Malgré l’accident nucléaire de Fukushima du 11 mars 2011, la France, contrairement à ses voisins européens et, notamment l’Allemagne, n’a pas pris de mesures concrètes remettant en cause son recours à l’énergie nucléaire. En effet, il s’agit encore d’une de ses principales sources d’énergie (73,3% de la production d’électricité en 2013 (1)). Aujourd’hui, notre pays devient ainsi le deuxième plus grand producteur au monde d’énergie nucléaire derrière les Etats-Unis. Cependant, en 2017, vingt quatre réacteurs nucléaires auront dépassé la durée de fonctionnement recommandée par l’IRSN(2). Le nucléaire n’étant pas dénué de risques, un régime spécifique de responsabilité civile du fait des dommages nucléaires a été progressivement mis en place. Il convient de distinguer les dommages dus aux accidents nucléaires de ceux liés à l’activité nucléaire sans accident. Les premiers sont soumis à une législation riche en perpétuelle construction ces dernières décennies, notamment grâce au droit international. Pour les seconds, la protection des victimes est actuellement moins bien garantie. Le droit interne est cependant susceptible d’évoluer en droit prospectif, au regard des avancées récentes dans le domaine de la responsabilité environnementale.
I) L’élargissement d’une responsabilité civile du fait des accidents nucléaires en droit international
La réparation des dommages dus aux accidents nucléaires est maintenant prévue depuis des décennies puisqu’elle est régie par la Convention de Paris du 29 juillet 1960(3), qui instaure un régime spécial de responsabilité du fait des accidents nucléaires. Il s’agit d’une responsabilité objective qui peut être engagée sans faute de l’exploitant de l’industrie nucléaire et qui tient compte à la fois des dommages causés aux personnes et aux biens (article 3 de la convention).
La notion de victimes est également large puisqu’elle prend en compte non seulement celles du pays où s’est produit l’accident, mais aussi des pays voisins.
Cependant, bien que la convention de Paris, comme les textes d’application qui ont suivi, semblent faire peser une responsabilité lourde sur l’exploitant de l’industrie nucléaire, il s’agissait de textes de compromis entre l’indemnisation des victimes, et la protection de l’exploitant. En effet, ces textes fixent une responsabilité objective canalisée, en limitant celle-ci à un seuil d’indemnisation visant à limiter la responsabilité de l’exploitant en cas d’accident. En France, ce montant a été fixé par la loi du 30 octobre 1968 à l’équivalent de 91,5 millions d’euros (actuellement, ce montant est encore valable mais devrait passer à 700 millions d’euros après entrée en vigueur du protocole de 2004).
Le droit international avait mis en place une solution complémentaire à travers la convention de Bruxelles du 31 janvier 1963, qui prévoit un système de fonds d’indemnisation dus aux accidents nucléaires. Sont alors mises en jeu la responsabilité de l’Etat où s’est produit l’accident ainsi que celle de l’ensemble des Etats parties à la convention pour permettre une meilleure indemnisation des victimes.
La convention de Vienne du 21 mai 1963, entrée en vigueur en 1977 dispose que la somme de l’indemnisation apportée par l’exploitant, ajoutée à celle de l’Etat constitue un total de 300 millions d’euros environ.
Un tel système est resté insuffisant comme l’a démontré l’accident de Tchernobyl en 1991.En effet, ce plafond de 300 millions d’euros est dérisoire au regard de l’ampleur des dommages générés.
Le droit international est alors allé encore plus loin en faisant peser le risque sur l’ensemble des exploitants d’une installation nucléaire, même s’ils n’ont pas causé l’accident, et ce, indépendamment de leur nationalité. C’est l’objectif du protocole commun du 21 septembre 1988. La France a signé ce protocole le 21 juin 1989 mais ne l’a ratifié que beaucoup plus tard par décret du 22 août 2014 (4).
A l’heure actuelle, les limites fixées restent irréalistes au regard de l’ampleur des dommages causés par les accidents nucléaires. Selon l’ONG Greenpeace, le coût nécessaire pour réparer un accident nucléaire d’ampleur importante serait de 120 milliards d’euros (5).
