Nature, objectifs et composantes de la sanction : la nécessité d’un vrai débat
Michel Debroux, avocat spécialisé en droit de la concurrence au sein du cabinet Hogan Lovells et professeur au MBA de l’Université Paris II, a bien voulu répondre à nos questions sur la sanction en droit de la concurrence. Le point sur la situation en dix questions.
Le Petit Juriste : Quels sont les objectifs de la sanction en droit de la concurrence ?
Michel Debroux : « La sanction en droit de la concurrence poursuit deux objectifs essentiels et revendiqués, mais aussi un objectif sous-jacent et inavoué. Les deux objectifs essentiels reconnus sont la punition et la dissuasion. La punition vise le passé, la dissuasion vise l’avenir, afin d’éviter non seulement que l’entreprise condamnée récidive, mais aussi de donner un exemple à tous les autres, puisque la sanction ne frappe que ceux qui sont identifiés. Le but théorique est de dissuader l’opérateur économique rationnel, qui est supposé avoir intégré dans ses calculs la probabilité de se faire prendre et le coût de l’amende encourue, d’adopter un comportement anticoncurrentiel. C’est pourquoi la poursuite de ces objectifs implique une certaine transparence, une publicité dans la sanction. En caricaturant à peine le raisonnement, la sanction « idéale » devrait s’établir en appliquant l’équation suivante : la sanction devrait être égale au surprofit résultant de l’entente, multiplié par l’inverse de la probabilité d’être détecté et sanctionné. Donc, si le surprofit est de 100 et que la probabilité d’être sanctionné est de 10 %, alors la sanction devrait théoriquement être de 1000. Cela ne se passe pas comme ça en droit. Mais selon nombre d’économistes, c’est cette logique qui pourrait être efficace et préserver la société des comportements anticoncurrentiels. »
LPJ : Quid de la réparation du « dommage causé à l’économie » par le comportement anticoncurrentiel ?
M. D. : « Justement, c’est le troisième objectif, un objectif diffus, sous-jacent, non-dit, voire fermement nié : la réparation. Précisons qu’ici nous ne parlons que des « sanctions pécuniaires » : les amendes administratives. Sur ce terrain, jamais une autorité de la concurrence, en tout cas en France ou en Europe, ne reconnaitra que l’amende administrative qu’elle inflige comporte un volet ‘réparation’. Pourtant cette dimension existe, même s’il est vrai que l’on ne peut pas assimiler purement et simplement le « dommage à l’économie » en général, avec la somme des dommages individuels. Par exemple, un acteur économique peut très bien refuser de se lancer dans un marché qu’il sait cartellisé. Juridiquement, il ne sera pas alors considéré comme une victime et son dommage est purement virtuel et quasiment impossible à indemniser, même en invoquant la notion de perte de chance. Pourtant, dans ce cas, du point de vue de l’économiste, il y a un dommage : le manque à gagner (l’économiste parlera de « perte de bien-être du consommateur ») lié au défaut d’innovation résultant d’un cartel. Ici, donc, ce n’est pas l’addition des dommages personnels privés mais la perte en matière de création de richesses sur un marché, qui impacte le bien-être des consommateurs en général. C’est un effet dit ‘dynamique’. Mais même si les deux types de dommages, les dommages privés et le dommage général, ne se confondent pas, ils ne sont pas pour autant étrangers l’un à l’autre, il y a des recoupement ou des chevauchements partiels entre eux : la somme des préjudices individuels représente au moins une partie des pertes causées à l’économie en général.
Or, le dommage à l’économie est l’un des critères de détermination de la sanction. Le droit français le dit clairement (art. L. 464-2 C.com) : la sanction doit « être proportionnée » à la gravité de la pratique, à la situation de l’entreprise ou de l’organisme concerné, à d’éventuelles réitérations mais aussi au dommage infligé à l’économie. A strictement parler, la sanction n’est donc pas définie comme devant « réparer » le dommage à l’économie, mais il n’en demeure pas moins cet élément est bel et bien pris en compte dans la sanction.
