individuelle de chaque collaborateur de cabinet ». Ainsi, cette dernière est fixée partiellement par l’autorité territoriale dans la limite des seuils précisés dans l’article susvisé, ce qui démontre l’absence de réels pourparlers.
Si la collectivité territoriale fixe la rémunération de son collaborateur, c’est bien toujours dans la limite du pouvoir règlementaire du Premier ministre qui est préalable, conformément à l’appréciation de la libre administration des collectivités territoriales opérée par le Conseil d’État, et par voie de conséquence de leur liberté contractuelle, issue notamment de son avis de 1992, Préfet du Calvados [9]. Le contrat de recrutement d’agents publics s’apparente donc à l’attribution d’une situation règlementaire. D’ailleurs, en l’espèce, les clauses du contrat de recrutement et du second avenant à ce dernier ont été jugées « illégales au motif que le traitement indiciaire qui lui était attribué excédait cette limite ». La Haute Juridiction administrative, statuant sur le fond du litige conformément aux termes du second alinéa de l’article L.821-2 du code de justice administrative, a estimé, dès lors, que la cour administrative d’appel n’avait pas commis d’erreur de droit.
Si assurément la spécificité du contrat de recrutement d’agents publics n’a point perdu de sa vigueur, comme le démontre le présent arrêt, rien n’assurait pour autant qu’elle constitue un barrage suffisant face à l’uniformisation du contentieux des tiers par l’arrêt Département du Tarn-et-Garonne.
B) La jurisprudence Ville de Lisieux finalement sauvée des eaux in extremis: une exception contentieuse a priori renforcée dans le paysage contractuel français
Si la jurisprudence Ville de Lisieux semblait avoir encore de beaux jours devant elle, les principales évolutions en matière contractuelle se situant sur le terrain de la commande publique, l’arrêt Département du Tarn-et-Garonne rendu le 4 avril 2014, par sa vocation potentiellement générale, a créé de sérieux doutes quant à son maintien, et ce jusqu’à l’arrêt Commune d’Aix-en-Provence contre Castronovo du 2 février dernier.
Privilégiant la sécurité juridique, principe général du droit au sens de la jurisprudence KPMG du 24 mars 2006, le Conseil d’État a procédé, le 4 avril 2014, à une unification du contentieux des tiers contre le contrat, au travers d’une voie de recours unique : le recours de plein contentieux (RPC). Le juge n’effectue alors plus un pur contrôle de légalité, comme tel était le cas dans la jurisprudence Martin du 4 août 1905, mais bien un contrôle de validité du contrat. À cet égard, il dispose d’une large palette de pouvoirs ; l’annulation du contrat n’étant prononcée que dans le cas où le vice serait d’une gravité telle que le contrat ne pourrait être maintenu.
Cette solution apparaissait indubitablement avoir une portée générale, ce qui était confirmée par la lecture du considérant de principe de l’arrêt susvisé, la Haute Juridiction administrative ayant considéré que « tout tiers à un contrat administratif (…) est recevable à former devant le juge du contrat un recours de pleine juridiction contestant la validité du contrat ou de certaines de ses clauses non règlementaires qui en sont divisibles ». Elle précisait donc explicitement que le recours de pleine juridiction était ouvert à « tout tiers » contestant la « validité du contrat ». Le Conseil d’État ne semblait alors pas opérer de distinction entre les différents types de contrat ; la question de la permanence de la jurisprudence Ville de Lisieux se posait dès lors…
Le doute pouvait d’autant plus être permis que le juge administratif avait explicitement fait référence à la jurisprudence Cayzeele [10], ce dernier ayant précisé que le recours Tarn-et-Garonne valait « indépendamment des actions dont disposent les parties à un contrat administratif et des actions ouvertes devant le juge de l’excès de pouvoir contre les clauses règlementaires d’un contrat ». Il en va de même concernant la voie du référé contractuel, qui reste ouverte aux concurrents évincés n’ayant pas intenté un référé précontractuel.