Au-delà de ces conventions internationales, la loi française se soucie spécifiquement de ces dommages dus au risque nucléaire.
Le droit mis en place est appelé RCN (responsabilité civile nucléaire). Il comprend les textes internationaux évoqués ci-dessus mais également des dispositions spécifiques. Ainsi, la loi du 30 octobre 1968 (6) met en place les mesures d’application des conventions et fixe les plafonds limitant la responsabilité de l’exploitant en vertu de la convention de Paris.
Bien qu’aucun accident nucléaire majeur ne se soit jamais produit sur le territoire français, des risques sérieux existent, comme l’a démontré l’incident de la centrale de Saint-Laurent-des-Eaux en 1980. De plus, la législation quant à la prévention des risques nucléaires est bien en place, comme l’illustre la loi du 28 juin 2006 (7) fixant les modalités de traitement des déchets nucléaires. Nonobstant ces points positifs, des incidents nucléaires de faible gravité existent bien, notamment pour les employés de l’industrie nucléaire et, actuellement, un vide juridique empêche l’indemnisation des préjudices résultant des faibles expositions au nucléaire.
II) L’existence limitée d’une responsabilité civile du fait des dommages nucléaires hors accident
Ce souci, relatif à la spécificité française dans le domaine du nucléaire, est illustré par le rapport Taubira enregistré à la présidence de l’Assemblée nationale le 19 novembre 2008 (8).
Force est de constater que la législation du second plus gros producteur d’énergie nucléaire au monde est relativement pauvre vis-à-vis de la responsabilité du fait du nucléaire hors accident. Celle-ci résulte de l’exposition à des rayonnements radioactifs générés par l’industrie nucléaire, même hors accident. Ce problème touche les employés de l’industrie nucléaire, mais également les personnes habitant à proximité de ces industries et des lieux proches des cibles d’essais nucléaires.Or, il est scientifiquement démontré qu’une exposition, même faible à un rayonnement radioactif résultant d’une activité nucléaire, augmente la probabilité de déclenchement de maladies graves comme le cancer de la thyroïde.
En ce qui concerne les campagnes prohibées d’essais nucléaires, les tribunaux des affaires de sécurité sociale ont pu invoquer une responsabilité pour faute. C’est également cette responsabilité pour faute qui permet l’indemnisation des ayants droits d’un salarié suite à un décès d’un cancer après une exposition aux rayonnements ionisants de manière prolongée dans le cadre de son travail. Quid alors de cette responsabilité en l’absence de faute?
La proposition de loi de Madame Taubira en 2008 présentait alors une présomption de causalité pour certaines maladies visant les victimes ayant habité dans une zone exposée à un accident nucléaire ou des essais nucléaires. La réparation serait alors intégrale. Cela est très favorable aux victimes des radiations nucléaires.
Il n’en demeure pas moins un risque excessivement sérieux d’insécurité juridique pour l’industrie nucléaire. En effet, une réparation intégrale pour un préjudice incertain semble très lourde à supporter et la majorité parlementaire de l’époque a qualifié la proposition de « curieuse et dangereuse » selon les mots de Bernard Debré, davantage favorable à un régime laissant plus de place aux scientifiques pour établir l’importance du dommage.
A l’heure actuelle, la France reste largement dépendante de l’énergie nucléaire, le régime juridique demeure cependant limité en droit interne au niveau de la responsabilité civile du fait de l’exposition au nucléaire. Seuls les cas les plus graves prévus par le droit international sont indemnisés, et uniquement dans l’hypothèse, où ces accidents se sont produits sur le sol français. Cette dernière hypothèse ne s’est jamais présentée. Ce régime d’indemnisation a entraîné le déboutement des victimes de l’accident de Tchernobyl pour les fautes d’information des dirigeants de l’époque. En effet, les victimes touchées par les radiations dues à cet accident n’ont pas pu être indemnisées dans la mesure où la faute a été commise hors du sol français par des exploitants étrangers.