Par conséquent, il est difficile de nier que la sanction administrative comporte, même indirectement, une dimension réparatrice. Cela peut poser un vrai problème : l’articulation entre la sanction pécuniaire punitive et dissuasive d’une part et, d’autre part, la réparation du dommage ou des dommages individuels. »
LPJ : Certains auteurs anglo-saxons pensent que, pour les entreprises qui ont un gros chiffre d’affaire, le montant de la sanction importe peu mais que, plus que l’amende elle-même, c’est l’atteinte qu’une condamnation porte à sa réputation qui serait dissuasive… Qu’en pensez-vous ?
M. D. : « C’est assez vrai pour les systèmes juridiques dans lesquels la dimension morale tient un rôle prédominant. C’est un peu provocateur de dire ça mais, dans la culture française, une condamnation pour entente illégale ou un abus de position dominante n’aura pas un effet stigmatisant aussi fort qu’en pays anglo-saxon. Dans la culture anglo-saxonne, les entreprises ont une haute idée de leur responsabilité dans une communauté. C’est parfois un peu hypocrite de leur part mais, d’expérience, on peut dire que l’image préoccupe plus les entreprises américaines et anglaises que celles du ‘monde latin’, dont les français. Certaines grandes entreprises françaises ont été condamnées à plusieurs reprises au titre du droit de la concurrence. Pour autant, à peu près personne dans l’opinion ou les médias ne s’en inquiète. Le grand public retient des affaires comme AZF et l’Erika, parce que dans le premier cas il y a eu des morts et dans le second, une dégradation importante de l’environnement. Mais des condamnations au titre du droit de la concurrence n’ont que rarement un écho public important, en dépit des efforts de publicité déployés par l’Autorité de la concurrence »
LPJ : Nous avons parlé des objectifs de la sanction… mais qu’en est-il de ses composantes ? Vous considérez que le panel des différentes sanctions disponibles n’est pas bien utilisé en Europe. Pourquoi ?
M. D. : « Oui… Il faut d’abord se rappeler les trois principales composantes de la sanction : la composante administrative (les sanctions pécuniaires), la composante privée (l’indemnisation du dommage) et enfin la composante pénale (les peines de prison). Pour être complet, il faut encore parler d’une possible dimension disciplinaire personnelle (licenciement pour faute grave des auteurs de pratiques anticoncurrentielles) et une composante un peu floue liée à l’atteinte à l’image de l’entreprise, dont nous venons de parler : on ne sait pas très bien où classer cette dernières composante et à ce jour, elle présente sans doute encore une importance moindre.
Aujourd’hui, les autorités de la concurrence nationale et européenne ne jouent que sur un seul registre : l’amende administrative dite « sanction pécuniaire ». En droits européen et français de la concurrence, la sanction pécuniaire couvre la quasi-totalité du champ. La sanction pénale est absente de l’arsenal européen et, quand elle existe en droit national, elle n’est que rarement mise en œuvre ; enfin, peu de sanctions professionnelles sont prononcées. Cela pose un problème car la composante administrative tend à phagocyter l’ensemble du champ de la répression. Pour un dirigeant d’entreprise, savoir qu’il va devoir payer quelques dizaines de millions d’euro au Trésor Public français ou à la Commission Européenne est certes une très mauvaise nouvelle, mais l’effet dissuasif individuel, sur les personnes impliquées dans l’entente, reste assez théorique. Cela évolue, bien sûr, et j’ai vu parfois, dans ma carrière, des cas de licenciements pour faute lourde liée à des pratiques anticoncurrentielles, mais cela reste relativement récent. Quant à la sanction pécuniaire, aussi désagréable soit-elle, elle appartient à la catégorie générale des risques contre lesquels l’entreprise va s’assurer ou dont elle cherche à se prémunir en cherchant conseil auprès d’avocats, de consultants. Peu importe finalement qu’il s’agisse d’un risque environnemental, de responsabilité pour produits défectueux ou de droit de la concurrence, c’est dans la même catégorie : de l’argent.
En Europe, la composante pénale, à proprement parler, n’existe réellement qu’en Angleterre et dans quelques autres pays. En théorie, elle existe aussi en France mais n’est que très rarement employée et, dans les faits, pratiquement toujours dans des affaires d’appels d’offre pour les marchés publics. Angleterre exceptée donc, les condamnations pénales en matière de droit de la concurrence restent marginales.