Qu’en était-il de la jurisprudence Ville de Lisieux ? Philippe Rees, relevant le « périmètre incertain » [11] de la jurisprudence Tarn-et-Garonne, avait pu estimer que l’omission du cas spécifique des contrats de recrutement d’agents publics, tant dans l’arrêt lui-même que dans les conclusions de Bertrand Dacosta, signifiait un abandon de la jurisprudence de 1998, même si, au détour d’une parenthèse, ce dernier avait tout de même précisé que pour « les contrats de recrutement d’agents publics (…) il s’agit d’un recours en excès de pouvoir » [12]. Comment justifier un tel revirement ? Pour Philippe Rees, il apparaissait possible d’analyser « la décision Ville de Lisieux (…) comme un compromis » ; compromis devenu inutile à la suite de l’arrêt du 4 avril 2014. La jurisprudence initiée par Jacques-Henri Stahl n’aurait été autre chose que « l’acceptation d’une dérogation à une époque où il importait encore de sauver un principe » [13].
Or, si le commissaire du gouvernement, après l’avoir envisagé, avait rejeté l’ouverture du recours pour excès de pouvoir contre tout type de contrat, il mettait en exergue la particularité des contrats de recrutement d’agents publics afin de justifier la création d’une brèche dans le principe selon lequel les tiers ne pouvaient pas attaquer le contrat, mais seulement les actes détachables sur le fondement de la jurisprudence Martin du 4 août 1905. Le but aurait été en conséquence de ne pas mettre « en péril tout l’édifice » [14]. Or, ce dernier apparaît désormais en ruine à la suite des arrêts Société Tropic travaux signalisation (16 juillet 2007) et Département du Tarn-et-Garonne (4 avril 2014.
Si la décision du 30 octobre 1998 pouvait ainsi s’expliquer par « les scrupules de l’époque » à en terminer avec la jurisprudence prétorienne du début du XXème siècle, pour Philippe Rees, il faut se demander « si le contrat de l’agent public non titulaire ne mérite pas la même protection que n’importe quel autre contrat administratif ». Le recours pour excès de pouvoir, contrairement au recours de plein contentieux, n’offre en effet au juge administratif qu’un choix binaire, à savoir le maintien ou l’annulation du contrat. Même si le Conseil d’État a confirmé, le 2 février 2015, que la voie de l’excès de pouvoir restait la norme pour les contrats de recrutement d’agents publics, il n’en résulte pas moins que la question des bienfaits d’un tel maintien reste posée.
Malgré les longues hésitations de la doctrine quant à l’hypothétique maintien de la désormais célèbre jurisprudence Ville de Lisieux, le Conseil d’État a finalement décidé de la sauver de la noyade en eaux troubles in extremis. L’arrêt Commune d’Aix-en-Provence semble en effet apporter une réponse définitive à la question dans son sixième considérant qui précise que « les membres de l’organe délibérant d’une collectivité territoriale ou d’un groupement de collectivités territoriales justifient d’un intérêt leur donnant qualité pour contester, devant le juge de l’excès de pouvoir, les contrats de recrutements d’agents non titulaires ». Les arguments avancés par Jacques-Henri Stahl dès 1998, quant à la spécificité de ce contrat, semblent donc avoir convaincu les juges du Palais-Royal de ne pas revenir sur cette exception dans le paysage contractuel. Finalement, il semble qu’après la tempête, le beau temps soit revenu sur la ville de Lisieux…
Sembler est pourtant bien le mot adéquat en l’espèce, malgré les apparences d’une confirmation éclatante qui laisse peu de place au doute, même pour les juristes les plus familiers du contentieux contractuel. L’arrêt Commune d’Aix-en-Provence n’est-il pas en réalité la simple application de la jurisprudence Tarn-et-Garonne ? En effet, cette dernière précise que certes, les contrats devront être contestés par la voie du recours de plein contentieux s’agissant des tiers, mais également qu’il « ne pourra être exercé par les tiers (…) qu’à l’encontre des contrats signés à compter de la lecture de la présente décision ».