Ces difficultés relatives à l’indemnisation des victimes sont de plus en plus remises en cause. Cela s’inscrit dans un contexte global qui pourrait entraîner des évolutions de notre droit de la responsabilité en cas de reconnaissance du préjudice écologique, ce dernier permettant aux individus de se prévaloir des dommages affectant l’environnement.
III) Le développement potentiel d’une responsabilité environnementale du fait du nucléaire
La responsabilité résultant de l’activité nucléaire pourrait être concernée par les évolutions récentes dans le domaine plus large de la responsabilité environnementale.
L’actuelle garde des sceaux, Christiane Taubira, a annoncé le dépôt d’un projet de loi au cours du premier semestre 2015 afin de consacrer le préjudice écologique en droit interne. Cette consécration a déjà été effectuée par la jurisprudence de la Cour de Cassation. Il s’agit de l’arrêt de la chambre criminelle du 25 septembre 2012.Celui-ci a été rendu dans le contexte de l’affaire Erika afin de réparer le préjudice résultant du naufrage d’un navire pétrolier(9).
Dans ce contexte d’élaboration d’un projet de loi, la faiblesse de notre droit pour répondre aux préjudices d’ordre environnemental a été soulignée par le professeur Laurent Neyret le 7 avril 2015, en commission à l’Assemblée nationale (10). En effet, la construction de la responsabilité environnementale s’est essentiellement faite sur le fondement de l’article 1382 du code civil à partir des préjudices causés à autrui. Cela ne permettait pas l’existence d’une responsabilité pour l’atteinte à l’environnement. L’arrêt du 25 septembre 2012 vient mettre un terme à cela mais demeure très complexe. Cette complexité est due aux victimes nombreuses d’un tel préjudice.
Cela soulève des problématiques essentielles au regard du projet de loi. Qui peut se prévaloir d’un préjudice lié à une atteinte à l’environnement? Comment monnayer une telle atteinte?
Ces questions doivent particulièrement être soulevées s’agissant du dommage nucléaire. Le seul fait d’avoir vécu près d’une industrie nucléaire ou, a fortiori, d’avoir travaillé dans ce domaine crée un risque. Les incidents existent et sont nombreux. L’autorité de sûreté nucléaire (ASN) en a dénombré 140 en 2014 (11), bien que ces derniers soient de faible ampleur. Il n’en résulte pas moins que toute personne exposée à ces incidents court un risque pour sa santé qu’il est difficile d’évaluer. Le risque est similaire en matière environnementale. Il semble opportun de s’interroger sur le rôle éventuel du préjudice écologique pour réparer les dommages résultant de ces incidents.
A l’heure actuelle, il est impossible d’établir des certitudes, le risque nucléaire n’étant pas mentionné dans les débats parlementaires sur le projet de loi Taubira. Le contexte n’en demeure pas moins favorable à une prise de conscience vis-à-vis de ce risque environnemental en général, nucléaire, en particulier, et la doctrine comme la jurisprudence pourraient y être sensibles.
Antoine JARLOT
(1) Rapport d’EDF de 2013
(2) Avis IRSN du 5 mai 2010
(3) Conventions internationales de Paris, Bruxelles et Vienne sur les accidents nucléaires et protocoles additionnels
(4) Décret n°2014-975 du 22 août 2014 portant publication du protocole commun relatif à l’application de la convention de Vienne et de la convention de Paris
(5) Rapport de Greenpeace international février 2013
(6) Loi n° 68-943 du 30 octobre 1968 relative à la responsabilité civile dans le domaine de l’énergie nucléaire
(7) Loi n° 2006-739 du 28 juin 2006 de programme relative à la gestion durable des matières et déchets radioactifs
(8) Rapport de mme Christiane Taubira relatif à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais ou accidents nucléaires enregistré à la présidence de l’assemblée nationale le 19 novembre 2008
(9) Cour de cassation, chambre criminelle 25 septembre 2012
(10) Compte rendu de la commission du développement durable et de l’aménagement du territoire du mardi 7 avril 2015 (séance de 17h)
(11) Rapport de l’ASN sur la sûreté nucléaire et la radioprotection en France en 2014