Quant à la réparation des préjudices privés, la composante civile, elle est en croissance. Mais cela reste, encore à ce jour, un phénomène relativement limité.
Puisque la composante administrative occupe aujourd’hui la quasi-totalité du champ de la répression, que se passera-t-il demain si l’on développe les composantes délaissées ? Va-t-il y avoir un phénomène de vases communicants ? Les autorités de la concurrence répondent par la négative. Le Commissaire européen à la concurrence Joachin Almunia, lors d’une conférence organisée à Paris en février par la revue Concurrences, a confirmé qu’il ne saurait y avoir de réduction des amendes en cas d’augmentation des indemnisations privées ou des peines pénales, au motif qu’il ne s’agit, stricto sensu, pas de la même chose. C’est techniquement exact. Pourtant, tout le monde sait que les effets dissuasifs des différentes composantes de la sanction se combinent. Et beaucoup plaident pour la prise en compte, dans la détermination des sanctions, de mesures d’indemnisation des victimes.. »
LPJ : Y a-t-il des autorités de la concurrence qui font un usage plus équilibré des composantes de la sanction en droit de la concurrence ?
M. D. : « Evoquer un usage « équilibré » revient à poser un jugement de valeur, ce que je ne veux pas faire. Pourtant, si l’on considère l’exemple américain, l’on s’aperçoit que certains cartels, parfois sanctionnés simultanément aux Etats Unis et par la Commission Européenne, se voient imposer des amendes administratives nettement plus modérées outre Atlantique. Les américains sanctionnent pourtant à hauteur de plusieurs millions de dollars, mais on reste très loin des montants très importants prononcés par les autorités européennes. Pourquoi ?
Parce que le mécanisme est différent. Il y a d’abord beaucoup plus de sanctions pénales aux Etats-Unis. En 2007, le DoJ a ainsi infligé plus de 37000 jours cumulés de prison pour des affaires de cartel. En 2010, ce chiffre a atteint plus de 26000 jours, c’est à dire plus de 71 ans cumulés. Ce n’est pas rien, et il n’est pas rare que des Européens soient poursuivis et emprisonnés. Ensuite, les actions civiles sont bien plus nombreuses et dissuasives, notamment grâce à l’action de groupe (class action) et à la possibilité qu’ont les tribunaux américains de condamner l’entreprise fautive à payer jusqu’à trois fois le préjudice causé à des parties privées (treble dammages). Enfin, le coût des procédures de règlement alternatifs des litiges (out of court settlements), souvent préférées à une action devant les tribunaux, est très élevé et participe ainsi de l’effet dissuasif. Par exemple, dans l’affaire vitamines, le montant payé par La Roche au titre des transactions représentait, de mémoire, cinq ou six fois le montant de l’amende infligée par le Department of Justice (DOJ), pourtant considérable.
On peut aussi remarquer qu’aux Etats Unis, le montant de la sanction peut être négocié entre les autorités et les entreprises très tôt dans la procédure. Ce n’est pas le cas en France et c’est une des critiques de la doctrine, mentionnée dans le rapport Folz-Schaub-Raysseguier (septembre 2010) notamment.
Mais même s’il est objectivement vrai qu’aux Etats-Unis, la palette des sanctions effectivement utilisées est plus large, il n’est pas certain que l’on puisse parler d’un meilleur équilibre. Les class actions en particulier, portent en elles des risques de graves dérives. Il s’agit donc d’un vrai débat de fond : il faut considérer les objectifs de la sanction en même temps que l’articulation de l’ensemble de ses composantes. Or, aujourd’hui, on a le sentiment que le débat se focalise exclusivement sur le montant des sanctions pécuniaires. »
LPJ : L’Autorité française de la concurrence vient justement de publier un projet de communiqué sur sa politique de sanction, qu’en pensez vous ?