Ainsi, le contrat contesté en l’espèce ne pouvait en aucun cas l’être devant le juge du contrat, celui-ci ayant été signé en 2001. Le recours pour excès de pouvoir était donc nécessairement recevable. Ainsi l’arrêt Tarn-et-Garonne aurait pu, sans provoquer la disparition brutale de la jurisprudence de 1998, la noyer lentement jusqu’à épuisement du contentieux antérieur au 4 avril 2014…
Nonobstant ces incertitudes, il est raisonnable de penser que les juges du Palais-Royal ont voulu consacrer un principe général, et ce compte tenu de la formulation du considérant de principe, mais également de par le fait que l’arrêt fait l’objet d’une publication intégrale au Recueil Lebon. Par ailleurs, les abstracts de la décision [15] précisent que « les recours contre les contrats de recrutement d’agents publics non titulaires relèvent du contentieux de l’excès de pouvoir ».
II- Une tarnisation partielle des modalités de recevabilité du REP
Si la jurisprudence Ville de Lisieux est sortie en apparence indemne du bouleversement opéré le 4 avril 2014, l’arrêt Commune d’Aix-en-Provence contre Castronovo procède en réalité à un assouplissement subtil des modalités de recevabilité, alignant ces dernières sur le recours Tarn-et-Garonne pour une catégorie particulière de tiers : les élus locaux. Ainsi, le principe issu de la révolution du 30 octobre 1998 demeure, même s’il apparaît partiellement rénové.
A) Sieur Bergeon retrouvé parmi les victimes : un intérêt à agir désormais consubstantiel à la qualité d’élu local
Si l’arrêt du 30 octobre 1998 est venu ouvrir la voie du recours pour excès de pouvoir aux tiers désirant contester la légalité des contrats de recrutement d’agents publics, c’est en réalité au prix d’une appréciation stricte de leur intérêt à agir. En effet, Jacques-Henri Stahl, dans ses conclusions, avait estimé que « les contrats par lesquels il est procédé au recrutement [d’agents non titulaires] sont au nombre des actes dont l’annulation peut être demandée au juge administratif y ayant un intérêt suffisant ». La notion « d’intérêt suffisant », même si elle apparaît relativement imprécise, renvoie indubitablement à une appréciation renforcée de l’intérêt à agir dont le contrôle par le juge de l’excès de pouvoir se veut traditionnellement souple[16].
Toutefois, une telle solution n’aurait pas empêché que l’intérêt à agir de certains tiers soit présumé, et ce en raison de leurs fonctions, au même titre que celui du préfet. Cependant, ce n’est pas l’option qu’a finalement choisi la Haute Juridiction administrative. En effet, dans l’affaire Ville de Lisieux, le requérant « invoquait sa qualité de conseiller municipal et soutenait que [les décisions de signer lesdits contrats de recrutement d’agents publics] avaient été prises en méconnaissance des compétences du conseil municipal ». Toute la question était alors de savoir si la qualité de conseiller municipal suffisait à l’établissement de l’intérêt à agir, ou si, au contraire, ce dernier n’était en l’espèce pas présumé, mais résultait nécessairement de l’atteinte aux compétences du pouvoir législatif local.
Or, selon le commentaire de Victor Haïm sous l’arrêt, « [dans] le contentieux illustré par Ville de Lisieux contre Fanton, doivent être regardés comme justifiant d’un intérêt, outre les « institutionnels » et, notamment le préfet, les conseillers municipaux dès lors que le contrat a été passé dans les conditions portant atteinte à leurs prérogatives » [17]. Par cette solution, la jurisprudence Ville de Lisieux s’inscrit dès lors dans la lignée de l’arrêt Sieurs Bergeon, Dalle et autres, rendu le 1er mai 1903, où le Conseil d’État avait estimé que « les requérant, agissant comme conseillers municipaux, [avaient soutenu] que la délibération attaquée [avait] fait obstacle à l’exercice de leur mandat et méconnu les dispositions de loi qui en garantissent l’accomplissement : qu’ainsi, ils [avaient] intérêt et qualité, et que leur requête [était] recevable ». Cet arrêt démontre explicitement la distinction entre « intérêt et qualité » des requérants. Le recours pour excès de pouvoir construit par Jacques-Henri Stahl se voulait ainsi dans la droite continuité de cet héritage jurisprudentiel.
