La sacralisation de la liberté d’expression : rapport entre liberté, histoire et mémoire

Cass. Civ. 1e, 16 octobre 2013

A la fin des années 1970, ont été révélés les premiers témoignages de rescapés, évadés, révoltés du régime nazi. Souvent des récits parcellaires, en vrac : il fallait en dire le plus, peu importe l’ordre des évènements, afin que plus jamais cela ne se reproduise pour les générations futures.

Cependant, à la même période, des intellectuels marginaux ont entrepris de contester la réalité de la Shoah. Ainsi, la loi Gayssot du 13 juillet 1990 ajoute un article 24 bis à la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse pour poursuivre ceux qui contestent les crimes contre l’humanité. Ces mêmes historiens souhaitent profondément son abrogation car ils estiment que l’Etat ne doit pas être garant d’une vérité historique.

Sur la même problématique, la Cour Européenne des droits de l’homme, dans un arrêt dit « Garaudy » du 24 juin 2003, constate que Monsieur Garaudy, dans un ouvrage, dont l’intitulé évocateur ne présage rien de bon (« Les mythes fondateurs de la politique israélienne ») remet en cause systématiquement la Shoah sous prétexte du débat d’idées. Or, cette négation a été considérée par la Cour Européenne des droits de l’homme, et avec justesse, comme la forme la plus aigue de la haine raciale.

Enfin, pour boucler cette épopée judiciaire sur le débat public et la vérité historique, la Cour de cassation a été saisie d’une question prioritaire de constitutionnalité pour savoir si la loi Gayssot était inconstitutionnelle dans son fondement. Le 7 mai 2010, la Haute Cour refuse de transmettre cette question au Conseil constitutionnel, sous les huées d’une partie de la doctrine.

Ainsi, l’arrêt qui sera commenté ici, de la première chambre civile de la Cour de cassation du 16 octobre 2013, s’inscrit dans la continuité de cette jurisprudence. Cet arrêt traite du débat, presque séculaire, relatif à la prise de position sur des faits historiques et à la limite de ces opinions face à l’abus ou le négationnisme.

Cette problématique est à la frontière entre les notions de polémique et diffamation, débat d’idées et injures. Cette limite a souvent été franchie, longtemps frôlée, et reste une question récurrente de notre droit. La Cour de cassation tente d’en délimiter les contours en l’espèce.

I/ La liberté d’expression consacrée : admission du doute sur un fait historique

En l’espèce, il s’agit d’un survivant du tristement célèbre massacre d’Oradour-sur-Glane qui a relaté certains évènements, dont il a été témoin, dans un ouvrage intitulé  « Oradour-sur-Glane – Le drame heure par heure ». Il a tenu certains propos qui ont, semblent-t-ils choqués une partie de la population Alsacienne, ainsi, a fortiori, que la Cour d’appel. Il affirmait dans cet ouvrage : « Je porterais à croire que ces enrôlés de force [Alsaciens ayant participé au massacre] fussent tout simplement des volontaires ».

L’éditeur dudit ouvrage, la société Les chemins de la mémoire, est également attrait à la procédure.

La cour d’appel de Colmar avait conclu, dans un arrêt du 14 septembre 2012, à un dépassement des limites de la liberté d’expression.

Selon les juges du fond, les propos de ce rescapé ne pouvaient pas « être assimilés à un témoignage » car tendaient « davantage à poursuivre une polémique née après la guerre et opposant pendant des décennies le Limousin à l’Alsace ».

Pourtant, la première chambre civile casse cet arrêt sur le fondement de l’article 10 de la CEDH (Conv. EDH). Elle juge que les propos tenus dans l’ouvrage litigieux, mettant en doute le caractère forcé de l’incorporation dans les unités allemandes des Waffen-SS des Alsaciens ayant pris part au massacre d’Oradour-sur-Glane, ne dépassaient pas les limites de la liberté d’expression.

Elle se prononce en faveur de la liberté d’expression en estimant que même si ces propos « ont pu heurter, choquer ou inquiéter » les associations des évadés et incorporés de force du Bas-Rhin et du Haut-Rhin, ils « ne faisaient qu’exprimer un doute sur une question historique objet de polémique ».

II/ Une jurisprudence constante en matière de polémique et débat d’idées

Ainsi, les juges du droit, en première partie de l’attendu de l’arrêt d’espèce, reprennent clairement les termes de l’arrêt dit « Handyside »[1] selon lequel la liberté d’expression « vaut non seulement pour les informations ou idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’Etat ou une fraction quelconque de la population. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture, sans lesquels il n’est pas de société démocratique ».

La liberté d’expression passe par le pluralisme des opinions, des idées, même si elles diffèrent parfois de l’opinion commune. En l’espèce, l’auteur de l’ouvrage exprime une opinion qui a heurté profondément les consciences de la population Alsacienne, mais qui reste malgré tout, une expression libre et autorisée.

Par ailleurs, la Cour de cassation instaure ici la notion de « doute sur une question historique ». Elle s’appuie par là même sur la jurisprudence constante de la Cour Européenne des droits de l’homme qui place au premier rang de ses décisions, la notion de débat public.

La Cour de cassation juge donc implicitement que les propos tenus par l’auteur de l’ouvrage litigieux relèvent du débat d’idées, d’un doute qu’il émet sur l’histoire. La liberté de critiquer est donc devenue, au fil de la jurisprudence, un élément principal de la liberté d’expression, sous l’influence des juges européens.

Cette idée est née pour la première fois dans un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme dit « Jerusalem », dans lequel une conseillère municipale s’est vue accorder le droit de considérer une association comme étant une secte, au nom du débat public.  Il ne s’agissait pas de diffamation.

En conclusion, en l’espèce, le fait que l’auteur de l’ouvrage porte un jugement critique sur les actions de certaines personnes lors du massacre d’Oradour-sur-glane, relève du débat public et, a fortiori, de la liberté d’expression.

La seule limite à ce débat public avait été posé dans deux affaires Paturel et Giniewsky[2], au travers desquelles la polémique a été admise tout en évitant « les expressions gratuitement offensantes ».

Liora Mizrahi-Chalom

 

 

 


[1] CEDH, 7 décembre 1976, Handyside c. Royaume-Uni

[2] CEDH, 22 décembre 2005,  Paturel c. France, et CEDH, 31 janvier 2006, Giniewsky c. France

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