M. D. : « Ce projet est bienvenu, même si l’on peut en discuter tel ou tel aspect. A vrai dire, le projet n’est pas révolutionnaire, et il s’inscrit dans une logique européenne bien connue. On peut discuter de plusieurs points techniques tels que l’imputabilité, la fourchette de pourcentage retenu pour fixer le montant de base, etc. Mais dans la philosophie même du projet, dans ses grandes lignes, on n’est pas très loin de ce qu’on pratique aujourd’hui. Le véritable débat se situe plutôt dans l’articulation entre les trois objectifs (punir, réparer, dissuader) et le choix des moyens (pénal, administratif, civil). Encore une fois, en France, la dimension pénale est aujourd’hui absente. Et cela ne changera pas tant que ne sera pas instauré un mécanisme de clémence pénale. La participation « personnelle et déterminante » à une entente ou à un abus de position dominante est réprimée d’un maximum de quatre ans d’emprisonnement et 75 000 euro d’amende (art. 420-6 C.com). Les mécanismes dits de « clémence » (le nom politiquement correct pour parler d’auto-dénonciation) permettent d’obtenir des réductions importantes de sanctions pécuniaires, mais aucun mécanisme similaire ne s’applique à la répression pénale des pratiques anticoncurrentielles. Par conséquent, peut-on raisonnablement imaginer qu’un manager dénonce un comportement anticoncurrentiel, obtenant ainsi la réduction voire l’exemption de l’amende pour son entreprise, tout en encourant une sanction pénale à titre personnel ? Non. L’Autorité de la concurrence en est parfaitement consciente puisqu’elle ne transmet pratiquement jamais aucun dossier au parquet près la Cour d’appel de Paris, comme l’y autorise pourtant le code de commerce. Dans les textes, il y a donc un droit pénal de la concurrence en France mais il ne connaît pas de politique d’application. On peut noter au passage que dans les faits, le parquet ne risque pas de se saisir d’office, étant donnés les moyens dont il dispose. La répression pénale des pratiques anticoncurrentielles ne fait pas partie de la culture du parquet (c’est sans doute heureux, tant la matière est complexe, technique et empreinte de théorie économique) et par ailleurs, il a bien assez à faire avec la répression de la grande délinquance économique (abus de bien sociaux, faux bilans,…). Les rares poursuites pénales engagées en droit de la concurrence le sont d’ailleurs à l’occasion de ces grandes affaires, de manière incidente. Le rapport Coulon (février 2008) proposait en substance de lier le juge pénal à une décision de clémence de l’Autorité de la concurrence. Proposition difficile à accepter pour un juge, qui n’a jamais été mise en œuvre.
Personnellement, je suis très réservé sur le traitement pénal des infractions au droit de la concurrence. En effet, le droit de la concurrence est fortement imprégné de théories économiques, parfois fluctuantes. Il existe d’ailleurs un assez large consensus pour réserver la sanction pénale, à supposer qu’elle s’applique, aux cas réellement les plus graves et les moins discutables, à savoir les cartels secrets comportant des accords sur les prix ou sur des répartitions de clients ou de marchés. Mais même dans ce cas, il me semble que des sanctions disciplinaires seraient plus appropriées.
Quant à la composante ‘indemnisation privée’ ou réparation, encore une fois, elle existe mais reste encore assez rare. Ce sujet est intimement lié à l’épineuse question de l’action de groupe. Les cas de réparation connus concernent en majorité des entreprises lésées car elles seules subissent des préjudices suffisamment importants et ont les moyens d’engager une action en justice. Même entre entreprises, les actions en réparation sont rares parce qu’il n’est pas banal pour une société d’attaquer son fournisseur, par exemple. L’écrasante majorité de ces cas se règle donc en-dehors des tribunaux par la transaction. La composante indemnisation privée reste donc aujourd’hui limitée au « B to B », le consommateur n’est pas concerné. »
LPJ : La possibilité pour des associations de consommateurs reconnues d’utilité publique d’engager des « actions en représentation collective » est pourtant prévue, ça ne fonctionne pas ?