Si une telle appréciation restrictive de l’intérêt à agir pouvait s’expliquer par le souci de ne pas ouvrir démesurément le contentieux des tiers contre les contrats de recrutement d’agents publics, la justification est devenue caduque à la suite de l’arrêt Tarn-et-Garonne rendu le 4 avril 2014. En effet, si le juge du contrat opère en théorie une appréciation resserrée de l’intérêt à agir, afin de privilégier la sécurité juridique au profit des cocontractants, il n’en va pas de même pour certains tiers, et notamment les élus locaux. Ainsi, l’on peut distinguer trois catégories de tiers.
En premier lieu, les tiers dits classiques devront démontrer qu’ils ont un intérêt à agir contre le contrat, et ce en invoquant la lésion, même potentielle, de leurs intérêts. En d’autres termes, et pour reprendre l’expression du doyen Maurice Hauriou, leurs intérêts ne pourront se contenter d’être simplement « froissés ». Si l’expression « susceptibles d’être lésés », utilisée par le Conseil d’État, peut apparaître large, ce dernier ajoute que cette lésion doit être « suffisamment directe et certaine ». Le terme « suffisamment » renvoie donc à un lien entre le requérant et le litige d’une certaine intensité.
En deuxième lieu, les concurrents évincés, s’ils doivent théoriquement démontrer leur intérêt à agir, pourront former, dans presque la totalité des cas, un recours jugé recevable par le juge administratif. Pour cette catégorie de tiers, c’est bien au stade des moyens invocables que la jurisprudence Tarn-et-Garonne vient profondément restreindre leur possibilité d’obtenir gain de cause.
En troisième et dernier lieu, il y a les tiers dits institutionnels dont l’intérêt à agir est présumé. Parmi ces tiers, au statut si particulier, figurent les élus locaux. Les juges du Palais-Royal ont alors estimé qu’une telle solution s’imposait « compte tenu des intérêts dont ils ont la charge ». Si cette conception n’est pas surprenante s’agissant du représentant de l’État, ce qui l’est davantage c’est que l’arrêt Département du Tarn-et-Garonne « place le préfet et les élus sur un même plan » [18]. Le rapporteur public en l’espèce, Bertrand Dacosta, précisait qu’une telle conception de l’intérêt à agir ne concernait pas « les contrats de recrutement d’agents publics, dont la passation est une prérogative de l’exécutif (…) : l’élu doit justifier que ses prérogatives ont été méconnues et il s’agit d’un recours pour excès de pouvoir » [19].
Or, une telle situation était révélatrice d’un véritable paradoxe… En effet, comment expliquer que les élus locaux, dans le cadre du recours de plein contentieux, devenu désormais le principe, voyaient leur intérêt à agir présumé, alors même qu’ils devaient toujours démontrer un intérêt suffisant dans le cadre du recours pour excès de pouvoir contre les contrats de recrutement d’agents publics ? Si le REP ne doit certes pas se transformer en action populaire, il reste un recours conçu comme objectif et, de fait, plus ouvert que le RPC.