M. D. : « Non. La récente affaire dans la téléphonie mobile le démontre une fois de plus. Le « serpent de mer » que constitue le sujet d’une action de groupe à la française est apparu de manière récurrente dans le passé. Jacques Chirac, alors Président, l’avait remis au goût du jour, à la surprise générale, dans son discours de vœux à la nation, début 2005. Cela n’a rien donné après coup. Cela dit, en dépit de tous les risques de dérive d’un tel mécanisme, j’imagine difficilement qu’à moyen terme, en droit français, ne soit pas instauré, sous une forme ou une autre un mécanisme de réparation de groupe. Travaillant dans un cabinet à forte composante américaine et principalement pour des entreprises, je connais bien les risques et les coûts liés à une class action à l’américaine. Pourtant, même si de nombreuses actions de groupes sont une véritable plaie pour les entreprises américaines et s’apparentent souvent à du chantage pur et simple, l’absence totale de réparation des petits préjudices individuels n’est pas non une situation tenable. Une telle absence soulève de réelles questions, et l’on peut penser qu’un jour, une catastrophe industrielle ou un problème de produits défectueux adviendra et une forme d’action de groupe, sans doute assez strictement encadrée, finira par s’imposer. »
LPJ : Puisque les composantes pénale et civile sont défectueuses, la Commission européenne impose de très lourdes amendes. Peut-on dire que les montants concernés sont parfois « délirants » ?
M. D. : « Non. Parfois très élevés, bien sûr, mais pas ‘délirants’. Pour certains économistes, ils ne sont même pas encore assez élevés pour être dissuasifs. C’est l’argument de l’équation « surprofit multiplié par l’inverse de la probabilité de se faire prendre », dont je parlais en début d’entretien. Ce n’est bien sûr pas l’avis des entreprises. Et celles-ci, au-delà des protestations liées au seul montant en valeur absolue, avancent un bon argument : qu’est-ce qui légitime l’infliction d’amendes beaucoup plus élevées en droit de la concurrence qu’en cas de violation d’autres normes ? Si l’on compare les sanctions financières infligées en droit de la concurrence avec celles prononcées en droits social, boursier ou environnemental, on parvient à une conclusion provocatrice : pour une entreprise il « vaut mieux » commettre un délit d’initiés ou être responsable d’un désastre écologique majeur, plutôt qu’être sanctionnée pour un comportement anticoncurrentiel grave, ça fini par coûter moins cher. En tant que citoyen, cette situation interpelle. On peut alors se demander si les amendes infligées au titre des législations boursière ou environnementale sont assez élevées. Peut-être pas, mais je ne me prononcerai pas sur cette question qui ne relève pas de mon domaine de compétence. Mais on se demande aussi pourquoi le droit de la concurrence a, ces dernières années et de façon quasi autonome, acquis un statut pratiquement hors norme. Il n’existe pas d’autres domaines de la régulation économique où les sanctions sont aussi lourdes. Et il faut ajouter que ces sanctions « contaminent » l’ensemble du groupe et pas seulement telle ou telle filiale qui est directement concernée par les pratiques anti-concurrentielles, en raison d’une théorie imputant systématiquement les pratiques de la filiale à sa société mère et, partant, à l’ensemble du groupe. La Commission européenne a en effet développé depuis 2003 une pratique très critiquable d’imputation systématique des pratiques de la filiale à la société mère, par le biais d’une présomption de facto irréfragable, quoi qu’en dise –avec une solide dose de mauvaise foi- la Commission. Y a-t-il une légitimité particulière du droit de la concurrence pour infliger des amendes si élevées, dont les conséquences s’appliquent à l’ensemble du groupe ? Après tout, l’intérêt qu’a un citoyen à ne pas voir un pétrolier s’échouer devant sa plage est au moins aussi important que celui qu’il a à ne pas se faire truander sur sa facture de téléphone. C’est un vrai débat, presque un débat de société, qui passe inaperçu parce que la France n’a pas de tradition économique libérale. »
LPJ : A ce jour, l’Autorité française de la concurrence n’expose pas, dans le motif de ses décisions, le détail de la méthode de calcul qui mène au montant de la sanction. D’ailleurs, il n’existe pas de ‘guidelines’ à la française sur ce point, du moins jusqu’à l’adoption du projet de communiqué de procédure récemment proposé. La Cour d’appel de Paris, le 19 janvier 2010, a réduit le montant de l’amende infligée dans l’affaire du ‘négoce de l’acier’ en suivant une méthode de calcul différente de celle adoptée par la l’Autorité. Y a-t-il ici un problème de sécurité juridique ?