La jurisprudence Ville de Lisieux devait donc céder partiellement face à cette incohérence majeure qui aurait pu à terme déstabiliser la distinction fragile forgée en contentieux administratif entre ces deux voies de recours, et ainsi relancer le débat sur la mort du REP. Dès lors, le Conseil d’État, par son arrêt du 2 février 2015, Commune d’Aix-en-Provence contre Castronovo, vient remédier à ce dysfonctionnement en alignant son appréciation de l’intérêt à agir des conseillers municipaux sur celle issue de la jurisprudence Département du Tarn-et-Garonne. Il opère en conséquence un élargissement conséquent en établissant un lien d’automaticité entre la qualité d’élu local et l’existence d’un intérêt à agir contre le contrat.
La Haute Juridiction administrative précise en effet que les « membres de l’organe délibérant d’une collectivité territoriale (…) justifient d’un intérêt leur donnant qualité pour contester, devant le juge de l’excès de pouvoir, les contrats de recrutements d’agents non titulaires par la collectivité ». Elle reprend ainsi la jurisprudence Tarn-et-Garonne en faisant référence « aux intérêts dont [les élus locaux] ont la charge ». Il faut donc en tirer la conclusion que l’existence d’un intérêt suffisant persiste pour les autres tiers. Cette extension est confirmée dans le septième considérant de l’arrêt qui précise que « le moyen tiré de ce que la cour administrative d’appel aurait commis une erreur de droit en accueillant un moyen (…) qui ne se rapporte pas à la méconnaissance des prérogatives du conseil municipal doit (…) être écarté ». Sieur Bergeon semble, lui, avoir été définitivement emporté par la crue du Tarn-et-Garonne…
On ne peut que se féliciter d’un tel alignement, tant pour la cohérence de la jurisprudence administrative que pour le renforcement du statut de l’opposition au niveau local qu’il permet. En effet, ce dernier était quelque peu précaire, du moins s’agissant des contrats de recrutement d’agents publics. D’ailleurs, la solution issue de l’arrêt Ville de Lisieux est apparue comme une exception dans la jurisprudence du Conseil d’État. Ce dernier a pu estimer s’agissant du contentieux des délibérations de l’assemblée locale, dans un arrêt Ville de Meudon rendu le 24 mai 1995, que les requérants « justifiaient en leur qualité de conseillers municipaux d’un intérêt à attaquer les délibérations dont ils demandent l’annulation ». Le juge lie inextricablement intérêt et qualité de conseiller municipal, mais ajoute pour encore davantage de clarté : « même sans se prévaloir d’une atteinte portée à leurs prérogatives » [20].
Rémi Schwartz, dans ses conclusions sur l’arrêt Mesdames Paris et Roignot [21], y voyait dès lors le dépassement d’une réticence du juge administratif « à voir dériver le débat politique vers le débat contentieux », ce dernier prenant conscience que « le contrôle de légalité du préfet ne fonctionne pas de manière satisfaisante et que le respect de la légalité passe par un pouvoir de contrôle dans les mains de la minorité » [22]. Les juges du Palais-Royal, dans l’arrêt Ville de Lisieux (pourtant postérieur) semblaient donc, sur les conseils du commissaire du gouvernement, Jacques-Henri Stahl, ne pas assimiler totalement le contrat de recrutement d’agents publics à un acte unilatéral sur la recevabilité des recours, désirant peut-être opérer un consensus entre le respect de la légalité et la sécurité juridique.
En l’espèce, dans l’arrêt du 2 février 2015, si une telle jurisprudence avait perduré, le recours aurait été jugé irrecevable pour absence d’atteinte aux prérogatives du conseil municipal. En effet, la situation était distincte de celle de 1998 dans laquelle les emplois n’avaient pas été créés par délibération du conseil municipal, et où il y avait inévitablement une atteinte aux prérogatives de l’organe délibérant par le maire. Or, dans l’arrêt Commune d’Aix-en-Provence, les emplois avaient bien été créés par délibération, il n’y avait donc pas d’atteinte aux prérogatives desdits élus. En l’espèce, c’est bien le contenu même du contrat qui était illégal, et plus précisément la rémunération de l’agent non titulaire.
Dans un tel cas, comment invoquer alors une atteinte aux compétences du conseil municipal ? L’une des solutions que l’on aurait pu imaginer aurait été que le conseiller municipal saisisse le préfet qui aurait pu de manière quasi discrétionnaire transmettre ou non par déféré-préfectoral l’acte au juge administratif au sens de la jurisprudence Brasseur établie le 25 janvier 1991. Une telle solution était donc loin d’être satisfaisante. Il en résulte que l’arrêt, rendu le 2 février 2015, vient améliorer substantiellement le statut de l’opposition au niveau local.
B) Les écluses détruites par la crue : La consécration corollaire d’une invocabilité élargie à tout moyen applicable au litige
Si l’arrêt Commune d’Aix-en-Provence, rendu le 2 février 2015, ouvre largement les portes du contentieux aux élus locaux en présumant leur intérêt à agir, il vient également préciser que ces requérants particuliers pourront« invoquer tout moyen à l’appui d’un recours contre de tels contrats de recrutement » (considérant 7). Le Conseil d’État procède ainsi à une objectivisation des moyens invocables.
Une telle souplesse en matière de recevabilité n’est guère surprenante eu égard à l’approche extensive de l’intérêt à agir qu’adopte le Conseil d’État, alignant cette dernière sur la solution Tarn-et-Garonne. Si dans cette dernière, l’invocabilité est restreinte, cela ne vaut que pour les tiers dits ordinaires qui ne peuvent invoquer que des vices en rapport direct avec l’intérêt lésé dont ils se prévalent ou ceux d’une gravité telle que le juge devrait les relever d’office [23] (considérant 3). En d’autres termes, l’arrêt Tarn-et-Garonne ne signe ni plus ni moins que la smirgeomisation du recours Tropic en référence à l’arrêt Smirgeomes rendu le 3 octobre 2008. Au contraire, les tiers dits institutionnels, comme l’a souligné Philippe Rees, à savoir les élus locaux et le préfet, « dont la seule qualité suffit à montrer patte blanche, [peuvent] faire feu de tout bois » [24].
Une telle appréciation, reprise par l’arrêt du 2 février 2015, vient donc remettre en partie en cause la jurisprudence dont il se veut partiellement la confirmation. En effet, l’arrêt Ville de Lisieux, forgé par les conclusions de Jacques-Henri Stahl, ne présumait pas l’existence d’un intérêt à agir. Or, ce dernier se confond largement avec les moyens invocables, dans la mesure où les élus locaux devaient, dans tous les cas, invoquer des moyens démontrant la violation de leurs prérogatives. Ils ne pouvaient, par voie de conséquence, invoquer tout moyen. C’est ce que confirme la lecture du considérant de principe de l’arrêt de 1998 (considérant 3), puisque le requérant « invoquait sa qualité de conseiller municipal et soutenait que ces décisions avaient été prises en méconnaissance des compétences du conseil municipal ».
Le Conseil d’État, le 2 février 2015, revient sur cette appréciation dans le sixième considérant de l’arrêt en considérant que « les membres de l’organe délibérant d’une collectivité territoriale (…) justifient d’un intérêt leur donnant qualité pour contester (…) les contrats de recrutements d’agents non titulaires ». Il considère ainsi qu’ « eu égard aux intérêts dont ils ont la charge, les membres de l’organe délibérant d’une collectivité (…) peuvent invoquer tout moyen à l’appui d’un recours » (considérant 7). L’intérêt à agir étant présumé, en raison de la qualité, les moyens invoqués ne peuvent plus être limités comme ils l’étaient auparavant « à la méconnaissance des prérogatives du conseil municipal ». Toutefois, le requérant ne peut intenter un recours en invoquant un moyen dont il a la « connaissance acquise » depuis plus de deux mois avant son recours [25].