M. D. : « C’est une question délicate, et l’on aurait tort de se focaliser sur la seule question du montant des sanctions pécuniaires. Sur l’arrêt ‘négoce de l’acier’, très discuté, je vous renvoie d’ailleurs à l’article que j’ai écrit sur le sujet dans la revue Concurrences n° 2/2010. J’y expliquais qu’à mon avis, la Cour d’appel avait fait une erreur de droit dans l’appréciation de la notion de « plafond » dans la sanction pécuniaire. A mon sens, cette jurisprudence, sur ce point précis, devrait d’ailleurs rester isolée. La Cour avait retenu le montant maximum de la sanction comme un point de départ, pour ensuite la diminuer en fonction des circonstances). Cette approche peut se comprendre en faisant une analogie avec le calcul de la sanction pénale. Mais s’il y avait eu un pourvoi, je suppose que la Cour de cassation aurait cassé l’arrêt d’appel sur ce point, car le texte de l’article L.464-2 du Code de commerce me parait assez clair à cet égard. D’ailleurs, la Grande chambre de la Cour de Justice de l’Union Européenne, dans contexte identique, a déjà interprété le plafond pour ce qu’il est : un ‘rabot’ final, et non un point de départ.
Cependant, la Cour d’appel, en dépit de certains arguments dont la pertinence était difficile à saisir, avait au moins eu le vrai mérite de poser la question de savoir s’il fallait interpréter la question de la sanction en droit de la concurrence indépendamment de ce qu’elle est d’en d’autres branches du droit, notamment pénale. En filigrane, c’est la question fondamentale de l’autonomie de la sanction en droit de la concurrence qui est posée.
Tout cela montre le besoin d’une plus grande transparence dans les décisions de l’autorité de la concurrence : certains montants de sanction sont difficilement compréhensibles. Dans des situations en apparence très proches, pourquoi telle entreprise se voit imposer telle sanction, en valeur relative, et pas une autre ? Depuis quelques années, il faut reconnaître que l’Autorité a commencé à faire des efforts en ce sens. On commence à deviner les montants qui seront prononcés. Cela mène à une autre question : l’efficacité du droit de la concurrence a-t-elle quelque chose à gagner à ce que les montants soient clairement prévisibles ? Pour l’économiste, ce n’est pas sûr. Cela permettrait aux entreprises, disent certains, de mieux prévoir les risques et de provisionner en conséquence.
En tant que praticien, cet argument de calcul totalement rationnel me laisse plutôt sceptique. Dans l’immense majorité des dossiers que j’ai traités, une entente est mise en œuvre par un chef de produit, un commercial isolé ou une équipe régionale qui veut ‘faire du chiffre’ à court terme, parce que son bonus en dépend. Il est rare qu’une entente se décide au plus haut niveau, en fonction d’une stratégie d’ensemble délibérée et d’un calcul fin des risques. Cela peut certes arriver, on l’a vu notamment dans l’affaire ‘téléphonie mobile’, où des documents ont été retrouvés en possession de responsables importants, mais c’est peu fréquent. L’effet contreproductif d’une totale prévisibilité ne me convainc donc pas totalement. Mais peut-être s’agit-il d’un problématique de l’œuf et de la poule, et peut-être est-ce précisément parce qu’à ce jour, les sanctions restent difficilement prévisibles, que l’on rencontre peu d’ententes délibérément mises en œuvre sur la base de calculs probabilistes … ? ».
LPJ : Nous avons parlé de la notion de « risques » pour un dirigeant d’entreprise. En somme, la sanction en droit de la concurrence est devenue le risque numéro un ?
M. D. : « En tous cas elle est progressivement devenue l’un des risques financiers majeurs. Encore une fois, on peut s’interroger sur la légitimité d’une telle prééminence. Je ne veux pas y répondre ici, c’est un sujet trop complexe. Personne ne conteste, toutefois, la légitimité d’une sanction, même lourde, lorsqu’un cartel ‘pur et dur’ est découvert : il est normal que les participants soient lourdement sanctionnés quand ils se sont entendus sur les prix, ont convenu de la distribution des parts de marché… Mais les problèmes apparaissent quand une amende sanctionne des situations peu claires, comme certains échanges d’information peut-être un peu « borderline » mais dont les effets anticoncurrentiels ne sont pas prouvés, voire même des ententes claires et nettes, mais qui n’ont peu ou pas été suivies d’effet. »
LPJ : Ce qu’il faut retenir ?
Propos recueillis par :