Si l’édifice jurisprudentiel bâti par le Conseil d’État par la révolution jurisprudentielle du 30 octobre 1998 n’a pas été emporté par la crue du 4 avril 2014, il apparaît néanmoins profondément rénové par l’arrêt Commune d’Aix-en-Provence. Il semble, dès lors, que la jurisprudence Ville de Lisieux ait définitivement sorti la tête de l’eau, à croire, pour reprendre William Shakespeare, que « [tout] nuage n’enfante [finalement] pas une tempête ».
Laure Mena
[1] CE, Assemblée, 4 avril 2014, Département du Tarn-et-Garonne, n°358994.
[2] CE, 24 décembre 1897, Le Buf, n°87703.
[3] René Chapus, Droit administratif général, Tome 1, 2001, 15ème édition, Domat Droit public, Montchrestien.
[4] CE, Assemblée, 26 octobre 2001, Ternon, n° 197018.
[5] Jacques Henri-Stahl, conclusions sur l’arrêt Ville de Lisieux, Section, 30 octobre 1998, RFDA 1999 p. 128.
[6] CE, Assemblée, 8 juin 1973, Dame Peynet, n°80232.
[7] CE, Section des finances, Avis sur le « régime juridique des agents non titulaires de l’État », 30 janvier 1997, n°359964.
[8] Voir : CE, 2 octobre 2002, CCI de Meurthe et Moselle (droit au reclassement) ; CE, 12 juin 1987, Ministre de l’éducation nationale contre Seguin (droit à ce que le préavis de licenciement ne soit pas accompli pendant les congés de maternité) ; CE, Section, 23 avril 1982, Ville de Toulouse contre Aragnou (rémunération au moins égale au SMIC).
[9] CE, Avis, Section, 20 mars 1992, Préfet du Calvados, n°131852, Publié au Recueil Lebon.
[10] CE, Assemblée, 10 juillet 1996, Cayzeele, n°138536.
[11] Philippe Rees, « Tropic II est arrivé. – À propos de l’arrêt Département de Tarn-et-Garonne » (CE, Ass., 4 avr. 2014), Contrats et Marchés publics n° 5, Mai 2014, étude 5.
[12] Bertrand Dacosta, « De Martin à Bonhomme, le nouveau recours des tiers contre le contrat administratif », RFDA 2014 p. 425n° 358994.
[13] Philippe Rees, « Tropic II est arrivé. – À propos de l’arrêt Département de Tarn-et-Garonne » (CE, Ass., 4 avr. 2014, n° 358994), Contrats et Marchés publics n° 5, Mai 2014, étude 5.
[14] Idem.
[15] À consulter sur www.arianeweb.fr.
[16] Voir : CE, 29 mars 1901, Casanova ; CE, 21 décembre 1906, Croix de Seguey Tivoli.
[17] Victor Haïm, « Ville de Lisieux : une révolution dans le contentieux des contrats », La Semaine Juridique, Edition générale, n°10, 10 mars 1999.II. 10045.
[18] Idem.
[19] Bertrand Dacosta, « De Martin à Bonhomme, le nouveau recours des tiers contre le contrat administratif », RFDA 2014 p. 425.
[20] CE, 24 mai 1995, Ville de Meudon, n° 150360.
[21] Rémi Schwartz, Concl. sur CE, 22 mars 1996, n° 151719, Mmes Paris et Roignot, Lebon.
[22] Philippe Rees, « Tropic II est arrivé. – À propos de l’arrêt Département de Tarn-et-Garonne » (CE, Ass., 4 avr. 2014, n° 358994), Contrats et Marchés publics n° 5, Mai 2014, étude 5.
[23] Conseil d’État, 4 avril 2014, Département du Tarn-et-Garonne, n°358994.
[24] Philippe Rees, « Tropic II est arrivé. – À propos de l’arrêt Département de Tarn-et-Garonne » (CE, Ass., 4 avr. 2014, n° 358994), Contrats et Marchés publics n° 5, Mai 2014, étude 5.
[25] Voir théorie de la connaissance acquise : CE, 4 août 1905, Martin ; CE, 25 juin 1976, Monsieur Romeyron.